Illmatic de Nas est-il un album parfait ?

Sorti le 19 avril 1994, l’album Illmatic est l’un des albums les plus mythiques de l’histoire du hip-hop. La qualité de ses lyrics, la précision et la puissance de son storytelling, la finesse des productions, tout dans cet album a déjà été salué. La notion de perfection en musique est extrêmement difficile à cerner tant des paramètres subjectifs vont venir se contredire. Toutefois, lorsqu’on évoque ce qui s’en rapproche le plus en hip-hop, Illmatic est une évidence.

Le contexte du projet 

Un album se juge toujours dans son contexte. Pour Illmatic, plus qu’un contexte, c’est un réel vecteur de puissance. L’album peut être présenté comme le récit d’un jeune afro-américain du Queens, qui devient homme et s’endurcit de par son vécu, ce qu’il dévoile au fur à mesure du projet. Illmatic est si mature qu’il est incroyable de réaliser que Nas a seulement 20 ans lorsqu’il le dévoile. Et donc encore moins lorsqu’il l’écrit et l’enregistre.

 

Le contexte social et familial de la vie de Nas à l’époque est ce qui rend ce projet si cru et véritable. La vie ne l’avait pas épargné jusque là : ses parents ont divorcés en 1985, il a vécu les 12 années précédents son album dans une banlieue avec Ronald Reagan et George Bush Sr pour Président. Et ce, seulement 20 ans après les mouvements afro-américain des droits civiques, dans un contexte où le sentiment de rejet était plus que légitime. Cet ensemble particulièrement difficile donne au projet encore plus d’impact. Nas transmet une énergie et une crédibilité à son récit comme peu l’avaient fait avant lui.

« Les sujets que j’aborde sont des sujets qui étaient d’actualité avant la sortie d’Illmatic; la rue, les statuts socio-économiques, la lutte des peuples… J’ai juste rendu cela terriblement concret. »

Une référence qualitative

Avec 9 morceaux, Illmatic peut surprendre par sa durée : seulement 40 minutes, loin des standards classiques pour un album. Pourtant, cette impression d’album éphémère devient une force à l’écoute. Illmatic ne marque aucun temps mort, dès l’instant où The Genesis (le dialogue qui sert d’introduction) se termine, le projet démarre sur un rythme et un contenu d’une qualité qui ne faiblit pas. Ce qui est aujourd’hui le défaut de nombreux projets. Surtout, Nas n’avait pas besoin de plus de temps. En 40 minutes l’ensemble de son message est passé, tout son talent est démontré, chaque track offre quelque chose d’unique à l’album. En cela c’est une énorme victoire pour son créateur.

«Quand on parle d’Illmatic, on parle de quelque chose qui résonne dans les âmes, dans les tripes, même pour quelqu’un qui n’a pas grandi avec le hip-hop. Quand je l’ai entendu pour la première fois, ça m’a terrassé. Je n’avais rien entendu d’aussi doué lyriquement, d’aussi brut.» One9

On se doit aussi de noter que Nas réalise l’énorme majorité des couplets de l’album, fait là aussi rare à une époque où les collaborations étaient déjà fortement présentes. De ce fait, l’album garde toujours la vision de Nas et maintien une ligne directrice dans son récit. Certains morceaux sont devenus iconiques :

– NY State of Mind est devenu au fil du temps l’hymne non-officiel de New York. Ce morceau est le récit de la vie d’un homme qui prend part aux guerres de gangs, aux fusillades avec la police, on y découvre ses émotions difficile à contrôler et ses ambitions de pouvoir et domination. C’est un morceau très cru, tellement puissant qu’il en devient autobiographique, sans doute l’apogée du storytelling dans un morceau egotrip et le récit parfait du microcosme fou dans lequel Nas vivait au début des années 90.

Life is parallel to Hell but I must maintain // La vie est identique à l’enfer mais je dois m’en préserver

I never sleep, cause sleep is the cousin of death // Je ne dors jamais, car le sommeil est le cousin de la mort

– “The World Is Yours” est le morceau dans lequel Nas est le plus faussement optimiste. Cette référence à la citation iconique de Scarface peut sembler pleine d’ambition et d’espoir, mais Nas en revient vite à son lien avec la rue, la société, la musique etp ses proches décédés. C’est d’ailleurs le morceau où il prend parti contre les différents présidents qu’il a connu.

I’m out for presidents to represent me” / “J’en ai fini de laisser les présidents me représenter”

“Dwelling in the Rotten Apple, you get tackled” / “En vivant dans la pomme pourrie (New-York), tu te fais attraper”

“Or caught by the devil’s lasso, shit is a hassle” / “Ou attrapé par le lasso du diable, cette merde est un tracas”

“You get tackled or caught by the devil’s lasso” représente la police, que Nas et son entourage cherchent à fuir.

– “One Love” qui a été écrit en référence à l’incarcération d’un proche, où Nas lui raconte la vie dehors. Sa mère, sa femme qui ne veut pas venir le voir, sa paternité, les guerres de gang et la violence. Nas, lui, décrit tout de son quotidien. Un morceau qui rend aussi hommage à son ami Cormega, qui était à ce moment là incarcéré. C’est aussi un moyen de montrer que le chemin de la rue à la prison est toujours plus court que celui qui mène au succès.

– “Represent” est -en plus d’être musicalement l’un des morceaux les plus aboutis du projet- un écho à NY State Of Mind. Nas y évoque la criminalité au passé, se montre détaché de ce milieu et met en avant une vie différente et une vision plus aérienne de New-York. À contrario, NY State Of Mind était le récit d’un homme au centre de ces conflits et de ce milieu. Nas semble nous dire qu’il n’a plus le même rôle, il est passé d’acteur à observateur et c’est sans doute là les prémices de sa célébrité et de son changement de statut social.

 

Cette sélection non-exhaustive démontre parfaitement la versatilité et la puissance de son storytelling et de son talent d’artiste. Des morceaux différents dans la forme, avec un fond souvent commun qui représente idéalement la qualité du contenu de Illmatic.

Un impact inégalé

Illmatic a remis le rap de la côte Est sur la carte, au cours d’une période où la côté Ouest dominait très nettement grâce à l’émergence de Ice Cube, Dr. Dre, Snoop Dog et bien sûr Tupac. Ce projet a guidé le développement de la côte Est à la fin des années 90. Il représente une énorme influence pour de nombreux grands noms de la musique, le plus marquant étant Jay-Z. Et pourtant, à sa sortie Illmatic n’a pas été un carton commercial. Il demeure loin derrière Doggystyle de Snoop Dogg dévoilé un an plutôt, All Eyez On Me de Tupac en 1996 ou encore Life After Death, l’album posthume de Notorious B.I.G. Obtenant son disque de platine en 2001, Illmatic a connu un succès commercial tardif. Comme quoi, Nas n’est pas passé loin d’être le Vincent Van Gogh du rap.

C’est aussi l’album qui a écrit les lettres de noblesses d’un rap qui se veut poétique même dans la description d’évènements terribles. Grande première, c’est également la première fois qu’un album a été réalisé par de multiples producteurs : DJ Premier, Pete Rock, Large Professor et Q-Tip. Le fait de retrouver multiples producteurs pour un même album est désormais totalement rentré dans les moeurs du hip-hop, chose impensable avant Illmatic.

En plus de décrire, raconter et mettre en immersion dans la ville la plus célèbre du monde, c’est aussi un album symbole de l’idéalisation du rap des années 90, car il en a toutes les caractéristiques et les a lui même définit tant il a été influent. Jay-Z lui même, son ennemi de toujours, disait dans A Star Is Born :

“I had the Illmatic on bootleg/The shit was so ahead, thought we was all dead” “J’avais Illmatic sur bootleg/Ce truc était tellement en avance, qu’on se croyait tous mort”. 

Illmatic marque une étape énorme dans l’histoire du hip-hop, il y a eu un avant et un après et c’est ce qui le rend avec le recul, encore plus spécial. Sa perfection réside à la fois dans son contenu, le message, son impact sur le hip-hop ainsi que pour ce qu’il représente : l’âge d’or d’un rap qui s’est bâti sur des projets aussi abouti que celui que Nas a dévoilé au monde le 19 avril 1994.