Comment l’industrie du luxe a-t-elle transformé le streetwear ?

La sortie récente d’une collaboration inédite entre Chanel et colette, à travers une adidas Human Race limitée à 500 exemplaires, montre une nouvelle fois que le luxe est définitivement installé dans la culture urbaine. Le phénomène se banalise et de plus en plus de collaborations du genre voient le jour, mais comment l’arrivée du luxe dans la culture urbaine change-t-il la donne ?

Qui n’a jamais halluciné devant le prix à la revente d’un box logo Louis Vuitton x Supreme, ou encore de cette Human Race Chanel que certains sont déjà prêts à acheter pour plus de 10 000$ ? En résumé, peu de gens. La hype est bien réelle pour ces collections, censées donner leurs lettres de noblesse au streetwear. La haute couture, qui auparavant boudait ses tendances « populaires » ou « simplistes », souhaite désormais laisser son empreinte dans un phénomène devenu international. Que l’on aime le style plutôt voyeur d’une collaboration, à l’image de Luis Vuitton et de Supreme, ou que l’on apprécie l’allure plus avant-gardiste d’un hoodie Champion revisité par Vêtements, le constat est clair : la frontière entre haute couture et streetwear se floute.

Pour comprendre cette influence, il faut faire un saut dans le temps, direction une époque où le hip-hop envahissait New-York, pendant que Paris redevenait la capitale mondiale de la mode, à savoir les années 80. C’est durant cette période que le courant de ce qu’on peut appeler streetwear va se créer. À travers de personnalités comme Shawn Stussy, le mouvement s’oppose à l’ostentatoire, au bling et plus particulièrement à la haute couture et au luxe. L’idée était de se singulariser à travers cette contre-culture de la mode, dans des quartiers souvent précaires, et de montrer son appartenance au mouvement hip-hop de l’époque. Cette contre-culture explose durant la décennie suivante, avec la création de nouvelles marques qui sauront réinventer le mouvement (Supreme, Bape). Le streetwear, inspire et s’offre une nouvelle notoriété, il n’a alors pas besoin de la haute couture pour exister. Mais il s’inspire déjà de celle-ci et se luxifie peu à peu. A Bathing Ape par exemple est la première marque à miser sur des sorties très limitées pour justifier un prix de vente élevé, une stratégie propre aux grandes maisons.

Il en est fini du temps où le jogging était banni des défilés et où la casquette était réservée aux classes populaires, la haute couture se tourne désormais vers l’urbain. Les deux courants jusqu’alors opposés avant le nouveau millénaire se cherchent et se croisent mutuellement. Raf Simons, à la manière d’Yves Saint-Laurent, s’inspire des pièces portées par la jeunesse du début des années 2000. En résulte une collection Printemps/Été 2002, où le streetwear est mis en exergue grâce à l’iconique hoodie et sert une vision où la jeunesse mène la rébellion. Cette collection est encore aujourd’hui considérée comme un tournant dans la carrière de Simons.

Extrait de la collection Raf Simons Printemps/Été 2002.

Les échanges vont heureusement dans les deux sens et le streetwear s’amuse à détourner et utiliser des symboles du luxe. C’est le cas de Supreme, qui en 2000 se voit déjà confronté à Louis Vuitton, longtemps avant leur collaboration officielle sortie plus tôt cette année. Jebbia décide de détourner le monogramme LV, pour le placer sur un skateboard deck qu’il vendra dans sa collection. La maison française attaque la jeune marque new-yorkaise, elle gagne, et exige que les pièces soient rappelées et brulées. Cette appropriation du logo symbolise un pied de nez envers le luxe et la haute couture de la part de la culture urbaine. Placer ce monogramme luxueux sur une planche de skate qui sera détruit au fil de son usage, illustre en effet parfaitement l’opposition du mouvement populaire vis-à-vis des grandes institutions.

Le changement s’opère autour de 2005, alors que des marques iconiques du streetwear des années 90 ne sont plus populaires (Kappa, Umbro, etc.), par le biais d’artistes qui vont changer la donne. En passant d’icônes du streetwear à créateurs, Kanye West et Pharrell Williams vont redéfinir les limites entre culture urbaine et luxe. La collaboration entre le rappeur et la marque Louis Vuitton en 2009 marque l’entrée des maisons luxueuses dans le marché de la sneaker, un événement que le public leur rendra bien. Malgré un prix au retail élevé, la hype est plus que réelle et les paires s’écoulent très vite. Le début d’une belle époque pour l’interprète de “Stronger”. Ces événements, à l’image des bijoux Blasons créés par la maison au L et au V, ainsi que Pharell en 2009, marquent le début de ce qu’on pourra désormais appeler le streetwear de luxe.

Les grandes maisons changent donc de stratégie et se rendent compte qu’elles doivent se faire une place dans la culture populaire. Elles comprennent également que ce pied dans le streetwear permet de toucher une génération jeune et qui ne regarde pas à la dépense. Les grandes maisons, que certains voient réservées à une clientèle mature, comme Gucci ou Chanel, se focalisent sur la reconquête des jeunes. Les millénials sont en effet une cible prioritaire de ses grands noms de la haute couture. Peu regardant des prix, dans une génération où le paraitre l’emporte, certains n’hésitent pas à investir des sommes affolantes pour obtenir la pièce de leurs rêves. Autrefois réservée à l’élite, souvent âgée, des hautes sociétés, l’industrie du luxe change de cible pour mieux se développer. Gucci lance des sneakers inspirées de modèles urbains iconiques et crée des motifs comme le serpent pour se coller à la rue, alors que Chanel, de son côté, dévoile une sneaker en partenariat avec colette et Pharrell, autour d’une NMD Hu à la connotation très sportive, en visant par le biais de l’historique boutique parisienne, elle aussi une place dans ce marché du streetwear luxueux.

Des marques se sont également créées, afin de répondre à ce besoin d’éclat dans la culture urbaine et le meilleur exemple en date est sans conteste Off-White. La marque, dont la collaboration avec Nike a chamboulé le milieu et renconté un succès phénoménal, est un savant mélange de haute couture et de streetwear. Aux manettes, Virgil Abloh, qui jongle entre son rôle de directeur artistique pour Kanye West et sa vie de créateur, veut associer la culture urbaine et la haute couture. Il revisite pour ce faire des pièces légendaires de l’armoire du hypebeast, en retravaillant des matériaux et en jouant habilement avec les logos. Les grands noms de la mode sont éblouis par son travail et les aficionados du streetwear s’arrachent ses collections. Off-White est devenu en quatre ans seulement un pilier du streetwear et continue, avec des marques comme Vêtements ou A-COLD-WALL*, à brouiller la ligne entre luxe et streetwear.

Air Jordan 1 x Off-White issue de la collection “The Ten”.

La haute couture et la culture urbaine se côtoient depuis toujours. Autrefois en totale opposition, ces deux mondes se rejoignent aujourd’hui et réinventent chacun leur propre domaine. La nécessité pour le luxe d’attirer de nouvelles clientèles justifie en partie ce phénomène, qui de jour en jour prend une ampleur considérable. Le streetwear, de son côté, veut gagner en légitimité, notamment auprès du grand public et ces collaborations le lui permettent amplement. Finalement, les deux mondes en profitent, reste maintenant à savoir pour combien de temps encore ces échanges perdureront et s’ils seront viables sur le long terme, pour cette culture de la rue en perpétuelle évolution.