Comment J.Cole et Kendrick Lamar sont devenus les figures de proue de l’activisme américain

Chaque génération voit naître des artistes capables de sortir de leur zone de confort et de lutter pour les causes qui leurs semblent nobles et nécessaires. Les années 1960 ont eu droit à Bob Dylan et son mythique « Blowin’ in the Wind », les années 1990 à Public Ennemy et leur puissant « Fight the Power », les années 2010 ont quant à elle été marquée par le morceau « Be Free » de J.Cole ou encore par l’album To Pimp A Butterfly de Kendrick Lamar.

Les faits sont là : J.Cole et Kendrick Lamar se sont imposés comme les nouveaux visages d’un rap qui, particulièrement grâce à leur impulsion, a su retrouver des valeurs contestataires, rebelles et surtout une puissances et un fond moins présents depuis quelques années. À l’heure qu’il est, les États-Unis continuent de traverser une crise sociale d’envergure au coeur de laquelle l’élection de Barack Obama n’aura été qu’un apaisement de courte durée et surtout d’apparence, et l’élection de Donald Trump n’a fait que confirmer ce sentiment de fracture. Face à cela, peu d’artistes ont leur mot à dire, que ce soit par choix ou par réserve. Alors qu’Hollywood a massivement affiché son soutien à Hillary Clinton, d’autres utilisaient de leur influence pour soutenir les populations les plus démunies aussi bien socialement qu’économiquement en leur offrant une voix pour s’exprimer à travers le monde. Deux de ces hommes sont Kendrick Lamar et J.Cole qui sont devenus les porte-drapeaux d’une population qui semblait n’avoir plus de représentant dans le monde artistique.

Les exemples de l’impact de Lamar et Cole sur la société américaine ne manquent pas. En 2015, lorsque des émeutes ont éclaté en réponse aux violences policières qui font rage à travers le pays, c’est lors d’un rassemblement d’activistes de « Black Lives Matter » à Cleveland que la foule a entonné en coeur « Alright », le morceau le plus médiatisé de l’album To Pimp a Butterfly. Il était alors question de trouver un hymne à cette lutte, un morceau qui transmet à la fois la force nécessaire pour lutter mais aussi l’espoir de l’arrivée de jours meilleurs qui justifient cette lutte contre l’institution policière et l’establishment américain dans sa globalité. Et ça, Kendrick Lamar leur a bien offert avec ce titre. Quant à Cole, le visage musical qu’il offre à cette lutte se nomme « Be Free », un morceau osé, passionné et brut qui prend d’autant plus de poids de par son interprétation incroyable et sincère. Et alors que son album 2014 Forest Hills Drive connaît un succès massif et a obtenu un disque de platine sans le moindre featuring, Cole profite de la visibilité énorme que ce succès lui a offert pour interpréter ce morceau devant des audiences mainstream comme par exemple le 10 décembre 2014, lorsqu’il joue le morceau en question au Late Show de David Letterman devant des millions de téléspectateurs, touchant ainsi un public beaucoup plus large que la sphère du hip-hop. D’une certaine manière, cet album est un moyen de transmettre un message plus profond, et la finalité était pour lui ce morceau « Be Free » qui regroupait son message de désespoir contre le racisme, les conditions de vies de bon nombre d’afro-américains ou encore l’ultra capitalisme qui selon lui va accoucher de sa propre fin. Alors que de nombreux artistes adoucissent leurs messages et idéaux une fois le succès arrivé et se mettent à « rentrer dans le moule » (Black M et Maitre Gims en sont les exemples parfaits en France), Cole n’a pas choisi cette voie. À la manière de Kendrick avec « To Pimp A Butterly », il dénonce avec toujours plus de force alors que leur succès était au plus haut, et les deux artistes profitent ainsi de leur statut de figures publiques pour prendre position et défendre les opprimés.

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Lorsque Kendrick joue son morceau « Alright » sur le toit d’une voiture de police aux BET Awards en juin 2015, c’est la colère d’une partie de l’Amérique blanche — que dénonçait déjà Eminem en 2002 avec “White America” — que provoque le rappeur de Compton. Geraldo Rivera, journaliste pour la chaine Républicaine Fox News s’est alors placé en porte parole de cette critique, qui se résume à penser que Kendrick Lamar incite à la violence et la haine vis-à-vis des forces de l’ordre. Rivera déclara alors : « Voilà pourquoi je dis que le hip-hop a fait plus de mal aux jeunes afro-américains que le racisme ces dernières années. » Une déclaration qui ferait sans doute passer Éric Zemmour pour Jean Jaurès. Ce à quoi Kendrick avait répondu : « Comment peut-on prendre une chanson à propos de l’espoir et la transformer en haine ? Le message est « Tout va bien se passer » pas « on va tuer des gens ». Le problème n’est pas se tenir debout sur une voiture de police, je pense que sa tentative (celle de Geraldo Rivera, ndlr) est de masquer le vrai problème qui est la violence et les meurtres commis par la police sur des jeunes afro-américains. Je pense que l’objectif est d’éviter d’avoir à évoquer la vérité, mais c’est la réalité, c’est mon monde, c’est ce que j’évoque dans ma musique et vous ne pourrez pas me l’enlever. Être sur le toit d’une voiture pour rapper c’est une performance en réponse après ces actions inhumaines de la police. Le problème n’est pas le hip-hop, notre réalité quotidienne est le problème. C’est notre musique, c’est notre manière de nous exprimer. Au lieu de sortir et de tuer quelqu’un de nos propres mains, je veux m’exprimer d’une manière positive, de la même manière que beaucoup d’artistes le font. » Cette performance de Kendrick peut difficilement imposer autre chose que du respect tant elle était courageuse et nécessaire. Il n’avait rien à gagner d’un point de vue personnel, et sans doute beaucoup à perdre. Mais il l’a fait, sans doute par soucis vis-à-vis de son prochain et par sa volonté de se comporter en leader moral.

Cette joute verbale entre Rivera et Lamar est décisive car elle symbolise parfaitement la fracture qui existe entre les américains. Dans le morceau « Be Free », sorti au lendemain du meurtre par un policier de Michael Brown, un jeune afro-américain résidant à Ferguson, Cole évoque également cette fracture évidente. Lorsque le pays s’est embrasé à la suite de la décision de la justice de ne pas incriminer l’officier de police, Cole s’est rendu à Ferguson pour discuter avec les manifestants et connaitre leur ressenti. Il ne s’est pas présenté comme J.Cole mais comme Jermaine Cole, un citoyen américain et non simplement un rappeur célèbre, dont les préoccupations pour ses concitoyens est une priorité absolue. Cet acte, qui prend là aussi la forme d’un positionnement de leader a été perçu comme la preuve de son engagement, là où bon nombre d’artiste ont limité leur protestation en quelques 140 caractères et à coups de hashtag Black Lives Matter.

Lorsque l’on évoque l’impact de Kendrick Lamar et J.Cole sur la société américaine, on ne parle pas d’une marche de la solidarité, on ne parle pas de porter en public un t-shirt « I Can’t Breathe ». On parle plutôt ici d’un activisme digne de Lauryn Hill ou Mohamed Ali. Le genre de lutte qui ferait cauchemarder publicistes et manageurs de peur de voir leur poulain boycotter artistiquement. Lorsque K.Dot et Cole luttent ardemment contre la statut quo de la société américaine ou contre les violences policières, il n’est plus question d’artiste mais de leader social d’une partie de la population qui cherche son nouveau Malcolm X ou Martin Luther King. La force du duo est qu’il s’insurge contre un système qui les a rendu riches et célèbres, ils s’insurgent contre une société dans laquelle ils pourraient vivre dans le confort grâce à leur argent et leur notoriété. Mais ils comprennent les enjeux que traverse la société américaine, et alors que les yeux et les caméras sont braqués sur eux, ils s’assurent de relayer la voix des plus faibles. Ils réalisent en quelques sortes le rêve de bon nombres d’artistes à leur début, désirant « rester vrai » quant à leur croyance et principe tout en réussissant à triompher d’un système. Ce qui, bien souvent, est oublié en chemin. Au delà des coups d’éclat qu’ils ont pu réaliser, leur engagement se retrouve dans chacune de leurs musiques, dans un grand nombres de leurs prises de paroles et donc plus généralement dans l’esprit de leur public.

Actes, courage, luttes, voilà ce qui se cache derrière la musique de ces deux artistes qui sont devenus parmi les plus importants des États-Unis. Les tensions étant malheureusement croissantes de l’autre côté de l’Atlantique et la fracture de plus en plus grande, on sait d’ores-et-déjà que l’on pourra compter sur J. Cole et Kendrick pour continuer à porter un message d’unité et de paix, ou également sur des artistes tels que Joey Bada$$. Et qui sait, d’autres pourraient bien les rejoindre et lâcher leurs téléphones et leurs hashtags.