C’était le 15 mars 2020. Lors du dernier dimanche pré-confinement, Donald Glover décide de partager son nouvel album, en le faisant tourner en boucle sur son site internet. Quelques heures plus tard, le projet n’est plus diffusé. Une semaine passe avant que le natif d’Atlanta ne se décide à uploader sur les plateformes de streaming ce qui est censé être l’ultime album de Childish Gambino. Là encore, pas un mot, un tracklisting cryptique et même pas de titre. Glover intitule ainsi son album 3.15.20, dévoile un carré blanc immaculé en guise de cover et nomme 10 morceaux sur 12 avec des timecodes. On a vu plus attrayant. Pourtant, derrière cet aspect extrêmement brut, presque bâclé, se cache l’un des projets les plus intéressants de 2020. Surtout, 3.15.20 s’impose comme la synthèse parfaite de la discographie de Childish Gambino et un adieu musical réussi. Car il faut le rappeler, Donald Glover répète depuis 2016 que son quatrième album marquera la fin de son alter-ego musical.
“J’aime les fins. Elles sont importantes pour progresser dans ce que l’on fait. Pour être honnête, je pense que si beaucoup de choses avaient une date de péremption, on aurait beaucoup moins de problèmes dans le monde. Les fins sont quelque chose de bien parce qu’elles obligent la situation à devenir meilleure.” Ces paroles prononcées par Donald Glover quelques minutes après son sacre lors des Grammy Awards 2018 trouvent un écho parfait dans le propos de 3.15.20. Extrêmement talentueux, Childish Gambino n’est toutefois pas un oracle. Si il ne pouvait évidemment pas prévoir la crise sanitaire mondiale que nous vivons actuellement, le créatif américain a dévoilé son album dans un contexte d’anxiété générale, propice aux questionnements personnels. Cette insécurité intérieure, 3.15.20 en est imprégnée. Comme souvent avec les oeuvres de Donald Glover. Tout au long de son ultime album, Gambino évoque des thématiques sombres, comme le racisme, les dérives d’internet ou encore l’inexorable volatilité du temps. Une réflexion lucide sur le monde qui l’entoure, qui n’empêche pas pourtant cet album d’être très souvent lumineux.
Qu’il évoque l’amour qu’il voue à la mère de ses enfants sur 39.28 : “Grief is a standing ocean, I never swam unless you did, So I don’t know why I’m here without you, I miss you”, “Bliss is a cheap emotion, everyone here seems to afford, So I don’t know why I’m here without you”, ou qu’il porte un regard lucide sur ce que représente pour lui être afro-américain en 2020 sur 19.10 “To be happy really means that someone else ain’t”, “To be beautiful is to be hunted”, la plume de Childish Gambino n’a jamais sonné aussi juste. Du jeune rookie fougueux de Camp au père de famille réfléchi de 3.15.20, ce sont neuf longues années qui se sont écoulées. Et cela se ressent au niveau de son écriture. Si ce quatrième album possède ses parts d’ombre et de lumière, c’est qu’il traite avant tout de notre humanité et de ce qu’elle représente.
Cette ambivalence se retrouve fort logiquement dans la plupart des morceaux de 3.15.20. Un morceau comme Algorythm peut quasiment être décomposé en trois parties distinctes, avec ses couplets robotiques anxiogènes, ses chorus mélodieux et son outro en forme de bug informatique. Même constat pour l’évolutif 24.19, un morceau en forme d’odyssée sonore expérimentale, qui évoque tour à tour Frank Ocean, Stevie Wonder et le Childish Gambino en fuite à la fin du clip de “This is America.” Plus loin, 32.22 prend la forme d’une incantation mi-tribale, mi-robotique, avant de laisser place à 35.31, un track infusé de country enfantine, qui pourrait se destiner à des challenges TikTok tant son refrain est lancinant. Même le morceau le plus pop de l’album, le solaire “Time” en compagnie d’Ariana Grande, brille de par son absence de structure classique. Même réflexion pour 12.38 en featuring avec 21 Savage, qui évoque tour à tour une romance, du poulet frit et des violences policières.
Si il fallait qualifier l’inqualifiable, on pourrait dire que 3.15.20 embrasse tour à tour des influences funk, rap, soul, électronique, R&B et pop, synthétisant ainsi parfaitement la versatilité de la discographie de Gambino. Ce parti-pris décontenancera assurément certains auditeurs. À vouloir trop en faire, en offrant un projet inclassable, Donald Glover ne peut pas contenter tout le monde et il en est bien conscient. On regrettera par exemple l’usage abusif des effets de voix, qui dénaturent de nombreux morceaux de 3.15.20. C’est là l’un des rares reproches que l’on peut faire à un disque extrêmement convaincant sur la forme. Comme d’habitude, on retrouve Ludwig Goransson à la production, accompagné de DJ Dahi, un producteur ayant déjà travaillé avec Mac Miller, Drake ou encore Kendrick Lamar. Interrogé par Rolling Stone, il est revenu sur la conception sonore de 3.15.20, un projet à la visée universelle : “On voulait que ce soit un album à partager avec sa grand-mère ou avec ses enfants. Vous pouvez le vivre en famille. L’objectif n’est pas d’aligner des singles.”
Le quatrième album de Childish Gambino est bel et bien conçu pour être écouté d’une traite, comme sa tracklist codée le confirme. Un choix à contre-courant des projets pensés pour exploser les plateformes de streaming. L’objectif de Glover avec 3.15.20 semble avant tout personnel. C’est peut-être le très funk 47.48 qui permet de comprendre la démarche du natif d’Atlanta. Un titre qui répond directement au “Baby Boy” de son opus précédent, Awaken! My Love. Cette berceuse encourageait son nouveau né à croire en lui et en l’avenir. Sur 47.48, son fils rejoint Glover sur l’outro du morceau pour expliquer à son père qu’il a appris à s’aimer. Ce à quoi Childish Gambino répond qu’il a fait de même, résolvant ainsi son éternel conflit intérieur et les doutes qui le rongent depuis le début de sa carrière musicale. Un épilogue touchant.
Pourtant, aussi profond et travaillé soit cet album, il sera difficile de réellement s’attacher à 3.15.20. Son aspect brut, dominé par l’urgence, peut donner le sentiment que Childish Gambino a souhaité abréger son aventure musicale dans la précipitation. Sans même se donner la peine de nommer son ultime album et ses derniers titres, attendus depuis près de quatre ans par ses fans. L’hypothèse est plausible. L’inverse aussi. Et si Donald Glover avait voulu dévoiler à ses fans une oeuvre à laquelle il est impossible de s’accrocher ? Une façon de dire à son public qu’on ne s’attache pas à quelque chose faisant déjà partie du passé, à une page qui est déjà tournée.
3.15.20 de Childish Gambino est à écouter ci-dessous.