Il est temps que les rappeurs français boycottent la télévision

Genre musical le plus populaire en France, le rap est très souvent pris de haut par le paysage audiovisuel de notre pays.

La scène est connue de tous. Un rappeur français, invité sur un plateau télé pour faire la promotion de son nouveau disque, se retrouve tourné en ridicule par un animateur et sa horde de chroniqueurs. Entre méconnaissance, mépris et de fréquents dérapages grossiers, l’équipe de l’émission ne se gêne pas pour faire comprendre à l’invité qu’il n’est bien souvent qu’une vulgaire bête de foire. Dernier exemple en date, le passage de Vald dans Salut les terriens. Le francilien est accueilli par Thierry Ardisson en ces termes : “Vous n’êtes pas vraiment un rappeur comme les autres. Vous n’êtes pas noir, vous ne passez pas vos journées en salle de muscu et vous savez que le verbe ‘croiver’ n’existe pas.” Passé cette introduction haute en couleur, copié/collé sur celle reçue par Orelsan en 2015, le public a droit à six minutes d’interview que l’on qualifiera au mieux de gênantes, au pire de franchement insultantes.

Très étonné de faire face à un artiste hip-hop qui n’est pas noir, l’animateur chouchou de Vincent Bolloré ressort l’éternel comparaison avec Eminem, bien connu pour être le seul rappeur blanc au monde, avant de se lancer dans un interrogatoire surréaliste sur la conversion du frère du Vald à l’Islam. “Est-ce que vous enviez votre frère qui est devenu musulman ?” demande l’animateur, poussant le malaise à son paroxysme. “Je l’aime de tout mon coeur” lui répond le rappeur, ce à quoi à Ardisson rétorque plein d’aplomb “Oui, mais il est musulman.” Cette scène, qui a évidemment fait le tour des réseaux sociaux, est symptomatique du manque de reconnaissance, voire du manque de respect donc le souffre le rap à la télévision française.

Cette séquence n’est en effet pas un incident isolé. Depuis l’émergence du hip-hop en France dans les années 90, ce courant artistique n’a eu de cesse d’être moqué et pris de haut par le PAF. Les fans de la Scred Connexion n’auront sans doute pas oublié l’altercation tristement célèbre entre Nagui et Fabe, qui a provoqué le départ du plateau de ce dernier, il y a plus de 20 ans maintenant. C’est un fait, les rappeurs français sont plus souvent invités pour le buzz qu’ils sont susceptibles de générer que pour parler de leurs projets musicaux. Trop souvent enfermés dans un carcan que l’on pourrait qualifier de “banlieue-violence-drogue-argent-putes” par leurs interlocuteurs sur les plateaux, la scène rap française peine à être mise en valeur dans les médias mainstream. Il n’y a qu’à (re)voir les passages d’artistes comme Oxmo Puccino et Nekfeu chez Laurent Ruquier pour s’en rendre compte. Ces deux artistes pourtant réputés pour la force de leurs textes et leurs sens de la poésie ont chacun été descendus en règle par des chroniqueurs ayant fait l’étalage de leur propre ignorance.

Quand Eric Zemmour s’adresse à Oxmo Puccino les yeux dans les yeux pour lui dire qu’il n’a pas écouté son album car il n’aime pas le rap, la déontologie journalistique devrait l’obliger à ne pas s’exprimer lors des minutes à venir. Quand Yann Moix compare Nekfeu à Kev Adams, avant de lui expliquer au cours d’un monologue gênant qu’il n’est pas assez incisif dans ses textes, pas assez violent, on ne peut que déplorer l’amateurisme du chroniqueur voire tout simplement sa mauvaise foi. Ces deux exemples montrent bien à quel point les rappeurs français se retrouvent piégés sur les plateaux télé. Quand ils ne sont pas accusés d’être trop violents, comme Booba à qui Mouloud Achour avait dressé la liste de son nombre de citations des termes “pute” et “chienne” lors de son passage au Grand Journal, les rappeurs à texte sont moqués pour leur posture pas assez trash, “trop tendre”, pour reprendre le propos de Yann Moix.

A l’exception de quelques rares émissions de qualité, comme l’excellente Tracks sur Arte, le hip-hop français n’est pas pris au sérieux à la télévision. Le décalage opposant les animateurs et les artistes s’apparente souvent à un gouffre, rendant toute forme d’échange impossible. Le genre le plus écouté de l’hexagone ne semble pas être arrivé aux oreilles de ceux qui rassemblent chaque jour ou chaque semaine des millions de téléspectateurs devant leurs postes. Les univers de la télé et du hip-hop sont pourtant loin d’être inconciliables, comme le montre la fréquence des apparitions des stars du rap US dans les Late Show américains. Et lorsqu’ils sont de passage dans nos contrées, les mastodontes du rap US sont reçus en grande pompe sur les plateaux, à l’inverse de leurs homologues français.

Pour faire face à cette antagonisme, la scène rap française a opté pour des stratégies diverses. Rohff décide par exemple de pousser le délire gangsta rap jusqu’au bout, profitant de la moindre apparition télé pour clasher Booba à toutes les sauces. D’autres comme La Fouine décide d’embrasser complètement ce nouvel univers, en abandonnant toute prétention de crédibilité artistique pour rejoindre la bande de joyeux lurons de Cyril Hanouna. On peut également penser à Joey Starr, qui, après avoir multiplié les clash sur les plateaux télé durant les années 90, a rejoint le jury de la douzième saison de la Nouvelle Star. A l’opposée inverse, un groupe comme PNL a décidé de ne jamais donner d’interview à la presse, afin de totalement contrôler son image et de se servir de la puissance des réseaux sociaux. Bien que difficile à reproduire pour de nombreux artistes, la stratégie est indéniablement efficace.

En plus de créer une aura mystérieuse, le duo composé d’Ademo et N.O.S ne prend pas le risque de voir leur travail ridiculisé par des interlocuteurs ignorant tout de leur univers. Internet a permis l’émergence de nombreux médias spécialisés, à l’image du site sur lequel vous vous trouvez. Pourquoi les rappeurs français devraient-ils aller se donner en pâture à des chroniqueurs incompétents pour la seule raison que les émissions dans lesquelles ils interviennent réalisent de jolis scores d’audience ? Les artistes et leurs managers doivent se rendre compte qu’un buzz chez Ardisson ou chez Ruquier garantit peut être une forte exposition à court-terme, mais que cela se fait souvent au détriment de la reconnaissance du projet artistique qu’ils étaient venus défendre. Le public que cible la plupart de ces rappeurs est désormais ultra connecté à Internet, tout particulièrement aux réseaux sociaux et aux plateformes de streaming, il n’a de ce fait pas besoin de la télévision pour développer sa fan-base. Ces passages télé n’ont de ce fait qu’un intérêt réel pour les rappeurs devenus de véritables pop-star à l’image de Soprano ou Maitre Gims, dans l’espoir ainsi de vendre aussi bien aux adolescents qu’aux ménagères de moins de 50 ans, cibles préférentielles de la télévision.

Côté télé, les productions doivent vite se rendre compte que le hip-hop en France est loin d’être une sous-culture, même s’il ne rentre pas dans les cases auxquelles sont habitués leurs présentateurs et autres intervenants. Le martèlement des clichés, les dérapages et les maladresses des têtes d’affiche du PAF lorsqu’elles font face à un rappeur n’ont que trop duré. Ce gouffre entre les univers du hip-hop et la télé grand public ne demande qu’à être comblé. Comme sur le plan publicitaire, les décideurs français du divertissement mainstream n’ont pas encore bien saisi le poids du hip-hop dans la pop culture actuelle. Il serait peut-être temps d’ouvrir les yeux et de sortir de l’obscurantisme. Car non monsieur Ardisson, un rappeur n’est pas forcément un noir musclé qui ne connaît pas ses verbes du troisième groupe. La plaisanterie n’a que trop duré et si il est impossible pour le paysage audiovisuel français d’accueillir les rappeurs sans que cela tourne au ridicule, ces derniers feraient alors sans doute mieux de ne plus y mettre les pieds.