D’abord exclus, souvent parodiés et enfin adoubés par les créatifs et leurs clients, le hip-hop et ses codes ont vécu une trajectoire assez unique dans l’univers publicitaire.
Superbowl 2011, les Packers de Green Bay affrontent les Steelers de Pittsburgh. Plus de 110 millions de téléspectateurs sont devant leur poste, contribuant ainsi à faire de cet événement le plus regardé de l’histoire de la télévision américaine à l’époque. Comme chaque année, les publicités diffusées lors des interruptions du jeu sont attendues, jugées et décryptées.
C’est ce moment que choisira la marque de voiture Chrysler pour offrir au peuple américain un spot devenu inoubliable. Une ode brute à Detroit, la Motor City, la ville berceau de l’automobile, ravagée par une crise économique sans précédent trois ans plus tôt. “Qu’est-ce qu’une ville comme celle-ci connaît du luxe ?” énonce la voix off, accompagnée par des plans sur les nombreuses friches industrielles de la ville. Très vite, la bande-originale du spot se fait entendre, et son interprète apparaît au volant d’une rutilante Chrysler. L’amérique (re)découvre alors le surpuissant “Lose Yourself” d’Eminem, l’une des figures majeures de la ville du Michigan. Le rappeur pénètre dans le sublime Fox Theatre, fait face à la caméra et prononce ces simples mots : “C’est la Motor City, c’est ce que l’on fait.”
La nouvelle signature du constructeur apparaît alors à l’écran : “Chrysler, importé d’Amérique.” Mettant brillamment en contraste la rudesse de la ville avec le luxe qu’elle produit, la publicité signée par l’agence Wieden + Kennedy, l’une des plus créatives au monde, est un signe fort envoyé à un pays tout entier : Détroit et ses habitants sont toujours debout. Plébiscitée par le public et les professionnels de la communication, elle figure toujours dans de nombreux classements des meilleurs spots du XXIème siècle. Bien loin des standards luxueux des publicités mettant en scène des stars du hip-hop, ce spot brille de par sa capacité à revenir aux racines de ce mouvement, sa dimension sociale. Voilà le point d’entrée rêvé pour évoquer la liaison tumultueuse qu’entretient le hip-hop avec la publicité, une union qui a su épouser le fil du temps et des changements au sein de la société.
Pour remonter aux premières utilisations du hip-hop à des fins publicitaires, il faut remonter au milieu des 80’s aux Etats-Unis. Encore underground, le hip-hop sert alors à assurer la promotion de produits dont le coeur de cible est à très grande majorité issu de la communauté afro-américaine. Les marques de nourriture bas de gamme, les liqueurs bon marché, tout comme les géants du soda sont parmi les premiers à se servir du hip-hop pour faire vendre leurs produits dans les quartiers noirs des grandes métropoles américaines. C’est ensuite au tour des marques de streetwear et de sneakers de se servir du hip-hop pour construire un imaginaire autour de leurs produits, une association logique et plus forte que jamais ces dernières années. À l’époque, ces produits et le genre musical qui leur est associé demeurent néanmoins l’apanage de la communauté afro-américaine, la populations blanche, majoritaire chez les annonceurs et les décideurs économiques, ignorant encore tout de ces univers.
Les années 90 marquent un tournant pour l’utilisation du hip-hop dans la publicité. Sprite en est le parfait exemple. La limonade détenue par The Coca Cola Company sera l’une des premières marques à construire son identité par le hip-hop. Dès 1986, le soda s’associe avec Kurtis Blow via un spot où le rappeur se prend pour un présentateur de JT annonçant que Sprite est meilleur que 7 Up. Tellement kitsch que ça en devient bon, cette campagne marque le début d’une collaboration longue de trente ans entre la marque de limonade et le monde du hip-hop. Heavy D en 1991, A Tribe Called Quest en 1994, Nas et AZ en 1997, et plus récemment Drake en 2010 ou encore Lil Yachty en 2017, font partie de la multitude d’artistes hip-hop ayant vanté les vertus rafraîchissantes de Sprite. L’avénement de ce genre musical au cours de la dernière décennie du XXème siècle coïncide avec sa percée dans les créations publicitaires américaines.
Du côté des artistes, on voit dans la publicité une façon de faire grimper en flèche sa notoriété et son compte en banque, tandis que les annonceurs surfent sur le succès d’un genre en train de casser les frontières immatérielles qui sépare le ghetto du reste de la société. De par son universalité et son caractère répétitif, le matraquage publicitaire permet au hip-hop d’atterrir dans les foyers WASP, jusque là tenus à l’écart de la révolution musicale en train de se dérouler au cours des années 90 aux Etats-Unis. Le hip-hop devient mainstream et les stratégies publicitaires y sont pour quelque chose. Par dessus tout, la musique urbaine parvient à s’inscrire dans la pop culture d’une époque, à grand coups d’albums cultes, d’artistes novateurs mais aussi de spots et jingles mythiques, comme le “MY ADIDAS” de Run DMC, visible ci-dessous.
Les marques cherchant à acquérir une street cred’ se tournent massivement vers les rappeurs, et le hip-hop ne se retrouvent plus cantonnés à la promotion de la malbouffe et de produits uniquement issus de la culture urbaine. Les années 2000 viennent confirmer cette tendance, en atteste la présence massive d’artistes dans des spots pour des voitures luxe (A$AP Rocky pour Mercedes) , d’alcools haut de gamme (l’extraordinaire “Be Kanye” de Kanye West pour Absolut Vodka, Diddy pour Cîroc), et de produits technologiques (JAY-Z pour HP, JAY-Z pour Samsung, Eminem pour Apple). Pour les créatifs publicitaires, l’imaginaire entourant la figure du rappeur est une mine d’or. Associer un produit ou une marque à des individus partis de rien et ayant réussi à gravir les échelons de la société grâce au travail et au talent, jusqu’à atteindre le succès planétaire, renvoie une image ô combien positive au consommateur.
Le mode de vie des artistes hip-hop est également porteur d’un message visuel très fort. La “marque” A$AP Rocky en est l’exemple parfait. Le luxe et luxure affichés par les rappeurs confèrent immédiatement à un produit le côté sexy dont raffole les annonceurs. La crise économique de 2008 bouleversa néanmoins les codes établis, le rap dans la publicité se recentrant alors sur un message social, au détriment de l’étalage des richesses. Plus sages et moins audacieuses qu’il y a une dizaine d’années, les publicités actuelles mettant en scène des rappeurs préfèrent souvent rappeler l’origine modeste de l’artiste et le chemin parcouru depuis. Le hip-hop domine les charts américains et produit des figures médiatiques majeures qui se retrouvent logiquement dans les publicités. Et inversement. La dernière décennie a en effet marqué l’émergence du placement de produits dans les clips, une pratique visant à faire gagner de l’exposition à une marque et à assurer des revenus supplémentaires à l’artiste.
Le rap US et la publicité sont donc plus que jamais connectés. Là où la publicité a contribué à la démocratisation du hip-hop dans les années 90, les artistes sont désormais en position de force. Ces personnalités suivies par des millions de fans à travers le monde sont des vecteurs de communication phénoménaux pour les annonceurs, la publicité devant souvent parler au plus grand nombre et suivre les tendances de la société. Les classements de ventes de disque, l’influence majeure du hip-hop sur la pop actuelle et les collaborations toujours plus nombreuses entre des rappeurs et des marques viennent confirmer cette tendance. Néanmoins et comme souvent, on s’aperçoit vite que la France accuse un retard certain, bien qu’explicable, sur le pays de l’oncle Sam.
Les Etats-Unis étant le berceau du hip-hop, il est logique que ce genre soit entré plus rapidement dans la culture populaire du pays. Mais même si le rap français vit un nouvel âge d’or, la présence de ses artistes en publicité est bien plus rare qu’aux USA. Très longtemps dans la dérision vis-à-vis des codes du hip-hop, la publicité française s’est récemment ouverte au rap français comme le montrent les spots de Nekfeu pour la Fnac, d’Akhenaton pour Coca Cola ou encore d’Oxmo Puccino pour Nike (visible ci-haut). Les artistes français sont toutefois souvent boudés par les annonceurs, ces derniers ayant souvent l’image dépassée d’une musique issue et destinée aux banlieues difficiles. La Fnac ne prend par exemple pas un grand risque en employant Nekfeu, un rappeur blanc adopté par les milieux parisiens branchés.
Cette méconnaissance d’un genre et de ses codes a abouti aux nombreux spots mettant en scène des rap parodiques, plus souvent gênants que géniaux. Bien que la tendance est à la démocratisation des cultures urbaines dans l’hexagone, du chemin reste encore à parcourir. Alors que les Etats-Unis ont adoubé le hip-hop comme art et comme véritable mouvement d’influence, la France est encore loin d’avoir opéré cette mue. Il y a néanmoins fort à parier que comme souvent, les annonceurs français suivront l’exemple de leurs compères américains tant il leur sera impossible de nier l’influence toujours plus grande de la culture hip-hop dans le pays. Vous ne pourrez pas dire que l’on ne vous a prévenu. Et si la publicité peut servir d’outil pour installer un peu plus le rap français dans la culture populaire d’un pays comme elle l’a fait de l’autre côté de l’Atlantique, messieurs les annonceurs, n’ayez crainte, foncez.