Comment A$AP Rocky a popularisé le style des grands-mères russes

Retour sur un phénomène planétaire.

A$AP Rocky

Ce fut l’un des feuilletons de l’été. Emprisonné à Stockholm suite à une altercation en pleine rue, A$AP Rocky a passé plusieurs semaines dans une prison suédoise. Les rumeurs sont alors allées bon train sur les conditions de détention du rappeur new-yorkais, amenant de nombreux artistes et autres personnalités de l’entertainement à lui apporter du soutien. Plus surprenant encore, le président américain Donald Trump avait publiquement réclamé la libération de Rakeem Meyers, avant d’offrir au monde un tweet surréaliste lorsque ce dernier eut enfin retrouvé sa liberté : “A$AP Rocky released from prison and on his way home to the United States from Sweden. It was a Rocky Week, get home ASAP A$AP! ” Bien évidemment, les médias people américains ne pouvaient louper le retour du membre du A$AP Mob sur le sol américain, attendant le rappeur à la descente de l’avion. Une fois n’est pas coutume, le natif du quartier de Morningside Heights se démarquait encore de par son élégance.

Costume noir cintré sur le dos, chaussure de ville, chemise blanche et comme souvent désormais, un magnifique foulard en soie sur la tête. Un choix stylistique devenu un véritable leitmotiv chez le rappeur depuis de nombreux mois. Quelques semaines plus tard, A$AP Rocky pousse son expérience stylistique encore plus loin, en dévoilant officiellement le titre “Babushka Boi.” Loin d’être le titre le plus marquant de la discographie de Lord Pretty Flacko, ce nouveau single peut néanmoins être vu comme l’ultime preuve de l’admiration que voue Rocky au style légendaire des grands-mères d’Europe de l’Est. Ces dernières apparaissent d’ailleurs dans le clip bariolé et loufoque de “Babushka Boi”, aux côtés du rappeur voilé. Pour comprendre cette fascination, un petit retour en arrière s’impose.

En novembre 2018, A$AP Rocky fait une apparition remarquée sur le red carpet du LACMA Art+Film Gala à Los Angeles. Conscient de son rôle de trendsetter et d’icône de la mode mondiale, Rakeem Meyers se présente avec un foulard Gucci noué sur la tête, un style habituellement réservé aux “ба́бушка”, les “babushka”, le mot russe pour dire “grand-mère.” Le gamin d’Harlem qui adopte un accessoire de mamie soviétique ? Un succès immédiat. Avant cela, le rappeur avait déjà fait une apparition sur le plateau du Late Show de Trevor Noah avec un foulard sur la tête. “J’encourage tout mes gars à porter des babushkas à partir de maintenant. Silk gang, silk city (ndlr : “Gang de la soie, ville de la soie”)” déclarera-t-il à l’époque. Les réseaux sociaux s’emparent instantanément du phénomène, tandis que de nombreuses célébrités se mettent à adopter le look des grands-mères de l’Est. Au fil des mois, les plus grandes stars de l’industrie musicale revêtiront le foulard, à l’image de Frank Ocean, Rihanna, Offset, Lil Yachty, 2 Chainz, Cardi B ou encore Nicki Minaj. Un compte Instagram répertoriant ces diverses apparitions verra même le jour.

Les grands noms de la mode ne sont pas en reste, les tops Kendall Jenner, Kaia Gerber et Cindy Craword faisant également des apparitions en babushka tout au long de l’année. Mais si ce style si particulier peut être qualifié par le terme “babushka”, sa pièce clé répond au nom de “platok.” Interrogé par GQ en janvier dernier sur son amour pour les foulard noués sur la tête, A$AP Rocky avait révélé la genèse de cette tendance : “Je m’étais fait une sale coupure sur le visage suite à un accident de scooter. J’ai commencé à me balader avec une babushka pour la couvrir (…). J’ai même fait un shooting pour Vogue le lendemain de ma blessure au visage.” Plus qu’une passion dévorante pour la tradition russe, c’est une chute en deux roues qui a amené Rocky à adopter le platok. Néanmoins, ce choix stylistique est porteur de plusieurs symboles forts.

Tout d’abord, il s’inscrit parfaitement dans une tendance commune à la mode et à la société contemporaine : l’uniformisation des genres. Comme l’a prouvé le thème CAMP du MET Gala 2019, les personalités créatives de notre époque ont de plus en plus tendance à arborer des styles unisexes, brouillant ainsi la frontière entre masculinité et féminité. Le “mouvement babushka”, popularisé par A$AP Rocky, bien que déjà initié par un designer comme Demna Gvasalia et son label Vêtements lors de plusieurs défilés, s’inscrit parfaitement dans ce courant. Outre la question du genre, le fait de voir un artiste afro-américain s’approprier avec autant d’élégance une pièce traditionnelle de la culture slave a quelque chose d’extrêmement percutant. Il n’y a qu’à voir le déferlement de commentaires élogieux de la part des fans russes de Rocky sous le clip de “Babushkai Boi” pour comprendre qu’il n’est ici en rien question d’appropriation culturelle, mais bel et bien d’un hommage maîtrisé et surtout, très bien reçu.

Sous-titré en cyrillique et mis en musique par “Murka”, un morceau traditionnel de la culture russe, le trailer de “Babuskha Boi” s’ouvrait sur l’inscription suivante : “Why does this black boy wear a babushka/Pourquoi cet homme Noir porte-t-il une babushka ?” Une façon pour Rocky de démontrer l’anachronisme de l’accessoire qu’il a popularisé. La fascination de Lord Pretty Flacko pour ce style unique peut également s’expliquer pour son attachement à la ville de New York, son berceau. Loin des gratte-ciels de Manhattan et des rues animées d’Harlem dans lesquelles il a grandi, se trouve le quartier de Brighton Beach, à la pointe sud de Brooklyn. Un district immortalisé sur grand écran dans des classiques du septième art comme Requiem for a Dream (Darren Aronofsky), Lord of War (Andrew Niccol) ou encore Two Lovers (James Gray). Ce quartier, surnommé “Little Odessa”, est célèbre pour abriter une gigantesque communauté russophone, majoritairement juive et orthodoxe.

Quiconque déambule sur le littoral de Brighton Beach croisera assurément son lot de babushka, appartenant toutes à des familles russes et ukrainiennes ayant émigré aux États-Unis durant la seconde moitié du XXème siècle. Partie intégrante du New York inconnu des touristes, Little Odessa est une enclave slave comme nul autre pareil en Occident. Alors que le monde du rap américain s’est pendant longtemps passionné pour les codes culturelles de l’Asie, il ne serait pas étonnant qu’A$AP Rocky ait été influencé par la communauté russophone de sa propre ville et de tout l’imaginaire qui l’accompagne, de l’impact de la mafia aux femmes fatales venues du froid, en passant par la valeur de la famille ou du clan.

Quelle que soit ses raisons, le “Babushka Boi” a encore prouvé au cours des derniers mois qu’il était toujours l’une, si ce n’est la plus grande icône de la mode mondiale. En popularisant le platok auprès des plus grandes stars et des plus grands trendsetters, A$AP Rocky a démontré qu’il n’avait que peu en termes d’influence stylistique. Un accomplissement d’autant plus impressionnant qu’il a été réalisé sans jamais que le rappeur soit accusé d’appropriation culturelle par la communauté slave, dans une époque où cette problématique revient de plus en plus sur le tapis. C’est encore un internaute russe qui résume le mieux cette tendance babushka dans les commentaires du clip du nouveau single d’A$AP Rocky : “Il a réussi à rendre nos grands-mères cool à travers le monde entier.” Chapeau bas.