Le streetwear est-il vraiment mort ?

Si la déclaration de Virgil Abloh sur le sujet peut paraître tapageuse, elle pose une réelle question sur l'état du streetwear.

virgil abloh off-white nike dunk

“Le streetwear va mourir. Son temps sera écoulé. Combien de t-shirts en plus pouvons-nous posséder, combien d’hoodies supplémentaires, combien de sneakers ? (…)Je pense que la mode va s’éloigner de l’idée d’acheter quelque chose de complètement neuf, ce sera plutôt ‘Hey, je vais aller dans mes archives.” Ces mots prononcés par Virgil Abloh en décembre dernier n’ont pas manqué de faire réagir. Le designer cherche-t-il à provoquer, à faire réagir ? Ou fait-il au contraire part d’un véritable changement de paradigme dans le milieu de la mode ? Le directeur créatif de Louis Vuitton Homme n’est en tout cas pas le seul à aller dans ce sens. Le son de cloche est quasiment identique du côté de Hiroshi Fujiwara, considéré comme le parrain des cultures urbaines au Japon : “Le streetwear s’est retrouvé capturé par le luxe et a perdu son sens.”

Certaines collections présentées lors de la dernière Paris Fashion Week viennent par ailleurs démontrer que les paroles d’Abloh étaient loin d’être vides de sens. Les t-shirts graphiques, les hoodies oversized et les sneakers haut-de-gamme ne seraient donc plus en odeur de sainteté sur les podiums et dans les ateliers des géants de la haute-couture ? Pour de nombreux observateurs, la frénésie streetwear qui s’est emparée du monde de la mode depuis quelques années est arrivée à son terme. Dans les faits, la réponse n’est pas aussi simple.

Pour tenter de comprendre ce potentiel déclin, un petit retour en arrière s’impose. La décennie qui vient de s’achever a été le théâtre du triomphe des cultures urbaines. Le hip-hop s’est retrouvé en tête des charts mondiaux, tandis que le streetwear a conquis la youth mondiale. Ce constat a ainsi poussé l’industrie du high-end et de la mode en général à réagir en conséquence. Pour parler aux jeunes et continuer à vendre, il était tout simplement impossible de passer à côté de ce phénomène. Ce qui était jadis une sous-culture a accédé au statut de culture de masse. Les grandes marques se sont donc rapprochées de la culture urbaine avec des collaborations, Supreme x Louis Vuitton demeurant la plus emblématique, mais également en repensant leur communication, leur organisation interne et même leurs cibles. Pour une fois, l’industrie de la mode n’a pas dicté les codes, elle s’est contentée de les suivre. Un choix qui constituait le meilleur moyen de renouveler sa clientèle.

Louis Vuitton x Supreme

Logiquement victime de son succès, cette tendance a drainé un nombre démesuré de suiveurs. Petit à petit, des dizaines de marques se sont lancées dans des collections aux inspirations streetwear, la plupart du temps sans posséder aucune légitimité dans l’univers urbain. Cette surenchère globale a donc entraîné une inévitable lassitude, posant les bases d’une fin de cycle. Il n’en fallait pas plus pour qu’un contre-courant voit le jour, ce dernier ayant amené son lot de créations plus chics et élégantes. Finalement, ce contre-courant a dépassé le courant dominant (l’urbain) et des collections axées autour de pièces très classiques. Les chemises, costumes, manteaux, robes, jupes et autres talons hauts ont en effet effectué un retour en force sur les podiums des dernières Fashion Week. Preuve en est, Off-White a présenté de nombreux pulls en mailles lors de son récent défilé parisien. Tout un symbole.

Après une demi-décennie de révolution, les choses seraient sur le point de rentrer dans l’ordre. On pourrait donc se retrouver, de nouveau, avec un certain fossé entre ces deux univers. Les cartes sont sur le point d’être redistribuées. D’un côté, on aura un public versatile qui se dirigera vers une mode “classique”, même si modernisée et remise au goût du jour par les grands créateurs, comme Virgil Abloh ou Kim Jones. De l’autre, on retrouvera une frange du public qui restera fidèle à une mode urbaine en évolution, demeurant malgré tout liée à la sphère fashion. Même si la présence d’éléments hérités de la rue et du sport dans les collections des plus grandes maisons mondiales n’est pas un phénomène nouveau, elles avaient cette-fois ci totalement succombé au courant streetwear. Maintenant que les grandes marques se dissocient de la rue, la question de l’avenir de ce mouvement se pose.

Pour certains observateurs, les labels historiques du streetwear, moins chers que les marques de luxe, devraient retrouver une place de choix sur le grand échiquier de la mode mondiale. On pense notamment à Palace, qui a souffert du déclin progressif de la hype Supreme, même si les créations de la marque londonienne n’ont pas significativement baissé en qualité. Néanmoins, ce retour en force ne pourra fonctionner que si ces marques parviennent à constamment se réinventer et à créer en permanence de nouvelles pièces destinées aux fans de streetwear purs et durs et pas à Instagram, ni aux Fashion Weeks. Outre les “historiques” du streetwear, cette nouvelle donne pourrait profiter à un autre type d’acteurs de l’industrie. Des marques considérées comme high-end, qui se situent entre le luxe et le vêtement populaire.

Les labels ayant adopté ce positionnement, comme Daily Paper ou MISBHV, pourraient avoir un rôle très important à jouer dans les années à venir. Leur offre produit est tout d’abord beaucoup plus grande que celles des marques purement luxe ou purement streetwear. Ce type de marques hybrides pourrait également profiter du fait que les consommateurs les plus riches ne recherchent plus uniquement des produits luxe et que les moins aisés ne rechignent plus à s’éloigner des labels bas-de-gamme. Actuellement, cette tendance se traduit par des collections à la fois street, alternatives et inspirées par le luxe, qui rencontrent un beau succès auprès d’un public varié.

Daily Paper Spring/Summer 19

Les élites de la mode ont le pouvoir de décider ce qui va être tendance dans les semaines ou mois à venir. Il ne faut jamais l’oublier : les grands noms de la mode sont toujours ceux qui dictent les règles du jeu. Reprenons l’exemple de Virgil Abloh. Même s’il est très souvent critiqué, le directeur artistique de Louis Vuitton est une voix qui compte dans la fashion sphère. En clamant que le streetwear est mort, le designer de Chicago se paie le luxe de préparer l’arrivée de ses nouvelles collections chez Off-White et Louis Vuitton. Des lignes qui suivent les tendances du moment, en prenant finalement très peu de risques. En clair, Abloh s’est servi de sa notoriété pour “légitimer” ces nouvelles pièces et servir ses créations dans un contexte qui lui était fortement favorable. Une opération de communication, ni plus, ni moins.

En ce début d’année 2020, il est impossible d’affirmer que le streetwear est mort. Il n’est tout simplement plus au coeur des préoccupations des grandes maisons, qui lorgnent désormais vers une vision de la mode plus classique. Il est également compliqué de parler de rupture. Le streetwear laisse en effet un héritage considérable aux géants du luxe. Sur le plan du design, le confort et l’aspect décontracté garanti par des pièces comme un hoodie, une paire de sneakers ou un sweatshirt ont bouleversé les codes d’antan des maisons haut-de-gamme.

L’engouement autour du streetwear a également permis de créer une hype énorme autour de certaines maisons centenaires, qui sont devenues des objets de fascination pour la jeune génération. Encore aujourd’hui, les millenials continuent d’investir les boutiques de luxe du globe. Le streetwear a donc joué un véritable rôle d’unificateur, en faisant voler en éclat les barrières existantes entre le monde du luxe et le consommateur moyen. Enfin, l’apogée des cultures urbaines aura permis à une génération entière de jeunes designers, d’artistes et de créateurs d’être enfin acceptée par les décideurs de l’industrie. Ou quand la tendance d’un instant se transforme en véritable révolution sur le fond. Si l’impact du streetwear est moins visible sur les collections présentées lors des dernières Fashion Week, le mouvement a indéniablement métamorphosé la perception publique des enseignes de luxe. En mode comme en chimie, rien ne se perd, rien ne se crée, mais tout se transforme.