C’est l’histoire d’un éternel outsider. D’un ancien membre d’Odd Future, moins mis en avant par la critique qu’un Frank Ocean ou un Earl Sweatshirt. Malgré une très belle productivité, Tyler, The Creator a longtemps cherché sa place. Du rappeur agressif et parfois extrême de Bastard et Goblin au mélancolique “Flower Boy”du projet éponyme, qui lui valut une nomination aux Grammy Awards, le californien a toujours mis un point d’orgue à se créer des alter-egos artistiques. Il a en présenté un nouveau vendredi dernier, en la personne d’Igor. Sorte de double doux-amer de Tyler, Igor évoque immédiatement l’archétype littéraire du personnage difforme, servile et malsain. La cover du projet va dans ce sens. L’univers coloré et naturel de Flower Boy a laissé placé à la saturation et au registre du bizarre. Tyler, The Creator avait néanmoins prévenu ses fans en amont de la sortie du projet : Ce n’est pas Bastard. Ce n’est pas Goblin. Ce n’est pas Wolf. Ce n’est pas Cherry Bomb. Ce n’est pas Flower Boy. C’est IGOR. Ne vous jetez pas dedans avec l’espoir d’écouter un album de rap. Ne vous jetez pas dedans avec l’espoir d’écouter un quelconque album. Juste, allez-y, jetez-vous dedans.” Le ton était donné.
D’entrée de jeu, Tyler cherche à bouger son auditeur. Titre ouvrant l’album, “IGOR’S THEME” est un fouillis contrôlé, dans lequel se mêlent nappes synthétiques grasses, tirs de blasters, la voix de Lil Uzi Vert, des notes de pianos, des hurlements… On ne sait pas où on est, ni ce qu’on écoute et pourtant, cela fonctionne. Cela fonctionne même plutôt très bien. C’est cet anachronisme contrôlé, cette fureur tempéré, qui fera la force d’IGOR. Un projet à fleur de peau, qui traite du thème le plus universel qu’il soit, la souffrance amoureuse. Tyler, The Creator se donne en effet corps et âme sur ce sixième album studio, qu’il a lui-même composé, produit et arrangé. Prenant le contre-pied de l’industrie musicale actuelle, plus que jamais concentrée sur les chiffres de streaming et les certifications, l’ancien membre d’Odd Future offre ici un projet dense, puissant, qui s’écoute dans sa globalité et d’une traite. Ce voyage sonore au coeur de la psyché aigre-douce de Tyler, The Creator est assurément l’un des albums majeurs de cette première moitié d’année.
Décontenancé, l’auditeur fait face à des morceaux aux multiples facettes, qui donnent parfois l’impression de se démultiplier, tant ils sont polymorphes. Un réel sentiment d’urgence se dégage alors du projet de Tyler, The Creator, du fait de ce séquençage nerveux et saccadé des différents titres. Comme s’il passait d’une émotion à une autre en un clin d’oeil. Car comme expliqué plus haut, IGOR est la confession d’un artiste en plein doute sentimental, rongé par une rupture difficile et une sensibilité à fleur de peau. Sur le fond comme sur la forme, Tyler, The Creator exprime un nombre incalculables de sensations, sur des titres comme “EARFQUAKE” où il implore “Don’t leave it’s my fault/Ne pars pas, c’est de ma faute” ou encore sur “I DON’T LOVE YOU ANYMORE” et “ARE WE STILL FRIENDS?”
Outre une atmosphère indéniablement G-Funk et une ambiance soul qui imprègnent le projet dans sa globalité, le californien multiplie les incartades, tantôt pop, tantôt jazz… Tyler associe le piano au synthé, en passant par des basses saturées, des guitares rythmiques à des invités de choix. On retrouve notamment Kanye West, Pharrell, Playboi Carti, Solange, Kali Uchis, Santigold ou encore Lil Uzi Vert sur ce disque, sans qu’aucun d’eux ne soit crédité. Leurs apparitions furtives, discrètes, sont là pour rappeler que le mal-être de Tyler demeure la clé de voûte de ce projet. En basant son projet sur l’ambivalence de la haine et du désir, le fondateur de GOLF le FLEUR* a réussi son pari. Celui d’émouvoir, comme de surprendre. Tyler, The Creator a surtout compris que l’expérience sonore était désormais le véritable enjeu d’un projet de rap US. C’est ce qui rend son IGOR aussi éblouissant. L’attention qu’accorde le natif de Los Angeles à ses productions et à ses arrangements confère à son sixième album une résonance plus que particulière.
Pour toutes ces raisons, IGOR doit être considéré comme le meilleur album de la carrière de Tyler, The Creator. Ou du moins, son plus abouti sur le plan musical, tant nous faisons presque face à un concept album. Plus créatif que jamais, le fantasque rappeur livre une magnifique réflexion sur le deuil d’une relation et la perte d’un être cher. Toujours aussi habile pour garder un voile de mystère sur son orientation sexuelle, Tyler, The Creator parvient à proposer un album traitant de l’universalité de la peine amoureuse, dans un registre sonore qui en est à première vue très éloigné. Un véritable coup de maître artistique de la part de celui qui n’a plus rien d’un outsider, mais bel et bien d’un très grand.