Des photos pour Booba, la magnifique pochette du Cyborg de Nekfeu ou encore le clip de “Bâtiment” de Niska… Les exemples ne manquent pas au moment d’évoquer le talent et de la productivité de Félicity Ben Rejeb Price. À la fois réalisatrice, photographe et directrice artistique, elle a su conquérir le rap français grâce à une vision artistique claire et des idées affirmées. Entretien.
Comment le confinement a-t-il impacté ton activité ?
Evidemment, j’ai des tournages qui ont été annulés. Après, je ne pense pas que cela soit purement négatif, puisque ça nous permet de se recentrer. Quand j’ai commencé il y a 2 ans, j’ai vraiment été lancée très rapidement. Je n’ai jamais eu le temps de me poser, de prendre du recul sur ma carrière et de réfléchir à comment je voulais me projeter. C’était une bonne période pour pouvoir réfléchir à toutes les stratégies possible pour la suite. Quand on est créatif, on ne s’arrête jamais vraiment de travailler, même quand on est chez soi. D’autant plus quand ton bureau, c’est chez toi.
Est-ce que tu dirais que c’est une période qui a boosté ta créativité, justement par rapport à tout ce temps dont on disposait pour se poser et réfléchir ?
Pas particulièrement. À un moment donné, on a toujours besoin d’être stimulé un minimum. Je suis souvent en train de bosser derrière un ordinateur, mais à côté de ça je voyage très souvent. C’est ce qui m’a le plus dérangé. Même si j’aime Paris, il me faut un électrochoc. Découvrir des cultures différentes, de nouveaux lieux, de nouvelles odeurs, un nouveau langage, des choses qui changent… C’est ce qui me booste vraiment. J’aime ce côté “je travaille chez moi et le lendemain je pars à l’autre bout du monde.” C’est super radical, car tu passes de rien à tout. C’est ce qui rend la chose magique.
Est-ce que tu crains que la crise qu’on est en train de vivre va bouleverser ton travail de réalisatrice ? Les interdictions de voyager à l’étranger, les budget clip peut-être revus à la baisse….
Je travaille souvent à l’étranger, donc c’est sûr que ça peut être problématique. Malgré tout, je pense que c’est un moyen d’être un peu plus inventifs et créatifs afin de trouver des solutions. On ne peut pas s’arrêter de vivre et de travailler pendant aussi longtemps, donc on trouvera des moyens de le faire intelligemment, en respectant forcément les mesures de sécurités. Au niveau des budgets, ce sera effectivement peut-être un peu plus compliqué pendant quelques temps. Pour un artiste, l’image restera quand même importante, surtout dans une période comme celle-ci. Les gens ont encore plus besoin de rêver, d’être divertis d’autant plus quand ils sont tous derrière leurs écrans. Offrir du contenu visuel aux gens restera une priorité, les gens consomment de la vidéo plus que jamais, donc on sera obligé de leur proposer quelque chose à regarder.
On va quitter un peu l’actu pour se concentrer sur ton parcours. Comment en es-tu venue à faire des clips ? J’ai notamment vu que tu venais d’une famille d’artistes.
J’ai fait les Beaux-Arts à la maison (rires). J’ai toujours eu une liberté créative chez moi et ça a toujours été important dans ma famille de pouvoir s’exprimer artistiquement. Je ne me suis jamais vraiment posée de limites et je pense que c’est ce qui m’a un peu permis de pouvoir faire la différence. En commençant à faire de la direction artistique dans le milieu urbain, je ne possédais pas forcément les codes parce que je ne les connaissais pas. Je me suis donc permise des choses que quelqu’un qui était trop bridé dans cet univers n’aurait surement pas osé.
C’est quelque chose qui t’a servi dans ta carrière ?
Comme je ne faisais pas partie du moule, j’ai conscience que je suis arrivée avec une proposition différente. J’ai fini par travailler avec Universal Music pour différents artistes comme DJ Snake ou Dadju. J’ai commencé à développer mes compétences en direction artistique, puis après avoir bossé sur sa cover, Dadju et son équipe m’ont proposés de réaliser mon premier clip pour lui. J’ai mis du temps à comprendre que la direction artistique appliquée à une vidéo, c’était de la réalisation. C’est devenu mon métier alors que je ne savais pas vraiment en quoi ça consistait ! (rires) J’ai appris sur le tas. On me demande souvent si j’ai fait une école, alors que pas du tout. Le fait de ne pas se bloquer sur la technique et d’être trop bridée permet d’être plus libre, de pouvoir prendre plus de risque, parce que tu n’as pas forcément conscience de certaines limites. J’imagine que c’est ce côté un peu “naïf” qui a parlé aux artistes avec qui j’ai travaillé.
En grandissant, est-ce qu’il y a des clips ou des pochettes qui ont marqué ton enfance ou ton adolescence ?
Mes parents étaient très fan de la Motown, donc j’ai grandi dans cette ambiance musicale. J’étais très fan de Michael Jackson, j’aimais son côté bling-bling, très théâtral. Il savait faire le show, sur scène et dans ses clips. Il m’a beaucoup inspiré, tout comme son pendant féminin, Madonna. Quand j’ai grandi pour avoir quelqu’un qui est plus dans l’air du temps, ce serait Pharrell Williams. Son univers très coloré, très pop, c’est quelque chose de très visuel. Il maîtrise très bien ce côté pop urbaine, mais aussi un peu kitsch et girly. C’est une très bonne référence.
Comment réussis-tu à t’adapter à l’univers d’un artiste ?
Il faut être très psychologue. Quand j’ai la possibilité de le faire, j’aime beaucoup discuter avec eux. En les poussant à exprimer leur ressenti, j’arrive à vraiment me plonger dedans. J’adore les entendre mettre des mots sur leurs créations, savoir ce qu’ils veulent, ce qu’ils imaginent, les références qu’ils ont… Quand les artistes font un morceau, l’image est aussi importante que ce qu’ils ont écrit, car c’est le reflet de ce qu’ils expliquent.
Est-ce que c’est un processus plus compliqué avec certains artistes ?
À chaque fois que j’ai l’occasion de parler d’un projet avec des artistes, ils savent toujours la direction vers laquelle ils souhaitent aller. Mais parfois, l’image qu’ils ont en tête du clip n’a rien à voir avec ce qu’ils ont écrit. Il y a souvent une histoire derrière qui n’est pas forcément celle qui est racontée dans la musique, une sorte de seconde lecture. Typiquement, la chanson d’Aya Nakamura “40%” , tout le monde ne l’a pas forcément compris de la même manière. C’est très important de pouvoir expliquer la vision de l’artiste par rapport à ça. Pareil pour “Bâtiment” de Niska : la plupart des gens ne ressentent pas forcément le côté mélancolique, je sais que Niska avait beaucoup insisté sur ça. Il voulait vraiment faire ressortir cette mélancolie, alors que ce n’est pas forcément l’image qu’il dégage en temps normal quand on connaît son fameux slogan “méchant,méchant.” Je n’aurais pas forcement imaginé qu’il souhaitait évoquer ça, mais j’ai pris le risque de lui faire une proposition avec une touche poétique et j’ai été ravie qu’il y soit réceptif.
Pour réaliser un clip, tu as besoin d’accrocher l’artiste et morceau ou tu arrives à traiter ça comme une commande ?
C’est quand même important de pouvoir être sensible à l’univers de l’artiste, parce qu’on arrive mieux à le comprendre et à y mettre du sien. Je pense que ça se ressent quand tu fais ça machinalement que c’est juste une commande. C’est vrai que maintenant j’insiste de plus en plus et je refuse souvent des projets, très souvent même. Non pas parce que je n’aime pas l’univers de l’artiste ou le morceau, c’est juste que ça ne m’inspire pas forcément quelque chose. Il faut être honnête vis-à-vis de ça. C’est important, par respect pour l’artiste, de ne pas accepter un projet quand on sait qu’on ne sera pas en mesure de donner le meilleur de soi-même.
Comment qualifierais-tu le rôle d’un clip dans le rap français en 2020 ? Est-ce que ça compte toujours autant qu’à une certaine époque ?
Je pense qu’il a toujours été important et qu’il le sera toujours. C’est vrai qu’on en produit beaucoup plus, on en voit beaucoup plus… Parfois, on ne peut pas mettre autant d’énergie et s’investir autant sur chaque projet, parce qu’il y en a trop. D’un autre côté, les gens ont aussi besoin de voir des choses nouvelles constamment. Le public accorde peut-être moins d’importance à chaque clip. Donc quand un clip sort, il vraiment faut qu’il soit vraiment extraordinaire et beaucoup plus qu’à l’époque, car il y a plus de concurrence.
Tu ne fais pas que des clips, tu réalises aussi des covers d’album, comme pour Cyborg de Nekfeu. Tu peux nous parler de ce savoir-faire ?
Une cover a quelque chose d’éternel, c’est quelque chose qu’on peut posséder, donc je pense que c’est toujours gratifiant de se dire que tu as fait partie de ce processus et que ta création existera toujours. C’est une sensation extraordinaire. Créer l’univers artistique d’une photo, c’est un défi, mais il est vrai que la vidéo nécessite une plus grande préparation, organisation, car c’est en fait un enchainement de milliers de photos. C’est donc un très gros challenge à chaque fois. Ces derniers temps, j’essaie de me concentrer davantage sur la vidéo, mais si on me propose un projet de cover intéressant et si j’ai le temps, ce sera avec grand plaisir.
Est-ce que ça a été difficile pour toi, en tant que femme, de te faire une place dans un univers où il y a beaucoup d’hommes et qui a parfois la réputation d’être misogyne ?
C’est marrant, mais je pense que c’est plus compliqué d’être une femme dans un milieu plus “classique.” Je pense qu’en réalité dès qu’une femme tient un poste qui aurait pu être celui d’un homme ça peut déranger. Sincèrement, les rappeurs sont habitués à voir des filles tout le temps, ils travaillent avec elles, ils collaborent avec elles…. Et surtout, je pense qu’ils comprennent l’impact de la discrimination. On leur a souvent mis des bâtons dans les roues, ils ont été jugés pour ce qu’ils sont… Ils sont presque plus cool parce qu’ils ont conscience de ces problèmes. Forcément, des personnes se permettent parfois de te faire comprendre que tu pas un homme. Mais la plupart du temps, ils vont faire attention à ton travail quand tu me montres que tu sais travailler. Peu importe d’où tu viens, du milieu, de ta classe sociale, à partir du moment où tu fais ton travail, ils te respectent.
Est-ce que tu cherches aussi à changer la représentation de la femme dans les clips de rap via ton travail ?
Tout à fait. Le fait de réussir dans le rap, et de surcroit si rapidement, ça peut montrer aux gens que c’est un milieu qui n’est peut-être pas si misogyne que ça. Sinon, il ne me laisserait pas faire. Finalement, personne ne m’a jamais dit non, au contraire ils trouvent ça cool de bouleverser l’image de la femme dans les clips. C’est important de montrer aux hommes et aux femmes que certaines représentations n’ont plus lieu d’être.
Pour finir sur une note inspirante, quels conseils donnerais-tu à quelqu’un qui aimerait se lancer dans ton domaine ?
Je pense qu’il ne faut jamais lâcher l’affaire. Si tu sais que tu es capable de le faire et que tu en as envie, peu importe ce que tu fais, il faut se créer ses propres opportunités. Aujourd’hui, on a cette chance avec les réseaux sociaux, quoi que tu fasses, ton travail peut être vu par des centaines voir millions de personnes. Je pense aussi qu’il faut être malin et se servir de la technologie. Ce n’est pas parce que tu n’as que tu n’as pas fait d’école ou que tu n’as pas de forcement de technique que tu ne peux pas y arriver, c’est complètement faux. Il ne faut absolument pas que ce soit une barrière, rien ne peut être un obstacle quand on se fixe un réeel objectif. Il faut donner le meilleur de soit même dans tout ce qu’on fait car avec des la détermination et de la patience on fini toujours par récolter les fruits de son travail, un jour ou l’autre.