Il est grand temps d’arrêter le fantasme sur les ventes de la première semaine

Soyons des auditeurs avant d'être des experts-comptables.

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Il fut un temps où la qualité d’un album n’était pas relative à ses chiffres. Si officiellement, ce n’est toujours pas le cas, il semble que depuis quelques années, avec le développement du streaming et de la communication poussée des chiffres, de plus en plus de projets sont jugés à tort et à travers en fonction de leur popularité, et de la qualité de leur démarrage. Beaucoup d’artistes se retrouvent alors discrédités car leurs chiffres de la fameuse et fatidique première semaine ne sont pas spectaculaires, alors qu’ils produisent pourtant une musique tout aussi intéressante (si ce n’est plus dans certains cas) que celles des têtes d’affiche. D’une part, cela ne devrait jamais être un critère de jugement lorsque l’on parle d’un album. D’une autre, il est important de comprendre que juger le succès d’un projet en se basant seulement sur sa première semaine d’exploitation revient à juger du résultat d’un match de football sur son premier quart d’heure. Un projet s’exploite sur plusieurs mois voire plusieurs années, pas 7 petits jours.

Le streaming a beau avoir de nombreuses qualités, à l’image de l’accessibilité qu’il offre aux artiste plus nichés ou le développement d’une économie nouvelle qu’il a opéré, il semble être le véritable lancement de cette fâcheuse tendance. À partir de 2016, les écoutes sur les plateformes de streaming rentrent dans la comptabilisation des chiffres de ventes. Initialement, il suffisait de cumuler 1 000 streams venant de comptes gratuits pour obtenir 1 vente sur son album, ce qui a évidemment créé une explosion de l’obtention des disques d’or et de platine dans le rap français. Le SNEP a fini par corriger le tir en passant à 1500 streams, venant de comptes payants seulement, afin d’atteindre 1 vente, tout en rehaussant le cap des certifications de singles. Mais le mal était déjà fait dans la course aux chiffres. D’une part, de nombreux rappeurs en ont fait une obsession, jusqu’à penser leurs albums pour maximiser le nombre de streams. Mais surtout, ce sont les auditeurs et les médias qui sont rentrés dans cette grande messe du vendredi que sont les chiffres de la première semaine. Ainsi, les ventes d’artistes underground ou encore en développement sont publiées, décortiquées et analysées. Et surtout, elles sont assimilées à celles des grands vendeurs, alors que les écarts sont logiquement énormes et que les comparaisons n’y ont aucun sens.

Cette obnubilation pour les chiffres est d’autant plus néfaste que chaque vendredi, lorsque les ventes sont communiquées, on constate souvent que des comparaisons sans queue ni tête sont faites entre les sorties du moment. Un jeune artiste qui sort sa deuxième mixtape peut se retrouver juger sur des critères de succès identiques à un rappeur qui sort son quatrième album, comme si les collaborations, les attentes, le coût de la réalisation du projet, la promotion ou leurs contrats respectifs étaient les mêmes. Deux projets peuvent faire les mêmes chiffres, mais l’un peut être un succès, tandis que que l’autre est un échec. Un projet peut faire 1 000 ventes en première semaine et s’avérer être une énorme réussite, pendant que d’autres peuvent atteindre 7 ou 8 000 ventes, qui seront considérées comme une déception. Au final, les auditeurs tirent souvent des conclusions maladroites devant des chiffres qui sont pourtant les vérités opaques d’une industrie complexe, qui fonctionne souvent au cas par cas.

Malheureusement, les choses ne vont pas franchement en s’arrangeant. Désormais, ce sont les ventes midweek qui sont communiquées, et le succès (ou l’échec) d’un projet semble parfois déterminé après 3 jours d’exploitation. Si ces chiffres peuvent être “intéressants” pour des monstres de la performance comme Ninho ou PNL, les communiquer pour des artistes nichés posent véritablement la question de la limite entre l’information et la moquerie. Récemment sur Twitter, le fait qu’Haristone a atteint 90 équivalent-ventes en 3 jours d’exploitation de sa dernière mixtape a été le sujet de nombreuses blagues. Sans avoir écouté le projet, sans connaître la carrière de l’artiste en question (a obtenu un single d’or, a écrit pour Aya Nakamura…), la twittosphère a décidé de moquer la réussite d’un artiste qui, pourtant, semble avoir accompli largement plus que la moyenne.

D’autant que 90 équivalent-ventes représentent quand même plusieurs dizaines de milliers de streams, ce qui reste une performance en soi. Mais au-delà de ça, cette histoire prouve que la responsabilité des médias est réelle : à quoi bon communiquer les chiffres midweek d’un artiste comme Haristone, si ce n’est pour espérer que son tweet fasse réagir, et surtout rire au dépend d’un artiste qui ne sera jamais jugé sur la qualité de la musique dans ce genre de situation. La question de la pertinence de l’information se pose donc franchement. En deçà de certains chiffres et quand cela ne concerne pas les têtes d’affiche du rap francophone, celles pour qui les chiffres sont essentiels, les ventes n’ont malheureusement pas grand intérêt à être communiquées. Ne parlons même pas des midweek, qui semblent transformer des auditeurs lambdas de musique en experts-comptables de major.

Et même si ce n’est souvent pas malveillant, les plus jeunes peuvent penser que certains artistes aujourd’hui très solidement installés dans le rap francophone n’ont jamais connu des désillusions. Ils peuvent ainsi penser que tout le monde (à l’image de Koba LaD par exemple) a décroché le platine pour son premier projet, que cela doit donc être la norme. Mais la vérité est tout autre, des artistes comme Lacrim ou Dosseh ont par exemple enchainé les projets avant de goûter aux certifications en tout genre, sans que cela ne résume leur début de carrière à un échec. Apprenons donc à respecter collectivement le parcours de chacun. Retenons également que, parfois, 800 ventes en première semaine est synonyme de grande réussite et d’espoir pour le futur de certaines jeunes carrières. Il suffit de se rappeler que c’est ce que vendait Laylow avec RAW-Z en première semaine. Dix huit mois plus tard, il score plus de 10 000 ventes avec Trinity sans avoir changé sa formule ou sa musique. Dès lors, la perception de ceux qui jugent par les chiffres a été grandement améliorée, alors que Laylow propose pourtant une musique pratiquement identique à ce qu’il faisait auparavant. Et c’est là que le paradoxe du jugement par les chiffres devient évident…

À cet article, il ne semble pas y avoir meilleure conclusion que les mots de Soso Maness lors d’un live Instagram avec Mehdi Maizi : “Ne vous arrêtez pas à la première semaine” Sages paroles.

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