Il aurait pu s’agir d’un match anodin. Le 17 novembre 1984, les Bulls de Chicago accueillent les Sixers de Philadelphie lors de leur onzième rencontre de saison régulière. Ce soir là, les hommes de Kevin Loughery s’inclinent sur leur parquet. Pourtant, l’essentiel est ailleurs. Un jeune rookie avec le numéro 23 sur le dos l’ignore alors, mais il est en train de redéfinir le marketing sportif moderne. C’est par une froide soirée de novembre au Chicago Stadium que Michael Jordan chausse pour la première fois une sneaker qui deviendra un mythe. La Air Jordan 1 fait son apparition aux yeux du monde, posant la première pierre de ce qui se transformera en un empire monumental. Retour sur la genèse de ce triomphe, à une époque où la NBA n’intéressait plus grand monde, où Michael Jordan n’était pas encore His Airness et où Nike n’était qu’un simple outsider.
À l’aube de la saison 1984-85, la National Basketball Association vit des heures sombres, sa popularité à travers le pays étant en déclin progressif. En Europe, sa visibilité médiatique est quant à elle quasi nulle. Pourtant, il se murmure qu’un homme pourrait tout changer. Un jeune arrière originaire de Brooklyn, aussi spectaculaire qu’athlétique, éblouissant en NCAA sous les couleurs de la prestigieuse université de North Carolina. Drafté en troisième position par les Chicago Bulls au printemps 84, il brille ensuite de mille feux avec le Team USA lors des Jeux Olympiques de Los Angeles. La hype est certaine, mais la légende reste encore à écrite. Car s’il s’annonce comme une curiosité de choix, Jordan n’a pas encore foulé les parquets de la grande ligue. Outre son niveau réel à l’étage professionnel, une autre question subsiste à propos du new-yorkais. Quel équipementier rejoindra celui qu’on annonce comme l’une des futures étoiles d’une ligue en quête d’icônes ?
Le plus grand coup de poker du marketing sportif
Durant sa scolarité à North Carolina, Michael Jordan opte pour des Converse All-Star, la chaussure référence dans le basketball de l’époque. Au lycée, ce sont plutôt des paires adidas qui ont ses faveurs. Pourtant, c’est bien Nike qui raflera la mise en octobre 1984. Un événement qui changera à jamais les destinées de la marque au swoosh, de Jordan et… d’adidas. En effet, c’est avec la marque aux trois bandes que le numéro 23 souhaite signer en priorité. La légende dit même que MJ n’avait jamais vu de paires Nike avant de parapher un contrat avec le swoosh. Pourtant, la firme de l’Oregon réussira à convaincre le clan Jordan suite à des longs mois de lobbying, mais aussi et surtout grâce à l’intuition d’un homme : John Paul “Sonny” Vaccarro. Ce consultant en marketing sportif pour Nike est en effet persuadé que son employeur doit signer Michael Jordan dès janvier 1984, sans même que l’on sache si ce dernier se présentera à la prochaine draft NBA. Plus qu’une signature, Vaccaro explique aux pontes de la marque américaine qu’il faut impérativement développer une ligne exclusive pour le numéro 23 de North Carolina.
Loin des standards actuels, le marketing sportif du milieu des années 80 évolue dans des sphères financières bien différentes. Le statut d’égérie ne s’applique qu’à des personnalités iconiques comme Stan Smith, tandis que dans le basketball, seul Kareem Abdul-Jabbar possède un contrat d’équipementier à 6 chiffres ($100 000 avec adidas). Vaccaro va alors implorer Nike de se lancer dans ce pari complètement dingue pour une entreprise jusqu’à alors connue pour ses chaussures de running et dont la valeur boursière est estimée à un peu moins de 25 millions de dollars. Encore plus fou, le fantasque Vaccaro va pousser Rob Strasser, alors numéro 2 chez Nike, à miser tout le budget alloué au sponsoring de nouveaux sportifs sur la seule personne de Michael Jordan. Le joueur pourrait ne jamais exploser au plus haut niveau, se blesser gravement, être impliqué dans des affaires extra-sportives, ses paires pourraient être un fiasco commercial… Pourtant, Phil Knight, le PDG de Nike, décide de faire tapis et propose un contrat hors-norme au jeune Jordan.
C’est là qu’intervient le génie des affaires David Falk. Considéré comme l’agent le plus influent de l’histoire du sport américain, ce requin va dessiner les contours de l’accord qui va révolutionner le monde du sport et propulser toutes ses parties-prenantes dans une nouvelle dimension. L’agent de Jordan demande ainsi à Nike de créer une chaussure et une ligne textile au nom de son poulain, de lui accorder un pourcentage sur chaque article vendu et de mettre sur pied un gigantesque budget promo. L’offre initiale de Nike est pourtant deux fois inférieure à celle d’adidas ($250 000/an contre $500 000/an), mais comprenait bien une ligne exclusive et un pourcentage sur les ventes de cette dernière. Deux conditions qu’adidas n’acceptera jamais. Tout de même déçu par l’offre de Nike, David Falk exige que la marque au swoosh s’aligne sur les $500 000 annuels que proposent adidas. Nike acceptera cette contre-proposition, en baissant toutefois le pourcentage pris par Michael Jordan sur la vente des produits à son effigie. Qu’importe, Nike fait tapis et rafle la mise, en garantissant 2,5 millions de dollars sur 5 ans au rookie des Bulls. Outre l’aspect financier, le Wall Street Journal révélera en 2015 qu’adidas avait également refusé d’aller plus loin car certains de ses dirigeants jugeaient Michael Jordan trop frêle pour réussir en NBA… Une décision qui continuerait de hanter certains cadres de la marque allemande.
“David Falk a privilégié la garantie d’un revenu fixe au détriment des royalties” révèlera des années plus tard Vaccaro. “Au final, c’est une décision qui leur a fait perdre un beau paquet d’argent. Mais avec du recul, ça n’avait aucune importance. Ce n’était pas une grande guerre d’enchères. Ce qui a fait la différence, c’est qu’adidas n’allait jamais accepté de lui offrir plus. C’était la première fois qu’un athlète allait toucher de l’argent avec une chaussure à son nom. Le vrai pari, c’était ça.” Sans que cela ne s’ébruite, Nike protège toutefois ses arrières en listant plusieurs conditions d’annulation de ce juteux contrat, qui forçait par exemple Michael Jordan à être sélectionné au All-Star Game au moins une fois pendant ses trois premières saisons professionnelles. Le 24 octobre 1984, His Airness signe donc un contrat record avec Nike, qui lui permet de toucher 2,5 millions de dollars sur cinq ans. Des chiffres colossaux pour l’époque, qui font voler en éclat de nombreux records. Mais plus que ce revenu fixe, c’est bien le pourcentage de royalties touchés sur les ventes de sa future ligne qui va changer le cours de l’histoire : 25%. Sur chaque Jordan vendue, le joueur des Bulls percevra un quart du prix d’achat.
Le rookie n’est pourtant pas totalement emballé par cette signature, sa mère devant même le forcer à se rendre à la conférence de presse officialisant ce partenariat. Le futur GOAT sécurisé dans l’écurie Nike, il est désormais temps de raconter une histoire au public. David Falk, encore lui, trouvera le nom “Air Jordan” à la fin du mois d’août, en référence à la faculté surnaturelle de MJ23 pour prendre son envol vers le panier. Le designer Peter Moore imaginera le tout premier logo du Jordan Brand, que l’on retrouvera sur les Air Jordan 1 dévoilée un soir de 17 novembre. Cette première paire signature va alors connaître un destin unique. Loin des extravagances stylistiques autorisées de nos jours, la NBA des eighties impose la règle de “l’uniformité de l’uniforme” aux trente franchises qui la composent. Les chaussures portées par les joueurs se doivent d’être au moins à moitié noire ou à moitié blanche, d’être accordées avec les paires de ses coéquipiers et de reprendre le code couleur propre à chaque franchise.
La Air Jordan 1, un carton immédiat
Qu’ils portent ces Nike Air Ship Black/Red ou ces Air Jordan 1, Michael Jordan ne respecte pas la volonté de la ligue. La NBA lui colle un avertissement, puis une deuxième. Une première amende de 5000 dollars tombe finalement et est automatiquement reconduite à chaque manquement à cette règle d’uniformité. Mais plutôt que dissuader son athlète de continuer cette provocation pour mettre en avant ses produits, Nike va se servir de l’intransigeance de la ligue pour créer l’une des campagnes de pub les plus mythiques des années 80. Un plan sur le jeune Michael Jordan, qui part de son visage pour arriver à des Air Jordan 1 censurées, pendant qu’une voix off explique : “Le 15 septembre, Nike a créé une nouvelle chaussure de basketball révolutionnaire. Le 18 octobre, la NBA l’a exclu du jeu. Heureusement, la NBA ne peut pas vous empêcher de les porter.” La AJ1, révélée dans un relatif anonymat, devient alors un objet culturel à part entière, porteur d’un message (faussement) révolté et transgressif.
Disponible pour le grand public à partir du 1er avril 1985, la Air Jordan 1 est un carton immédiat, du fait de l’éclosion du rookie au plus haut niveau et de l’énorme buzz suscité par la campagne BANNED. En seulement un an, Jordan Brand enregistrera 100 millions de dollars de ventes. En 3 ans, Michael Jordan garnit son compte en banque de 37 millions de dollars. Il en gagnera “seulement” 6 millions en 7 années du côté des Chicago Bulls. Les 25% de royalties négociées sur chaque vente de produits Jordan Brand font de MJ un millionnaire à 22 ans. Sur un prix de vente de 65 dollars pour la AJ1, Jordan en empoche 16. Un véritable braquage, qui installera le joueur comme une icône marketing, un businessman respecté, et qui permettra également à son équipementier Nike de devenir le nouveau géant du sportswear. Malgré ce succès retentissant et son nouveau statut, Michael Jordan confessera plus tard dans le late show de David Letterman qu’il trouve que sa “paire est moche.”
Selon USA Today, Michael Jordan aurait gagné 90 millions de dollars en 15 ans de carrière avec les Bulls et les Wizards. Retraité des parquets depuis 2003, il gagne aujourd’hui 145 millions de dollars par an. Sur ses 145 millions de dollars, 130 proviennent des royalties touchées par l’ancien arrière sur la vente de produits Jordan Brand. Une success story sans égale dans le monde du marketing sportif, qui a définitivement changé la face du sponsoring et la place des athlètes dans la stratégie des marques. Le 17 novembre 1984 est l’acte fondateur de la relation unique qui lie Michael Jordan et Nike. Il est néanmoins probable qu’un compétiteur de la trempe du numéro 23 se rappelle davantage de la défaite contre les Sixers que de la première fois qu’il a porté sa chaussure signature. On ne change pas une légende.