C’est l’histoire d’une bavure. Une bavure comme il en arrive des dizaines par an. Sauf que cette bavure là, elle a été filmée. Simple en apparence, le pitch du premier long-métrage de Ladj Ly est tout simplement à l’origine du meilleur film de banlieue depuis le mythique La Haine. Vingt-quatre ans après l’oeuvre de Mathieu Kassovitz, Les Misérables nous plonge au coeur de la réalité de ces territoires de France délaissés par l’État et par les pouvoirs publics. Brut, saisissant et ancré dans le réel, le film qui avait remporté le Grand Prix du Jury au dernier Festival de Cannes est aussi important qu’il est réussi. Figure de proue du collectif artistique Kourtrajmé (aux côtés de Mathieu Kassovitz, Vincent Cassel, Romain Gavras ou encore Kim Chapiron), le réalisateur originaire de Montfermeil raconte ici une histoire bien personnelle. Cela fait dix ans que Ladj Ly voulait partager ce conte macabre. En 2008, Ladj Ly avait en effet été témoin par hasard d’une bavure policière, qu’il avait filmé. Une expérience, qui, douze ans plus tard, inspirera le film qui représentera la France aux prochains Oscars.
S’il va peu à peu s’enfoncer dans les ténèbres, Les Misérables s’ouvre pourtant dans la joie. Comme un symbole, c’est le sacre de l’équipe de France lors du mondial russe qui sert de point départ au film. La photographie d’une société unie derrière une cause commune. Le contraste est alors total avec le reste du long-métrage. La caméra de Ladj Ly va ensuite s’attarder sur le destin de Stéphane, un policier fraîchement débarqué de Cherbourg afin d’intégrer la BAC de Montfermeil. Associé à deux collègues d’expérience, connaissant bien la micro-société de leur cité, le gardien de la paix va alors vivre une première journée cauchemardesque, dont la conclusion n’est autre qu’une énorme bavure policière, immortalisée au drone par l’un des gamins de la cité.
Si la tension est palpable tout au long du film, la première partie des Misérables offre quelques moments de rire. Au fil des minutes, on découvre ainsi une véritable galerie de personnages haut en couleur, qui forment les différents clans du quartier. Les petits, les grands, les bacqueux, les trafiquants, les gitans, les religieux radicaux, Ladj Ly dresse ici un trombinoscope très juste de la banlieue des années 2010. Néanmoins, même si Montfermeil baigne dans un soleil et une chaleur de plomb, le comportement ou les dires d’un certain membre du trio de la BAC vient toujours glacer le spectateur. La bavure commise par les trois hommes fera définitivement basculer Les Misérables dans le registre du drame social.
Même si l’histoire narrée par le film apparaît simpliste en apparence, ce sont bien les dynamiques entre les différents acteurs de la cité qui font des Misérables un grand film. Traité avec minutie et intelligence, chaque personnage brille de par son aspect ambivalent. Dans le Montfermeil de Ladj Ly, personne n’est totalement innocent, ni totalement coupable. Le manichéisme est totalement absent des débats, tous les hommes présentés dans le film possédant une part d’ombre et une part de bonté. Par dessus tout, les notions de transmission des valeurs et de responsabilité individuelle sont omniprésentes, comme le souligne bien une phrase de Victor Hugo dans… Les Misérables, reprise avec brio dans le film : “Mes amis, retenez ceci, il n’y a ni mauvaises herbes ni mauvais hommes. Il n’y a que de mauvais cultivateurs.”
Les mauvaises herbes prennent ici le visage des dizaines et dizaines de gamins délaissés par les pouvoirs publics et par la sphère familiale, qui se retrouvent ainsi livrés à eux-même dans la cité et privés de repère dans une société française schizophrène, qui les acclame lorsqu’il porte le maillot des Bleus, mais qui les condamne au moindre écart. Ces derniers sont par ailleurs tous bluffants dans leur interprétation. Des prestations d’autant plus impressionnantes, à l’image de la force qui se dégage du personnage d’Issa, lorsque l’on apprend que ces enfants sont de véritables petits de Montfermeil qui n’ont jamais joué devant une caméra auparavant. Les mauvais cultivateurs, eux, prennent les traits des policiers, des parents aux abonnées absents et des hommes en charge de gérer la cité, comme l’excellent personnage du Maire. En un peu moins de deux heures, Ladj Ly dresse ainsi une grande fresque humaine et sociétale, aussi complexe que profonde.
C’est sans aucune aide financière de la part Centre national du cinéma et de l’image animée (CNC), un organisme censé encourager la création en France, que Les Misérables est né. Comme si le propos du film, par ailleurs absolument pas anti-police, n’était pas compatible pour recevoir des subventions publiques. Qu’importe, c’est en famille que Ladj Ly a créé son chef d’oeuvre, avec un budget d’un peu plus d’un million d’euro et des acteurs pour la plupart inconnus. Film choc et brûlot engagé contre les dérives de son époque, Les Misérables est d’ores et déjà l’une oeuvres les plus importantes de la fin de décennie du cinéma français.