Les plateformes de streaming sont devenus le champ de bataille favori de la guerre des charts. Tous les moyens sont bons pour triompher dans cette lutte acharnée. Même les moins légaux.
En quinze ans, l’industrie musicale aura subi deux séismes d’une rare ampleur. Le premier, symbolisé par l’avénement du téléchargement illégal et la dématérialisation du contenu, a complètement refaçonné notre façon de consommer la musique. Le second, découlant logiquement du premier, correspond à la prise de pouvoir des plateformes légales de streaming. Bien qu’elles soient souvent critiquées pour la faiblesse de leur rétribution financière envers les artistes, les plateformes de streaming sont un vecteur phénoménal pour partager sa musique avec le monde entier. Et que l’on soit une jeune pépite indé ou une star mondiale bien installée, le combat est le même : cumuler le plus d’écoutes possible.
Néanmoins, on se rend vite compte qu’il est facile de fausser ses chiffres d’écoute. Très facile, même. En effet, les possibilités pour façonner son audience en streaming ne manquent pas, qu’elles soient légales ou illégales. Car là où la tentation d’augmenter son audience par des biais détournés est grande pour des artistes à la renommée confidentielle, on s’aperçoit vite que les grands noms de la musique actuelle ont également recourt à des stratagèmes exploitant les failles des plateformes de streaming. Le milieu du hip-hop n’échappe pas à ces problématiques, bien au contraire.
Prenons l’exemple de Drake, un des plus grands spécialistes de la manipulation des chiffres de streaming. Soyons clairs, Drake n’est pas à l’origine de certaines pratiques et n’en aurait pas besoin pour obtenir de nombreuses certifications, mais la façon dont il s’est adapté au streaming nous permet de voir plus clair dans les agissements de plus “petits” artistes pour lesquels l’influence du streaming est toute autre. Le 31 juillet 2015, “Hotline Bling” sort sur Apple Music. La popularité du morceau explose en octobre de la même année, grâce à la sortie d’un clip devenu très rapidement viral sur internet. Lorsque Views, le très attendu quatrième album du natif de Toronto, sort en avril 2016, le tube “Hotline Bling” est ajouté à la tracklist du projet en tant que bonus track. En intégrant à son album le morceau qui fait danser la planète entière depuis des mois, Drake s’est ainsi assuré d’une certification platinum dès la seconde de la sortie de Views. En effet, les centaines de millions d’écoutes de “Hotline Bling” sur les plateformes de streaming suffisaient à certifier l’album platinum.
Il n’aura pas échappé à Drake que la Recording Industry Association of America avait changé ses règles début 2016, afin de prendre en compte les streams lors d’une certification gold ou platinum. Le nouveau système est plutôt simple : 1500 écoutes d’un morceau en streaming = 10 morceaux vendus = 1 album vendu. On comprend alors mieux pourquoi Drake a finalement inclu “Hotline Bling” sur Views. Jamais dans l’histoire de l’industrie musicale un album n’avait pu être certifié disque de platine (1 million d’unités vendues) dès l’instant de sa sortie. Il est donc difficile d’y voir clair quant au succès “véritable” du projet du canadien. Après avoir su jouer avec la nouvelle réglementation de la Recording Industry of America pour garantir le succès de Views, Drake a ensuite exploité les failles des plateformes de streaming avec sa mixtape More Life.
Dès leurs sorties, les 22 morceaux de la playlist de l’artiste de Toronto explosent les records de streaming de Spotify et d’Apple Music, avec respectivement 61,3 millions et 89,9 millions d’écoutes en une seule journée. More Life se place immédiatement en tête du Billboard 200, le classement référence des ventes d’albums. Le classement annonce que Drake a vendu 505 000 copies de sa playlist. En réalité, il faut diviser ce chiffre par deux. Les titres de More Life ont en effet été streamés 384 millions de fois sur les différentes plateformes de streaming, ce qui correspond, pour la Recording Industry Association of America à 275 000 “vraies” ventes d’album, en vertu du nouveau système dont nous vous parlions plus haut. En septembre, More Life culminait à 1 864 000 millions de ventes, dont seulement 352 000 n’étaient pas liées au streaming, mais bien à la vente pure de la playlist.
Drake a bien compris que plus un album comporte de pistes, plus il est à même d’atteindre la certification or ou platine vite. En bourrant de tracks un projet, un artiste s’assure logiquement d’un plus grand nombre d’écoutes et donc de meilleurs scores dans les charts. Chris Brown va prochainement aller encore plus loin que le rappeur canadien, en proposant 45 morceaux (!) sur son prochain album Heartbreak on a Full Moon. De quoi magnifiquement fausser ses chiffres dans les charts. Pour rappel, il suffit de 30 secondes de streaming pour qu’un morceau soit comptabilisé comme “écouté” sur Spotify. Il faut toutefois insister sur le fait que Drake n’est pas un cas isolé parmi les grands noms de la musique urbaine. En effet, le média américain The FADER avait pointé du doigt l’existence d’une vidéo Youtube postée par Republic Records le 21 septembre dernier, qui n’est autre qu’une boucle du refrain de “rockstar” pendant 3:38 minutes, la durée du véritable morceau. Visionnée plus de 43 millions de fois, cette vidéo officielle renvoie les internautes vers des liens en direction des différentes plateformes de streaming sur lequel le titre est disponible dans sa vraie version. Selon une source du site, le visionnage de cette boucle du refrain de “rockstar” est pris en compte par les charts au moment de faire un classement, au même titre qu’un remix officiel ou qu’une version instrumentale du titre. Une polémique dont se serait bien passé Post Malone mais surtout une nouvelle preuve des techniques peu scrupuleuses de certains artistes et leur label.
Quelque peu malhonnêtes, bien que légales, les techniques abordées précédemment ne sont évidemment pas les seules à être employées pour booster des chiffres de streaming. Il est en effet possible d’acheter très facilement des fausses écoutes, comme il est possible d’acheter des faux likes sur Instagram ou des faux followers sur Twitter. Et ça ne coûte vraiment pas cher. Leader mondial de l’achat de fausses écoutes, Streamify s’engage à “Fournir les réponses et les outils dont vous avez besoin afin que vos chansons soient plus jouées.” Le site, hébergé au Monténégro, propose des forfaits d’achats d’écoutes à des prix attractifs. Il vous faudra par exemple dépenser $5 pour 1000 fausses écoutes, $150 pour 150 000, ou bien $2250 pour 2 millions de faux streams. Des sommes dérisoires pour les cadors de la musique mondiale et leurs maisons de disque.
Néanmoins, l’extrême discrétion de Spotify et des ses concurrents sur la question des streams fallacieux ne permet pas de dire avec certitudes quels sont les artistes majeurs qui ont, ou ont déjà eu, recours à de telles techniques. Car si les plateformes de streaming sont fières de dire qu’elles luttent contre les profils de faux artistes, elles demeurent beaucoup plus silencieuses quant aux questions d’achats de fausses écoutes par des artistes de renom. On comprend aisément que les plateformes de streaming préfèrent garder une certaine opacité sur leurs failles et autres dysfonctionnements, qui avaient notamment été étalées au grand jour par un bot créé par un rédacteur du site Vice.
Les problèmes de triche dans l’industrie musicale ne sont pas nouveaux. Les maisons de disque et les artistes ont toujours cherché à manipuler leurs chiffres, plus ou moins légalement. Le streaming, une industrie qui devrait représenter une manne financière de 2 milliards de dollars en 2019, leur offre une opportunité sans précédente d’embellir leur succès. Les chiffres de streaming qu’on nous donne à voir, toujours plus hallucinants, toujours plus hauts, sont à relativiser. Les manipulations plus ou moins égales fleurissent et traduisent d’une certaine hypocrisie au sein de l’industrie du disque. Les plateformes de streaming étaient en effet une réponse directe de la part de cette dernière au problème du téléchargement illégal. Il serait dommage que les artistes deviennent des pirates à leur façon, trompant leur monde en mentant délibérément à leurs fans sur le véritable succès de leurs créations.
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