À la sortie des années 2000, dominées par les têtes d’affiche que sont Booba, Rohff ou La Fouine, le rap français est plus que jamais en quête d’un second souffle. À cette époque, le tournant pop du rap de la prochaine décennie était quelque part anticipé par la Sexion d’assaut, et l’incroyable tour de force de leur première album L’école des points vitaux, plus grand succès de l’année 2010. Mais c’est bien l’année d’après, en 2011, que l’avenir du rap hexagonale (et son industrie) va se dessiner. En un an, le rap français entre dans une spirale qui l’a rapidement transformé en un phénomène de mode emportant tout sur son passage.
Le Chant des sirènes, la première étape
Avec Le Chant des sirènes, son deuxième album solo, Orelsan participera grandement à la modification des codes du rap français. En effet, c’est l’une des premières fois qu’un jeune français de province pouvait se sentir autant concerné par un album de rap. À travers ce discours de “jeune bouseux” sans ambition, pas gâté par la vie, l’artiste caennais s’est mis dans la poche la quasi-totalité d’une France qui n’avait pratiquement jamais été mise en lumière par le rap français. Composé de hits diffusibles en radio comme “La terre est ronde” ou “Ils sont cools”, l’album est également construit avec des morceaux portés sur un rap technique, proche des codes historiques du genre, que ce soit via les productions, la revendication ou l’écriture. Ainsi, des morceaux tels que “Suicide social” ou “Elle viendra quand même”, dicteront une partie des tendances qui accompagneront ce grand changement.
Et ça fonctionne. Cette année là, l’album est certifié double disque de platine et s’accompagne d’une tournée des festivals. Orelsan réussit donc à toucher toutes les générations, comme l’ont fait la Sexion d’assaut ou Diam’s avant lui. Une revanche d’autant plus belle pour lui au vu des polémiques qui avaient accompagné le début de sa carrière.
L’arrivée des Rap Contenders : le rap plus que jamais accessible
Cette même année est marquée par un autre événement, l’arrivée des Rap Contenders. Au départ, personne ne pouvait vraiment prédire l’impact que ces derniers auraient sur l’évolution de la scène française, ni sur l’émergence de certains artistes qui la compose. Et ce qui est sûr, c’est que des liens peuvent largement être faits entre l’arrivée des clashs et l’album d’Orelsan cité ci-dessus. Bien que les Rap Contenders avaient une approche plus street, (notamment les premières éditions qui étaient organisées dans une cave), ils avaient un côté fédérateur indéniable. D’une part, ils étaient ouverts à tous, et avaient ce même rapport à l’humour et à l’autodérision que Le Chant des Sirènes. D’une autre part, ils avaient également les codes d’un rap à l’ancienne, réutilisant les multi-syllabiques et les références au hip-hop des années 1990… On sentait alors que tous les protagonistes des RC partageaient les mêmes influences et la même volonté de revenir au fondamentaux.
Mais la vraie différence va se faire le 14 janvier 2011.
Ce jour-là, le clash entre Nekfeu et Logik Konstantine est diffusé sur YouTube. Sans le savoir, cette vidéo ouvrira les portes du rap à toute une jeune génération initialement très peu bercée par le rap. Ce moment, c’est aussi l’une des premières apparitions marquantes de Nekfeu, qui deviendra à l’avenir le porte parole de cette génération et de ce changement considérable dans l’industrie. Lorsque ce clash sort, il s’accapare les cours des collèges et lycées, et tout le monde se met à le reproduire, à en parler, à le citer… Il introduit parfaitement toute la suite des événements, et le viralité qu’aura le rap sur cette génération.
Dans le sillage du succès de 1995 et l’Entourage : l’arrivée en masse d’un nouveau public
Il y en a pour qui les Rap Contenders ont boosté la carrière. Dans la lignée du battle Nekfeu vs Logik Konstantine, ceux de Deen Burbigo, de Jazzy Bazz, d’Alpha Wann et de tous les autres membres de l’Entourage ont également vu le jour. Très vite, une énergie se crée autour de ce collectif qui devient de plus en plus suivi, et adulé sur les réseaux sociaux désormais démocratisés. L’Entourage possède à cette époque plusieurs forces de frappe qu’ils ont su mettre à profit. Tout d’abord, le fait qu’ils soient nombreux a pu multiplier leur activité : Ils sortaient ainsi sans arrêt des morceaux, alors que l’audience de toutes les filières de l’Entourage (S-Crew, 1995, Alpha Wann & Nekfeu…) permettait de défendre chaque projet avec une capacité d’expansion impressionnante. Ajouté à ça, et c’est un point très important, ils réussissaient à dégager une réelle “mentalité d’équipe”. Ce point est déterminant car il a permis l’identification d’un très large public.
Beaucoup d’adolescents avaient désormais leurs représentants dans le rap français : des jeunes lambdas, racontant la vie de tous avec une éthique et un fonctionnement très politiquement correct, loin de tout ce qui était reproché au rap jusque là par ses détracteurs. Ces nouveaux fans désiraient alors se procurer le merchandising de leurs artistes favoris, d’où la recrudescence des crewnecks et t-shirts à l’effigie de 1995 et/ou de L’Entourage chez les adolescents de cette époque. Et pour les artistes, c’était une aubaine. L’argent généré leur permettait de finaliser leurs projets en toute indépendance, au-delà même de s’offrir de la publicité incessante puisque leurs insignes étaient partout. Résultat : des succès commerciaux pour les projets La Source (2011) et Paris Sud Minute (2012) de 1995, et une économie stable et indépendante permettant à chacun d’évoluer dans un certain confort. Enfin, cette nouvelle vague coïncide avec le retour à la mode des open mic. À partir de là, le rap était plus que jamais accessible et beaucoup ont pu se lancer, en se mélangeant à des artistes dont la carrière était en pleine expansion.
De 2011 à maintenant : ce qui a vraiment changé
Le parallèle entre le rap français de 2010 et celui de 2020 est pratiquement impossible à réalisé tant ce dernier est différent. Aujourd’hui, beaucoup plus de gens l’écoutent, et beaucoup plus de gens le pratiquent. En 2020, des familles entières se déplacent dans des concerts de rap, et ce que ce soit pour des artistes comme JUL ou Roméo Elvis, bien que leur audimat soit radicalement opposé. Dans la lignée des open mic, on a pu observer ces dernières années la naissance d’une quantité impressionnante de rappeurs, et ce, car tout le monde s’identifie désormais à cet art et peut se sentir légitime d’en faire, quelque soit son origine sociale.
Peu à peu, les rappeurs d’open mic sont devenus des “freestyleurs de soirée”. Bien que ce soit un titre péjoratif, il est parfaitement représentatif d’une génération, utilisant les mêmes codes vestimentaires ou musicaux, avec souvent le même flow, la même technique de rimes, les mêmes références etc. Tout simplement parce que cette génération a eu les mêmes modèles, donc les mêmes influences. Et c’est ce nouvel audimat qui a réellement changé le rap pour ce qu’il est aujourd’hui. Désormais, l’auditeur achète, que ce soit le merchandising ou le CD, consomme en masse via la nouvelle économie du streaming, et surtout, l’auditeur se déplace en concert. Dans le passé, les tournées étaient réservées pratiquement qu’aux têtes d’affiche du rap français, car les autres n’avaient pas la capacité de remplir des salles. Aujourd’hui au contraire, beaucoup d’artistes qui ne sont pas d’immenses stars vivent uniquement des concerts, car leur public a les moyens de se déplacer, tandis que façonner une audience n’a jamais été aussi simple qu’à l’heure où les réseaux sociaux font partie intégrante de notre quotidien. Avant, on achetait le t-shirt de son rappeur favori aux puces ou lors des rares tournées et on téléchargeait son album illégalement. Aujourd’hui, on reçoit son merchandising à Noël tandis que chaque écoute de son album sur Spotify le rémunère. Un grand écart.
Le rap a donc bien changé lors de la dernière décennie. Il est désormais plus accessible que jamais, n’a plus forcément les mêmes valeurs revendicatrices qu’à son arrivée en France, mais il touche un public bien plus large. Après avoir vu le jour dans les milieux populaires, il s’est au fil du temps répandu auprès de tous les publics, faisant de lui le genre le plus écouté aujourd’hui. Ce changement radical, rendu possible par des têtes d’affiches fédératrices (principalement incarnées par Nekfeu ces dernières année), a donné naissance a de nombreux artistes qui eux-même ont fait fleurir le rap français et son industrie.
Il s’agissait donc de rendre hommage à ceux qui ont fait en sorte que tout cela arrive, même inconsciemment, et de comprendre comment une telle transformation était possible. Ainsi, l’année 2011 a joué un rôle déterminant dans la quête de pouvoir du rap francophone. Et pratiquement dix ans après, il est fou de constater à quel point tout a changé.