“Nasir” est un excellent album sur la forme, mais anachronique sur le fond

Le onzième album de Nas est enfin disponible et il ne devrait laisser personne indifférent.

“Nas album done.” Cette collaboration datant de 2016 entre DJ Khaled et le rappeur du Queens a hanté les fans de hip-hop durant de longs mois, qui se sont doucement mais sûrement transformés en années. Quand Kanye West a annoncé en avril dernier qu’il allait produire le nouvel album de Nas, six ans après son dernier projet, la flamme était alors ravivée. Quatrième projet produit par Kanye West en quatre semaines, après Daytona, Ye et Kids See Ghosts, Nasir est lui aussi composé de 7 titres et dure tout juste 26 minutes. Yeezy ayant prouvé ses incroyables talents de producteurs sur les précédents volets de sa croisade créative, les véritables interrogations résidaient ici dans la dynamique de la relation artistique entre le rappeur new-yorkais et le producteur de Chicago, ainsi que dans la capacité de Nas à retrouver sa forme d’antan.

Intitulé Nasir, un titre qui correspond au prénom du natif du Queens, ce nouvel album est un manifeste engagé en faveur de la cause noire, porté par des samples puissants et magnifiquement arrangés par Kanye West. De l’épique “Not For Radio” au frénétique et anxiogène “Cops Shot the Kid”, en passant par le langoureux “Bonjour” ou le jazzy “White Label”, le travail de Kanye West sur Nasir transporte l’auditeur dans un univers de samples pointus, originaux et résolument old school. Il y a quelques semaines, Yeezy tweetait qu’il se sentait comme un ado à l’idée de produire un album de Nas, l’un des artistes majeurs du hip-hop américain depuis la sortie de son classique Illmatic en avril 1994. A l’écoute de Nasir, force est de constater que Kanye West a encore livré un travail de très bonne facture en terme de production, en apportant sa vision unique et sa sensibilité artistique, sans jamais essayer de recopier le travail des précédents collaborateurs de Nas.

Même si le nouveau projet de Nas brille de par sa cohérence sonore et sa qualité globale, “Not For Radio”, “Cops Shot the Kid” et “everything” sont assurément les moments forts de Nasir. Pour le premier cité, la production tout en choeur et en tonalités grandiloquentes confère au morceau une dimension épique, renforcée par les superbes interventions de Puff Daddy et de la révélation 070 Shake, déjà présente sur “Ghost”, le meilleur morceau de Ye. Les différentes générations du rap new-yorkais entrent ici en communion. Sur “Cops Shot the Kid”, Kanye West sample le mythique “Children Story” de Slick Rick, apportant ici au morceau une portée aussi symbolique que les déchirants dernières paroles du morceau : “Cops shot the kid, I can still hear scream / Le flic a tiré sur l’enfant, je peux encore l’entendre crier.” Troisième véritable sommet de l’album, “everything” est quant à lui une longue fresque atmosphérique qui semble tout droit sorti de 808’s and Heartbreak du fait de ses sonorités mélancoliques et son refrain chanté par Kanye West. En un mot comme en cent, Yeezy a donc fourni un travail plus que solide sur Nasir.

Photo : Eddie Lee/Hypebeast

Dès la cover de son album, Nas a souhaité donné le ton de Nasir. Cette photo de Mary Ellen Mark a en effet été prise en 1988 dans la ville de Dallas et figure au sein d’une série intitulée “The War Zone”, une plongée dans les ghettos noirs des villes du Texas ravagées par l’épidémie du crack. Oeuvre intensément politique, le nouvel album du rappeur du Queens évoque sur chacun de ses morceaux les dysfonctionnements de la société américaine, de la récurrence des violences policières sur “Cop Shot the Kid” à la récente controverse du Starbucks de Philadelphie sur “everyday.” Sur le morceau d’introduction du projet, “Not For Radio”, Nas enchaîne les arguments en faveur de la cause noire, en kickant comme à la belle époque, se montrant souvent juste mais parfois complètement à côté de la plaque et versant dans la désinformation, comme lorsqu’il proclame : “Fox News was created by black dude / Fox News a été créé par un mec noir”, alors que la chaîne conservatrice  a été lancée en 1996 par le magnat des médias Rupert Murdoch.

Moins tranchant que sur le glacial Illmatic, Nas prouve qu’il n’a tout de même rien perdu de sa plume aiguisée, de son flow enragé et de son regard acéré sur les problèmes de la communauté noire dans l’Amérique contemporaine. Malgré le propos engagé et souvent légitime du new-yorkais, difficile de ne pas voir dans le fond de Nasir un certain anachronisme. Plusieurs journalistes américains ont en effet déploré que Nas ait décidé de s’adjuger les services de Kanye West pour enregistrer un projet profondément marqué par les questions politiques et sur ce que veut dire être noir aux Etats-Unis en 2018. Le contexte étrange instauré par les multiples controverses créées par Kanye West ces dernières semaines, de ses propos sur l’esclavage à ses soutiens répétées au président Trump et à Candace Owens, tête d’affiche de l’extrême droit américaine et fervente opposante au mouvement Black Lives Matter, créent un véritable conflit interne au sein de Nasir. Le propos engagé de Nas s’en retrouve en quelque sorte atténué, ou du moins, il perd en authenticité.

L’autre anachronisme dérangeant de Nasir réside dans le silence intégral du natif du Queens sur l’affaire Kelis. L’ex-femme du rappeur l’a en effet récemment accusé d’avoir abusé d’elle physiquement et psychologiquement au cours de leur mariage, transformant son existence en un véritable calvaire. Alors que la réponse de Nas était attendue par ses fans et par l’opinion publique, Nasir n’évoque à aucun moment ce sujet. Avec un titre aussi personnel, il aurait pourtant été logique de voir le new-yorkais se livrer à un exercice d’introspection, à la manière de Kanye West sur Ye et de ce dernier et Kid Cudi sur Kids See Ghosts. Malheureusement pour les fans de rap, la question de la dissociation entre l’homme et l’artiste ne manquera pas de se poser une nouvelle fois. Car s’il ne se livre pas sur sa relation avec son ancienne épouse, Nas ne manque pas d’évoquer son amour pour la gente féminine et pour les plaisirs de la chair, comme sur “Adam & Eve” où il lance “sexual addiction, gangsters tradition”, comme pour justifier ses agissements vis-à-vis du sexe opposé. C’est là que réside tout le paradoxe de Nasir, qui, tristement, constitue sa faiblesse. Nas a beau réclamer plus d’égalité, de droits et de justice dans la société tout au long de son album, il laisse complètement de côté le problème de la place de la femme dans cette même société, alors même qu’il est englué dans une affaire de maltraitance domestique.

Comme on pouvait s’y attendre, Nasir est donc une oeuvre complexe sur le fond et sur la forme. Brillant musicalement parlant, le nouveau projet de Nas pêche dans son discours, bien que très souvent engagé à bon escient et nécessaire d’un point de vue civique, le propos du légendaire new-yorkais est aussi trop anachronique et passe malheureusement sous silence des thématiques graves. Que l’on adhère ou pas au mutisme de Nas, Nasir doit néanmoins être considéré comme un projet très intéressant et dénué de point faible, au cours duquel Kanye West confirme qu’il est bien l’un des meilleurs producteurs au monde. Il signe le retour au premier plan de l’un des pionniers du hip-hop moderne, qui prouve ici qu’il n’a rien perdu de sa superbe malgré le poids des années. Là est peut-être la force principale de Nasir, dans cette union réussie entre deux vétérans du hip-hop, animés par le désir de créer un album contestataire, puissant et profondément ancré dans son époque.

Nasir est à (ré)écouter ci-dessous.