Joaquin Phoenix, une trajectoire unique et hors-norme

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“Oscars are full of sh*t.” Ces mots prononcés début 2018, à quelques semaines de la plus prestigieuse des cérémonies du 7ème art, se passent de traduction, résonnent et interpellent. Surtout quand ils sont prononcés par le meilleur acteur de sa génération, Joaquin Phoenix. Agé de 45 ans, le natif de San Juan à Porto Rico semble pourtant enfin avoir trouvé une stabilité, autant intérieure que professionnelle. Et il pourrait bien être (enfin) récompensé aux Oscars en février prochain pour sa partition éblouissante dans Joker. Aux côtés des plus grands réalisateurs, il cultive depuis des années sa différence et son authenticité. Son récit dessine la trajectoire singulière d’un acteur qui a su imprégner, à travers les personnages qu’il interprète, d’une gamme d’émotions profonde et complexe qui se module au fil de ses tourments personnels.

La construction d’un artiste

À notre époque, la différence la plus notable entre Phoenix et ses compères est certainement son absence totale des réseaux sociaux. Certaines célébrités les utilisent pour renforcer le lien avec leurs propres fans en les inspirant au quotidien, d’autres y voient un moyen de promotion redoutable. Pas lui. Ses performances sur le grand écran représentent l’unique relai qu’il entretient avec ses admirateurs. Et c’est sans aucun doute dans ce cadre qu’il s’exprime le mieux. Né dans une famille d’artistes, ses parents faisant également partie de la secte des Enfants de Dieu, Joaquin Rafael Bottom est en quête perpétuelle de reconnaissance. Coincé entre une idéologie sectaire et un quotidien partagé avec ses soeurs Rain, Liberty et Summer, ainsi que son frère ainé River, les prémices d’une solitude future l’accompagnent à chaque voyage initié par leurs parents à travers l’Amérique centrale, l’Oregon et la Floride.

Il s’attribue, seul, le pseudonyme “Leaf Phoenix” à ses débuts, de sorte à avoir lui aussi un nom lié avec la nature. La volonté de se démarquer le caractérise ainsi depuis son plus jeune âge, lui qui est confronté à une rage, inexplicable et rebelle, enfouie en son for intérieur. La mort de son frère River (qui devait être la nouvelle étoile d’Hollywood) suite à une overdose en 1993 a certainement compressé tous les maux accumulés au cours de son enfance, afin de n’en former qu’un seul. La complexité de ses personnages, distante, profonde, s’est ainsi construite à ce moment précis. Son destin était écrit. Il ne manquait plus qu’à l’expérimenter afin d’ajouter les ingrédients nécessaires à une carrière devenue quasi-parfaite.

Welcome to Hollywood

Gus Van Sant, qui avait dirigé River dans My Own Private Idaho, découvre le charisme fascinant de Phoenix dans To Die For, sorti en 1995. Alors âgé de 21 ans, le public découvre un jeune adulte, au regard lourd et pénétrant, marqué d’une cicatrice au-dessus de la lèvre supérieure. Cette cicatrice, qui le suit toujours aujourd’hui, pourrait définir l’acteur. Menaçante, troublante et vulnérable, elle s’adapte à la psychologie du personnage joué. Le départ de son frère le suit et le forge. Après l’obtention de rôles de seconde zone pendant quelques années, c’est en 2000 que Ridley Scott le choisit pour l’interprétation de Commode dans Gladiator.

À seulement 25 ans, il signe une prestation exceptionnelle pour son jeune âge, déjà doté d’une maturité étonnante et d’une puissante capacité à maîtriser un panel d’émotions. Au-delà du succès planétaire du film, de la bande-originale de Hans Zimmer et de la performance de Ridley Scott, c’est bien Joaquin Phoenix que l’on remarque. Shyamalan (Le Sixième Sens, Split) en prend conscience et lui attribue un rôle majeur dans Signs aux côtés de Mel Gibson en 2002. Si la qualité intrinsèque du film peut susciter le débat, Joaquin quant à lui sublime certains moments du film, dans un registre tout autre que dans ses précédents rôles.

En 2005, il étonne de nouveau le monde entier en illustrant la vie de Johnny Cash dans Walk The Line. Son implication à travers le film vient soutenir son talent naturel. Ses méthodes d’acting se façonnent à chaque tournage, ses initiatives prenant le pas sur les habituelles formalités utilisées par les réalisateurs. Il va, à travers ce biopic, chanter lui-même les tubes de la légende de la country. L’impression est telle qu’il est nommé aux Oscars pour la première fois et connaît dans le même temps les campagnes de promotion liées à la cérémonie. Premier signe d’une métamorphose annoncée, il reconnaîtra des années plus tard que cette période était l’une des pires de sa vie.

Les raisons sont multiples, mais elles résident surtout dans cette bataille d’image inutile, cette énergie dépensée pour une récompense qui n’a aucun sens à ses yeux. Nous parlions d’expérience de vie formatrice en début d’article et cette course aux Oscars en est le parfait exemple. Joaquin Phoenix se rend compte, inconsciemment, que ce mode de vie n’est pas le sien. Sa difficulté à concilier sa vie personnelle et ses devoirs en tant qu’acteur bankable l’amène à une prise de conscience : un changement, nécessaire, s’annonce. Pas totalement conscient de cette tournure, il continue à obtenir des rôles intéressants, notamment chez James Gray avec We Own the Night (2007) et Two Lovers (2009), dans lesquels il peaufine un peu plus son jeu.

Reboot

Confronté à l’alcool et aux drogues douces, Phoenix initie une mise au point intérieure. Être confronté à la mort d’un proche aussi jeune, tout en menant une carrière à Hollywood, n’est pas un destin facile. I’m Still Here, réalisé par Casey Affleck en 2010, représente alors le tournant majeur de sa carrière. La fiction et la réalité s’entremêlent dans ce documentaire, où Phoenix tente tant bien que mal de devenir un rappeur reconnu après avoir annoncé la fin de sa carrière cinématographique. L’oeuvre soulève une multitude de questions existentielles. Quel rôle doit jouer un artiste face à un succès étouffant ? Quelle image de soi-même perçoit-on ? L’investissement de Phoenix dans ce documentaire, qui devait à l’origine durer dix petites minutes, captive.

C’est la réponse brutale à des questions qui l’oppressent et mettent en relief tous les travers connus par les têtes d’affiche d’Hollywood. Phoenix est tellement ancré dans son personnage qu’il laisse les médias dans le flou le plus total, sans véritablement s’en soucier. Son personnage, supposé fictif, est bien réel lorsqu’il prend part à des interviews, notamment celle chez David Letterman qui est devenue culte par la suite. Il s’inflige personnellement tous les dommages que lui et Affleck souhaitent rendre compte à travers ce “mockumentary”. À la suite des diverses polémiques suivant la sortie du film, Joaquin Phoenix assume. Ces aspects marginaux, instables et détachés d’un environnement dans lequel il évolue pourtant, il les embrasse. Et la suite de sa carrière parle pour lui.

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Affirmation et confirmation

2012 est l’année de sortie de The Master, réalisé par Paul Thomas Anderson, dans lequel Phoenix réalise sans doute la plus belle performance de sa carrière. En prenant les traits d’un ancien combattant de guerre revenu dans la dure réalité de la vie, il s’investit comme rarement dans une lutte intérieure. Certaines scènes comptent parmi les plus marquantes de ce siècle et son absence (remarquée) aux Oscars représente dès lors le fossé créé entre l’industrie d’Hollywood et sa personne.

L’année suivante dans Her, réalisé par Spike Jonze, il interprète Théodore, un homme solitaire confronté à une société futuriste où la solitude et la marasme se noient dans une marée abondante de nouvelles technologies. Il se lie d’abord d’amitié avec une intelligence artificielle, à travers laquelle il réussit à saisir toutes les subtilités et les tourments de l’amour et à surpasser ses démons intérieurs. Plus qu’une performance, c’est une véritable prouesse, puisque Phoenix dépeint à lui tout seul les joies et les chagrins d’un couple, tout en restant crédible et terriblement touchant. Pour beaucoup, ce film (et sa bande-originale) sont une aide incommensurable face à la solitude et le délaissement quotidien. Her sert de tremplin à Phoenix, qui enrichit sa filmographie d’une nouvelle palette, sensible et naturelle.

Inherent Vice, The Irrational Man et plus récemment You Were Never Really Here viennent confirmer le tournant pris dans la carrière de l’acteur. Dans le film de Lynne Ramsay, il arrive notamment à provoquer de la compassion et de l’empathie envers son personnage (un tueur en série), brutal et stoïque la plupart du temps. La formule n’a pas changé, Phoenix agit à l’instinct. La majorité des réalisateurs avec lesquels il a travaillé évoque ce phénomène : ils sont dans l’obligation de lui laisser une part de liberté durant le tournage. Ramsay compare même l’acteur à une “âme soeur cinématographique” après leur collaboration. Ce n’est pas un hasard si la réalisatrice britannique fait ce rapprochement : les deux disposent d’une approche artistique primitive, sans artifice et parole inutile. Un éloge soulignant la maîtrise de Phoenix, façonnée par un cheminement singulier, de tournages et d’expériences diverses, ainsi que d’une vision unique. 

Acteur connu et reconnu pour son talent, Joaquin Phoenix n’est pourtant pas souvent présent dans l’inconscient collectif lorsqu’il est l’heure d’évoquer les meilleurs acteurs du circuit. Inutile d’ajouter qu’il est certainement désintéressé par ce genre de débat. Et là réside toute sa singularité. Accompagnée de Rooney Mara à la ville, rencontrée sur le tournage de Her, le natif de San Juan semble enfin avoir trouvé son équilibre personnel. Déjà admiré par les cinéphiles du monde entier, Joaquin Phoenix est probablement définitivement entré dans le coeur du grand public avec son rôle époustouflant dans le Joker de Todd Phillips.

Car outre une réalisation sans-faute et son intrigue efficace, Joker repose avant tout sur les épaules d’un seul homme. Un clown à l’agonie, livrant ici une performance qui fera date dans l’histoire du septième art. De la première à la dernière minute, Joaquin Phoenix nous propose une interprétation intimement personnelle du méchant imaginé en 1940 par Bob Kane, Bill Finger et Jerry Robinson. Souvent dépeint comme un pur psychopathe, génie du crime fantasmant sur le chaos absolu, le Joker revêt ici l’apparence d’un homme délaissé, brisé, qui s’abandonne peu à peu à ses pulsions les plus sombres. Des pulsions qui sont pour lui le seul moyen d’exister aux yeux du monde.

Avec lui, le rire compulsif devient une véritable souffrance, tant pour son personnage que pour le spectateur, qui se sentira souvent extrêmement mal à l’aise devant le jeu sidérant et malsain de l’acteur américain. Tout, de ses incontrôlables éruptions de rires mêlés aux sanglots, à ses danses hantées et ses yeux emplis de malheurs, Joaquin Phoenix confère ici une dimension profondément humaine au Joker, comme jamais auparavant. Après la performance inoubliable de Heath Ledger dans The Dark Knight, quel était l’acteur le plus à même de reprendre le flambeau ? Sûrement le meilleur de sa génération.