Les interrogations étaient nombreuses. En début d’année, le Metropolitan Museum of Art de New York annonçait que le thème de l’édition 2019 de son célèbre gala tenait en un mot : camp. Moins connue dans l’hexagone que de l’autre côté de l’Atlantique, cette esthétique est particulièrement célèbre pour sa difficulté à être expliquée. Néanmoins, les images qui nous sont arrivées ce matin du tapis rouge des “Oscars de la côte Est” permettent de saisir les grands axes de ce courant stylistique. Les millions de plumes de la robe de Cardi B, les mille visages d’Ezra Miller, le look androgyne d’Harry Styles, Jared Leto en robe se baladant avec sa propre tête sous le bras… L’extravagance était le maître mot de ce lundi soir dans l’Upper East Side. Dans l’essai actant l’existence de l’esthétique camp paru en 1964, Susan Sontag écrivait : “C’est l’amour de l’anormal, de l’artifice et de l’exagération. C’est la dépense stylistique, le triomphe du style androgyne et efféminé.” Voilà pour une définition limpide du camp.
C’est dans les salons de Louis XIV, le Roi Soleil, que ce mouvement décalé fait ses premiers pas, prenant un malin plaisir à brouiller les genres entre masculinité et féminité. Le dramaturge Molière théorise cette mouvance, en expliquant qu’elle met en avant “la théâtralité, la mascarade, l’exubérance.” Les nobles de l’époque vouent alors un véritable culte aux artistes de la renaissance et de l’antiquité greco-romaine, qui représentaient parfois l’homme dans des positions résolument efféminées. Car le camp n’est pas qu’une question d’habillement, il est également une question d’attitude. Comme l’explique le magazine Antidote, c’est en effet à cette époque que se démocratise la pose “contrapposto”, passée à la postérité grâce au célèbre Portrait de Louis XIV en costume de sacre de Hyacinthe Rigaud. Une main se pose sur les hanches, ces dernières s’inclinent subtilement et la jambe se plie légèrement : l’homme abandonne sa posture habituelle pour embrasser sa féminité.
Le camp poursuit son essor au sein de l’Angleterre victorienne, où de nombreux hommes sont arrêtés par les autorités pour s’être grimés en femmes. Le célèbre dandy Oscar Wilde personnifiera cette esthétique dans la deuxième partie du XIXème siècle, dans une société puritaine où l’homosexualité est vue comme une maladie. Néanmoins, pour Andrew Bolton, commissaire d’exposition au sein de l’Institut du Costume du Metropolitan Museum of Art et décideur du thème du MET Gala 2019, le camp ne peut être réduit à une expression de l’homosexualité. ““Beaucoup ont une idée très définie de ce qu’est le camp – c’est quelque chose de superficiel qui concerne les hommes gay et les travestis- ce n’est pas faux, mais c’est loin de se limiter à ça” expliquait-il à Vogue il y a quelques jours.
Pour le conservateur, le camp est une histoire “de pose, de performativité, de jeu et de déguisement.” Fait-on alors face à un carnaval burlesque, chargé d’un message d’ouverture et d’acceptation ? Toujours pas pour Andrew Bolton, qui explique dans les colonnes de Vogue que le camp est “aussi insaisissable qu’une amibe ou que du mercure liquide.” Pourtant, en 1964, l’essayiste américaine Susan Sontag offrait au mouvement son manifeste “officiel” : Notes on Camp. Elle y décrit les piliers de cette esthétique sensible, comme la frivolité, l’ironie, le goût pour l’excessif et la fausse naïveté. “La marque de fabrique du camp est l’esprit d’extravagance. Une femme qui se promène dans une robe faite de trois millions de plumes est camp” résume-t-elle dans son essai passé à la postérité. Elle qualifie ensuite le camp de “dandyisme à l’âge de la culture de masse” et de “l’extension la plus poussée, en sensibilité, de la métaphore de la vie vécue comme dans un théâtre.”
Passé de l’underground au mainstream suite à l’immense succès de l’essai de Susan Sontag, le camp prendra rapidement son envol dans le show-business américain de la deuxième partie du XXème siècle, grâce aux extravagances artistiques et stylistiques d’artistes tels que Cher, Liberace, Bette Midler ou encore Dusty Springfield. Des programmes télévisuels mythiques et fortement imprégné de camp comme Dallas et Dynasty favoriseront également son essor dans la pop-culture. Pourtant, rien ne prédestinait le camp à un tel destin. Comme le notait Susan Sontag dans son essai : “parler du camp, c’est le trahir.” Le mouvement ne tardera pas à séduire le vieux continent et sera lui aussi théorisé par l’auteur français Patrick Mauriès en 1979, dans Second manifeste camp. Il y livre sa définition de ce style, quelque chose pourtant indéfinissable selon ses propres termes : “C’est une question de degré, de curseur, une manière de prendre les choses non pas au deuxième, mais au trentième degré. (…) La mode est bien sûr un lieu possible du camp, puisque c’est le lieu de l’apparence, mais le camp implique aussi une certaine forme d’esprit, d’insouciance et d’irrespect.” Le camp se joue donc aussi bien sur la forme que sur le fond.
Des couturiers jouant sur l’androgynie deviendront les porte-drapeaux de ce courant, à l’image de Jean-Paul Gaultier ou John Galliano, avant qu’Alessandro Michele ne reprenne brillamment le flambeau lors de sa nomination chez Gucci en 2015. Avec en point d’orgue, son défilé Spring/Summer 19 organisé au Palace lors de la Paris Fashion Week. C’est dans ce temple de la nuit parisienne, emblême de la culture queer et drag des 80’s, que le fantasque créateur avait installé les quartiers de sa marque, assumant pleinement l’exubérance passée des lieux et toute sa symbolique. Opulente, à mi-chemin entre excentricité et kitsh, inspirée des années 1970 et parsemée de références à la pop-culture à l’image de l’hommage à la chanteuse Dolly Parton, ce défilé avait offert de nombreuses pièces surprenantes. Costume vert pomme, cardigan à rayures, trench coat à carreaux, veste satinée, robe en peau de serpent ou encore manteaux aux coupes grandiloquentes… le camp était partout.
Rien d’étonnant donc dans le fait de voir la maison Gucci devenir partenaire majeur de l’exposition “Camp : Notes on Fashion”, inaugurée en grande pompe hier soir au musée du MET. Le choix de ce thème n’a par ailleurs rien d’anodin dans la conjoncture actuelle, que l’on parle de mode ou de société. Imaginée en contradiction à la sobriété et au minimalisme stylistique, le camp prône une sorte d’exubérance positive et bien évidemment, l’acceptation de tous, qu’importe ses origines, ses goût ou ses croyances. Un joli pied de nez adressé aux conservateurs et aux recteurs de la soit-disant bien-pensance, dont les idées gagnent malheureusement du terrain aux quatre coins du monde.
En désignant la philosophie camp comme thème du gala du MET, les organisateurs de l’événement le plus en vue du printemps ont fait un choix un fort et assurément politique. Ce ne fût pas pour déplaire aux amateurs de mode et aux curieux du monde entier, qui ont, cette année plus que jamais, pu admirer des outfits plus fous les uns que les autres. Ce n’est pas les tenues changeantes de Lady Gaga, les ailes d’ange d’Emily Ratajkowski ou la robe Cendrillon de Zendaya qui diront le contraire.