“J’ai toujours aimé avoir mon nom relié au produit que j’avais créé, pas au visage que j’ai.” Ces mots, prononcés par Martin Margiela, ne pourraient pas mieux le résumer. Tout au long de sa carrière, il est resté discret et n’a jamais été sous le feu des projecteurs. Disparus du monde de la mode depuis 2009, le créateur est pourtant récemment revenu sur son parcours. Alors qu’il n’a jamais souhaité montrer son visage, il utilise sa voix dans un nouveau documentaire réalisé par Reiner Holmezer, “Martin Margiela : in his own words.” Cette absence médiatique et son anonymat font de Margiela une personnalité peu connue du grand public. Mais malgré une véritable discrétion, il demeure l’une des figures incontournables de la mode contemporaine. Retour sur le destin d’un créateur hors-norme.
Martin Margiela est né à Louvain, en Belgique, en 1957. Passionné de mode depuis l’enfance, il entame ses études à l’Académie Royale des Beaux Arts d’Anvers en 1977. C’est pendant ces années d’études qu’il rencontre ses premiers collaborateurs : les Six d’Anvers. Un groupe de créateurs belges qui accédera à la postérité au cours des années 80. Il travaille d’abord en free-lance pendant 5 ans, avant de s’installer à Paris une fois sa scolarité finie. Son arrivée en France marque le début officiel de sa carrière, puisqu’il rencontre Jean-Paul Gaultier, dont il deviendra l’assistant personnel. Les deux designers se rencontrent ainsi pour la première fois en 1980, lorsque Jean-Paul Gaultier était le président du jury du défilé de fin d’études de Margiela. Des années plus tard, le créateur belge se voit confier par Gaultier le stylisme d’une de ses collections. Au fil des années, le nouveau créateur se démarque de plus en plus et travaille pour de grandes maisons tel qu’Hermès, qui lui confie notamment la direction artistique de ses collections Femme, le tout toujours dans l’anonymat.
La Maison Martin Margiela voit le jour en 1988. Il est alors à l’époque le premier créateur belge à ouvrir une maison à Paris. On retrouve immédiatement un nouveau style unique et avant-gardiste dans les créations de l’enseigne venu du plat pays. En effet, l’esthétique de la marque est très influencée par une interprétation d’une célèbre maxime du chimiste Lavoisier : “ne rien perdre et tout transformer.” Du jamais vu auparavant. Le créateur déconstruit la mode avec des trompe-l’oeil, des fausses doublures ou encore des draps portés en veste, apportant une vision créative nouvelle, infusée d’audace et de respect de l’environnement. C’est par exemple le premier designer à avoir instauré la récupération dans ses collections, avec l’utilisation de vieilles chaussettes de l’armée ou encore d’emballages plastiques. Mais ce n’est pas du tout. Martin Margiela se fait d’autant plus remarquer en organisant ses défilés dans des lieux insolites, comme une station de métro, un entrepôt de la SNCF désaffecté ou un terrain vague. Dès son premier défilé en 1989, le créateur belge brise les codes et construit un univers qui lui est propre. Il crée ensuite une nouvelle carrure, en opposition totale avec la silhouette des années 80. Alors que celle-ci est large, la carrure Margiela est étroite et plus petite que celle des femmes naturelles. Tout au long de sa carrière, le créateur instaurera pas moins de 10 carrures différentes.
Au sein de la maison, la communication est également très limitée. À l’antipode des vêtements proposés par la marque, qui sont eux excentriques et sans limites. Les communiqués de presse sont envoyés par fax, tandis que la marque n’est reconnaissable que grâce à son logo. Martin Margiela ne fait aucune apparition et ne salue jamais le public pas à la fin de ses défilés. C’est dans une ambiance singulière que travaillent les employés de la maison. Dès sa première collection féminine qui voit le jour le 23 octobre 1988, les mannequins sont ainsi masqués, afin de se concentrer sur le vêtement et non sur la personne qui l’arbore. De plus, le créateur belge impose un dress-code strict à l’ensemble de son personnel. L’uniforme “blouse blanche” est alors adopté. Cette remise en question totale du système de la mode, plutôt que de créer un phénomène de rejet face à une personnalité qu’on ne connaît pas, crée un véritable sentiment de fascination.
Absent des magazines de mode, le créateur qui n’a jamais communiqué directement souhaitait laisser ses créations parler pour lui. Tout au long de sa carrière, il ne cessera en effet de sortir des pièces emblématiques qui marqueront son ascension permanente. On pense notamment à la botte « tabi » datant de 1992, qui découle de la chaussette traditionnelle japonaise et qui sépare le gros orteil des autres. Une création qui était, et qui reste aujourd’hui, la pièce marquante de la Maison Margiela. La bottine connaîtra ainsi un grand succès à travers le temps, puisqu’elle est présente à chaque saison, retravaillée dans différentes matières et différentes formes.
On retrouve aussi dans les plus grands succès de Margiela des collections sous forme de lignes chiffrées de 0 à 23. Les lignes de produits sont composées aussi bien de vêtements pour femmes et pour hommes, que de la bijouterie fine, des chaussures, des objets décoratifs, des parfums ou même des articles ménagers. Chaque ligne représente une époque et un style différent. Le temps passe, et à travers le temps le créateur belge développe ce concept, qui l’amènera à créer la célèbre Ligne 6, renommé MM6 de nos jours. C’est une ligne contemporaine pour Femme, qui permet d’exprimer une version différente de la féminité connue à l’époque, inspirée par la vie quotidienne.
Malgré les succès, en 2009, Martin Margiela décide de quitter définitivement le monde dans lequel il excelle depuis de nombreuses années déjà. Comme d’habitude, le créateur reste discret sur les raisons de ce départ. Il aurait eu le sentiment d’avoir tout dit, de ne plus se reconnaître dans l’évolution de la mode qui tendait désormais plus vers le business que vers la créativité. Malgré son anonymat quasi total en tant que personne, son travail n’a pas cessé d’inspirer depuis, et est aujourd’hui reconnu mondialement. On ne compte plus le nombre de jeunes designers faisant référence à son travail. Ces derniers sont nombreux à s’inspirer de ses réalisations vestimentaires et de son fameux univers blanc, couleur qu’il présente en plusieurs nuances. C’est par exemple le cas de Raf Simons, qui avait affirmé avoir décidé de faire de la mode en voyant le défilé blanc de Margiela en 1991.
Si l’influence de Martin Margiela perdure dans l’univers de la haute-couture, ce n’est pas le seul secteur à avoir été inspiré par ses créations. En effet, l’impact qu’a eu dans le créateur belge dans le hip-hop et dans le rap est tout aussi important. Pour beaucoup d’artistes, Martin Margiela est une véritable idole. C’est notamment le cas de Kanye West, qui partage avec lui une idée de la mode déconstruite, et qui, comme le créateur, met en avant les concepts de renouveau et de rébellion. Il fait également références à Margiela plusieurs fois au cours de sa carrière, notamment dans “N**gas In Paris.” Alors que Kanye West se retrouve dans l’aura mystique de Margiela, l’enseigne de mode désormais dirigé par John Galliano n’est pas insensible à Yeezy. C’est pourquoi elle collaborera avec le rappeur dans le cadre de la promo de son album Yeezus. Kanye recevra alors dix pièces haute-couture et vingt de prêt-à-porter, ainsi qu’une paire de sneakers. On y retrouve notamment les masques très populaires du designer, réinventés pour le rappeur avec une version cloutée, une en mosaïque, une en miroir et une agrémentée de diverses décorations.
Kanye West n’est pas le seul artiste à rendre hommage au label français. C’est aussi le cas de Future qui a intitulé une chanson “Maison Margiela» et qui fait référence à l’artiste en rappant «My Martin was a Maison, rocked Margiela’s with no laces.” Selon Ramon Ehlen, acheteur et copropriétaire de Labels Stittard (qui stocke à la fois Yeezy et Maison Margiela dans son magasin basé à Anvers) la passion des rappeurs pour le créateur belge est explicable par le fait que ses créations dépassent le cadre de la mode, appartenant davantage au domaine de l’art. Plus précisément de l’art à porter, un concept qui fascine logiquement les créatifs de tous horizons. La plupart des rappeurs ont toujours eu une fascination pour le luxe, et celui de Margiela, en plus d’être accessible, est différent et rebelle. L’homme sans visage représente ainsi un luxe idéal pour la culture hip-hop.
Dans le documentaire Martin Margiela : In his own Words, le créateur prend la parole pour la première fois de sa carrière. C’est à travers ce long-métrage, retraçant sa vie et sa carrière, qu’il explique que le monde de la mode était fait de plusieurs règles et qu’il ne se sentait pas de les suivre. Martin Margiela y confirme ainsi son mythe de créateur rebelle, qui a révolutionné tout un système, non pas pour ce qu’il était, mais pour ce qu’il créait.