Sneakers de luxe et millennials : la révolution des enseignes de haute-couture

Conquérir un public jeune et trendsetter est un challenge vital pour les géants de la mode ces dernières années. La nomination de Demna Gvasalia à la tête de Balenciaga en octobre 2015 semble avoir ouvert la voie à toute l’industrie pour y parvenir grâce à une pièce : la sneaker de luxe.

Dad shoes ou chunky sneakers, ces modèles initialement vus comme une tendance très passagère dans la mode semblent au contraire beaucoup plus profondément ancrés dans la stratégie de modernisation des géants de la haute-couture et du luxe. L’objectif est simple : toucher un public plus jeune, moderniser son image et s’inscrire dans la “hype”. À ce titre, la nomination de Virgil Abloh à la tête des collections Homme de Louis Vuitton est un excellent exemple puisque le designer américain coche les 3 cases. Plus globalement, il est facile d’observer que tous les acteurs majeurs du genre ont sorti leur version de la sneaker de luxe et tous connaissent le succès dans ce rapprochement entre haute-couture et streetwear : Balenciaga et sa Triple S, Prada et sa Cloudbust, Louis Vuitton et sa Archlight, Gucci et sa version SEGA, Versace et sa “Chain Reaction” en collaboration avec 2 Chainz ou encore Margiela et son modèle “Fusion” recouvert de colle. Ces différents modèles ont tous été largement teasés sur les réseaux sociaux, faisant grimper l’attente, avant d’envahir le marché et devenir le produit phare de ces marques, aussi bien en ligne qu’en boutique.

Black and white.⠀ Photo : @morgansynge

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Dans le même temps, les chiffres prouvent l’existence de cette tendance et surtout, ses résultats. Pour la période Printemps/Été 2018, les ventes de sneakers de luxe ont augmenté de 50% en comparaison avec la même période en 2017. Pour ces prestigieuses marques, il a donc été question de sortir de leur zone de confort en proposant des designs innovants sur une pièce qui ne correspond initialement pas à l’héritage du siècle dernier. Matt Cohen, vice-président du développement et des stratégies chez Goat Group, estime que “les marques ne pensent plus comme avant et au lieu de ça, développent leur gamme et s’éloignent de leur zone de confort qui est de créer le même produit dans différentes couleurs pendant des années.” Et pour cause, pour répondre au besoin de toucher les fameux “millenials”, le besoin de singularité et de nouveauté est urgent, comme l’a montré Demna Gvasalia, encore lui, chez Balenciaga. Bien que l’enseigne fondée en 1919 possédait déjà une gamme de footwear avant son arrivée, elle ne ressemblait en rien à ce qu’il a ensuite proposé, en s’inspirant évidemment du streetwear et surtout du sportswear. Le pari de s’inspirer du shape de runners vintage ou de dad-shoes bon marché pour en faire des sneakers modernes, imposantes et luxueuses s’est avéré payant, à l’image de l’incontournable Triple S. Cette dernière devrait permettre à Balenciaga d’atteindre le milliard d’euros de revenus annuel d’ici la fin de l’année 2018 alors qu’elle est déjà la marque du groupe Kering qui se développe actuellement le plus vite. Dans le même temps, selon le directeur exécutif du groupe, les millenials, notamment masculins, représentent 60% de ses ventes totales.

Si cette volonté des enseignes de luxe de s’immiscer dans le marché de la sneaker peut paraître opportuniste, il est surtout question pour elles de répondre à une concurrence nouvelle et inattendue ces dernières années : les marques de sportswear. Les clients de Balenciaga, Prada ou Louis Vuitton se sont pour certains ouverts à des sneakers grand public, délaissant alors le footwear souvent plus traditionnels de ces marques. La raison à cela est que porter une paire de sneakers avec des pièces issues de la haute-couture ne choque plus et est même devenu une tendance, à l’image de l’outfit de Virgil Abloh au MET Gala 2018, où il arborait un costume blanc crème très sobre de sa première collection pour Louis Vuitton avec sa paire de Air Jordan 1 réinventée dans le coloris “University Blue”. Dès l’instant où le luxe se matche avec un footwear résolument urbain, des marques qui parlent au grand public deviennent alors une concurrence et justifie un besoin de renouveau pour des enseignes de luxe historiques. Si cela pouvait paraître futile il y a encore 2 ans, la collaboration entre Supreme et Louis Vuitton ou l’omniprésence de la collaboration “The Ten” de Nike et Off-White aux différentes Fashion Week prouvent le rapprochement de ces deux mondes perçus comme opposés depuis le début des années 1990. Dès lors, voir la Archlight de Louis Vuitton aux cotés d’une Air Jordan dans un classement des meilleures sneakers de l’année ne choque même plus. Les outfits mêlant une sneaker de luxe à des pièces de sportswear ou de casual wear est même devenue une tendance, signe que la transition a été acceptée de tous et ce des deux côtés de la balance.

Le succès immédiat pour ces enseignes sur le marché des sneakers vient aussi du fait qu’elles proposent ce que les leaders du marché ne font pas ou très peu. De Nike à adidas en passant par Converse et Jordan, la plupart de ces piliers du footwear urbain visent le grand public et se placent donc dans des gammes de prix permettant au consommateur lambda de pouvoir rentrer dans son budget. Quitte à devoir limiter la qualité des matériaux et à proposer des designs plus minimalistes. Lorsque Versace, Balenciaga ou Prada sortent leurs divers modèles, ils ont ainsi le champ libre pour dominer une gamme de sneakers de luxe qui n’existait pas jusqu’à présent, permettant ainsi de combler les millenials les plus aisés et férus des dernières tendances. Au final, le fond du produit proposé ne diffère pas forcément de ce qui est proposé ailleurs sur le marché, mais le client attiré est nouveau pour ces marques, ce qui permet un développement nouveau et la conquête d’un marché peu exploité jusqu’ici. Dans le même temps, le savoir-faire de ces enseignes en matière de matériaux, de design ou encore de choix de coloris renforce l’idée que les modèles les plus prestigieux s’apparentent à des oeuvres d’art qui s’arrachent facilement, même si le prix dépasse parfois allègrement le millier d’euros.

Au-delà des volumes de ventes et des parts de marché glanées, ces sneakers de luxe offrent aussi une nouvelle image à des anciennes marques parfois perçues comme vieillottes de par un classicisme presque forcé par leurs héritages. L’avènement d’Instagram participe fortement à cette nouvelle ligne puisqu’il permet de créer un imaginaire autour des marques repensé pour les nouvelles générations ainsi que de mettre en place des campagnes de communication touchant ces nouvelles cibles. Cela combiné à des produits plus orientés streetwear et donc forcément tendances semble finalement être la fontaine de Jouvence que ces géants de la mode ont longtemps cherché. Avec un marché bientôt saturé, le challenge va être de taille pour les marques de luxe : il leur faudra désormais renouveler leur offre et réussir à continuer d’innover. Sous peine, sans doute, de perdre cette bagatelle de jeunes clients, qui sont sûrement les plus volatiles.