coronavirus covid-19 concerts

Coronavirus : Reverra-t-on des concerts en France ?

Les fameux “lendemains qui chantent” n’ont jamais semblé aussi lointains. Alors que la France est entrée dans la deuxième phase de son déconfinement, le secteur de la musique live demeure plongé dans l’incertitude. Si le gouvernement a autorisé l’ouverture de certaines salles de spectacle, dans les faits, la situation est loin d’être aussi simple. Comment garantir la sécurité du public venus assister à un concert, où l’extrême promiscuité est souvent de mise ? Comment permettre aux gérants de salles de concerts, aux festivals et à tous les acteurs de cette industrie culturelle de relancer leur activité alors que le virus circule encore sur notre territoire ? Autant de questions qui demeurent pour l’instant sans réponses.

Divisés entre pessimisme et quête de renouveau, des professionnels du spectacle musical nous racontent comment la crise du Covid-19 a fait voler en éclat les certitudes de leur univers. Reverra-t-on des concerts en France au cours des prochains mois ? Le débat ne fait peut-être que débuter.


LES INTERVENANTS

Marie Sabot : Directrice de We Love Green, l’un des plus importants festivals parisiens, qui met chaque année à l’honneur de nombreuses têtes d’affiche françaises et internationales. Initialement prévue les 6 et 7 juin prochains, l’édition 2020 de ce festival éco-responsable a été annulée. 

Éric Bellamy : Directeur Général de YUMA Productions, une société qui organise les tournées et concerts d’artistes majeurs comme JUL, Ninho, Damso, Aya Nakamura, 13 Block, Maes, Black M ou encore Kalash. Parallèlement à son activité de tourneur, cette entreprise lyonnaise fait également de la production exécutive d’événements pour des marques et des partenaires, comme Red Bull ou Spotify. 

Professeur Daniel Camus : Médecin épidémiologiste à l’Institut Pasteur de Lille, le Professeur Camus est spécialisé dans la veille sanitaire, soit le renseignement en temps réel de l’apparition de phénomènes infectieux à travers le globe. En début d’année, il fut l’un des premiers chercheurs à alerter les pouvoirs publics sur les dangers de l’épidémie de Covid-19. 

Matthieu Meyer : Directeur du Trabendo, une salle de concert située dans le XIXème arrondissement de la capitale. En plus de ce poste, Matthieu s’occupe également de la programmation artistique de ce lieu important de la culture parisienne, accueillant des centaines d’artistes internationaux chaque année.

Félix Lennes : Chef des contenus Greenroom, Félix dirige cette plateforme digitale qui opère en tant que partenaire officiel sur de nombreux festivals tout au long de l’été. Depuis 10 ans, elle mêle l’expérience événementielle à des contenus éditoriaux sur le web. 

Julien Sauvage : Fondateur et directeur du Cabaret Vert, qui a lieu tous les ans à Charleville-Mézières. En 15 ans, ce festival a su faire sa place dans le paysage culturel français, notamment auprès des amateurs de musiques urbaines. Depuis sa création en 2005, le Cabaret Vert a accueilli des artistes comme Travis Scott, A$AP Rocky, Tyler, The Creator, Nekfeu ou encore Orelsan. Son édition 2020 a été annulée. 

Aurélien Maraval : En tant que régisseur, Aurélien coordonne les moyens humains, techniques et financiers de projets culturels et événementiels. Intervenant majoritairement sur des festivals durant la période estivale, Aurélien gère notamment l’implantation générale du site, l’accueil optimal des artistes ou encore la sécurité du public.


Views : La France est engluée dans la crise du Covid-19 depuis plusieurs mois maintenant. Quel impact a eu cette période sur votre activité ? 

Marie Sabot (Directrice de We Love Green) : On a rapidement compris que ça allait être compliqué pour les festivals. Juste après le décret interdisant les rassemblements de plus de 5000 personnes, j’ai été conviée au Ministère de la Culture avec tous les producteurs de gros spectacles et quelques autres festivals. Suite à cette réunion avec des membres du gouvernement, on a vraiment pris la mesure du sujet. La problématique d’une annulation s’est vite imposée à nous.

Éric Bellamy (Directeur Général de YUMA Productions) : On est à l’arrêt depuis mi-mars, sachant que les trois premiers mois de l’année sont ceux qui sont les plus fragiles financièrement. Nous devions organiser environ 500 dates cette année. On en a reporté ou annulé plus de la moitié jusqu’à fin août, en attendant les prochaines mesures gouvernementales pour savoir comment vont pouvoir s’organiser les concerts à la rentrée. 

Matthieu Meyer (Directeur du Trabendo) : En terme de programmation de la salle, on n’a plus aucun concert confirmé avant septembre prochain. Tout ce qui devait avoir lieu a été annulé. 

Aurélien Maraval (Régisseur) : Une bonne partie de mon été était déjà calé. C’est toute la période estivale, synonyme de rush, qui est reportée à l’été 2021. Entre mars et novembre, j’ai 350-400 heures de travail qui ont sauté. Sur l’événementiel, pareil, je n’ai aucune visibilité jusqu’à la fin de l’année. 

Félix Lennes (Chef des contenus Greenroom) : Les annulations de festivals nous ont évidemment fait réfléchir. Greenroom intervient sur de l’événementiel, en faisant vivre des expériences physiques, en proximité avec le public. Et avec cette crise, on n’a évidemment pas pu proposer ça cette année, en tout cas pas au sens qu’on avait prévu initialement. On a toute de même su réagir et s’adapter, alors que ce n’était pas du tout dit qu’on y arrive. 

M. Sabot : On est le premier festival de la saison, on savait que ça serait intenable. Quand on a vu qu’on ne pouvait plus avancer sur le mois de juin avec We Love Green, on a travaillé à fond sur un report du festival en septembre. Et à ce moment là, on y croyait vraiment. 

E. Bellamy : Une tournée s’amortit sur la longueur, puisqu’en début d’année, on lance toutes les dates. Les artistes sortent de résidences, de répétitions… On a besoin des revenus des festivals pour faire notre marge, donc sans toute cette saison, vous imaginez la catastrophe. 

M. Sabot : Reporter un festival de l’ampleur de We Love Green représente un travail monstrueux. On s’est mis en contact avec les autres festivals européens qui ont lieu en même temps que nous, avec l’organisateur du semi-marathon (ndlr : reporté au même week-end et au même lieu envisagé par WLG), la Mairie de Paris nous a aussi beaucoup accompagné. On a imaginé différents scénarios, comme un festival plus petit, avec des scènes moins chères… Beaucoup d’artistes avaient répondu présent. Finalement, on nous a fait comprendre que la crise devenait trop importante et trop dangereuse. 

Julien Sauvage (Fondateur du Cabaret Vert) : Même si notre festival avait lieu fin aout, on s’attendait à la décision gouvernementale. Ça n’aurait pas été sérieux qu’un tel rassemblement puisse se tenir sur le plan sanitaire. 

M. Sabot : Maintenant, on doit faire face à plusieurs étapes : survivre, soutenir nos équipes pour qu’ils ne soient pas dans une catastrophe colossale dans 3 mois et faire perdurer le projet We Love Green. On se projettera dans le futur une fois qu’on aura réglé le présent. 

On a l’impression que « survie » est un terme qui revient de plus en plus lorsqu’on évoque la situation du secteur culturel. Avez-vous compris les décisions prises par le gouvernement durant la pandémie ? 

M. Meyer : Le gouvernement est fatalement obligé de prendre des décisions qui ne sont pas évidentes. Le problème, c’est que depuis le début de la crise on est dans un flou artistique incroyable et on ne sait pas du tout ce qu’il se passe. Pendant des semaines, il ne s’est strictement rien passé. On nous a seulement dit qu’on avait pas le droit d’ouvrir. Les aides ont aussi mis énormément de temps à arriver… Ils ont évoqué des annulations de loyers, des actions de solidarité. À ce jour, je n’ai toujours aucune information officielle là-dessus. 

J. Sauvage : Je pense qu’on a surtout besoin de dignité et de solidarité. Ce n’est pas forcément utile d’être dans la critique à l’égard du gouvernement. Effectivement, la France n’était pas préparée, mais comme de nombreux pays occidentaux. La situation est ce qu’elle est, le gouvernement fait ce qu’il peut. Aujourd’hui, c’est difficile d’avoir des certitudes et de la visibilité.

Nous ne sommes pas simplement un milieu touché. Nous sommes un milieu qui est interdit.

A. Mariaval : Ça me paraît clairement plus facile de faire respecter les gestes barrières et les mesures sanitaires dans d’autres secteurs que celui de la musique live. La fête, c’est une création de liens sociaux. À quoi ressemblerait un concert de rap sans pogo et avec en permanence 4 mètres carré autour de soi ? Je trouve ça plutôt normal qu’on ne puisse pas reprendre de suite. Il va falloir trouver des moyens de faire la fête autrement. 

Professeur Daniel Camus (Médecin épidémiologiste) : En 2009, je faisais partie du cabinet de gestion de crise de la grippe H1N1. Et la gestion de crise, c’est globalement toujours la même chose. Au départ, tout paraît évident. On voit une nouvelle maladie qui apparaît, on découvre son mode de transmission et on prévient la population des risques. Ensuite, ça se complique. Il y a des décisions qui ne sont plus dictées par la science, mais par la stratégie. Et actuellement, on voit des choix qui sont conditionnés par l’économie. 

E. Bellamy : Aujourd’hui, on sent que le débat devient sulfureux sur les mesures à adopter, et surtout, sur qui doit les prendre en charge : est-ce que c’est la responsabilité des salles de concerts, de l’État ou des organisateurs ? 

Le gouvernement a-t-il tenu les promesses faites pendant le confinement pour venir en aide à votre secteur ?

M. Meyer : On a attendu des semaines pour avoir des annonces d’Emmanuel Macron et de son ministre de la culture. Mais concrètement à ce jour, on ne sait pas comment va se passer cette année blanche. C’est une situation qui n’est pas du tout rassurante, qui impacte un secteur qui est assez énorme en France. Actuellement, les salles de concerts n’ont aucune idée de comment elles vont pouvoir rouvrir.

M. Sabot : J’ai beaucoup de personnes, dans nos équipes, qui ne sont pas soutenues par l’État. De notre côté, on ne pourra leur verser qu’une partie de leur salaire, à cause de l’annulation du festival. On est sur une vraie catastrophe humaine. On parle de gens qui ont des familles à nourrir, on parle de pères, de mères, qui doivent payer des loyers et subvenir aux besoins de leurs enfants. Ils évoluent dans un milieu complètement mort. Nous ne sommes pas simplement un milieu touché. Nous sommes un milieu qui est interdit.

Professeur Camus : Quand c’est la science qui conditionne les décisions de l’État, c’est en général assez simple. Le problème, c’est quand les décisions deviennent politiques. Le gouvernement doit prendre des mesures qui vont correspondre à l’objectif qu’on s’est fixé et qui représente le moins d’inconvénients. Obligatoirement, à partir de là, tous les choix deviennent discutables. Et vous trouverez toujours des gens qui se feront un plaisir de discuter de ça.

M. Sabot : Cette crise est avant tout un aboutissement. Macron a fait ses annonces sur les intermittents, ça a été une vraie bouffée d’air. Mais ce qu’on essaie de faire remonter aux oreilles du pouvoir, c’est que notre secteur ne compte pas que des intermittents. Leur régime a été mis à mal de façon très importante ces dernières années, donc de nombreux cadres du secteur culturel ont changé leur statut car ils n’arrivaient plus à se faire indemniser dans ces conditions… Je parle de directeurs de production, de directeurs logistiques ou encore de directeurs techniques, des gens qui ont des responsabilités colossales sur les événements. Maintenant, ces gens-là exercent avec le statut de TPE, d’indépendants, d’auto-entrepreneurs. Ils ont des statuts hybrides, qui les empêchent souvent de toucher les aides promises par l’État pendant cette crise.

M. Meyer : Je suis agacé par certaines décisions et je pense que je ne suis pas le seul. Quand je vois qu’on autorise les gens à monter dans un avion sans faire respecter les mesures de distanciation sociale… Il y a quelques semaines, le conseil d’état avait aussi ordonné au gouvernement la réouverture des lieux de culte. Donc en gros, on peut aller à l’Église, mais pas dans une salle de concerts. L’incompréhension est énorme et le gouvernement aurait pu mieux faire. Il y a un flottement global, qui entretient ce flou. J’ai des équipes à gérer, on se parle régulièrement, ils ont des questions… Mais je n’ai aucune réponse à leur apporter. 

M. Sabot : De notre côté, le festival est très peu soutenu par les pouvoirs publics, on a à peine 3% de subventions publiques sur We Love Green… Ce n’est pas ce qui va changer la donne. Tout le monde est bienveillant, mais quand on commence à parler de financement concret, c’est d’un coup plus compliqué. 

Professeur Camus : Je comprends la souffrance de tout un milieu, je comprends les problèmes que ça cause. Mais ça ne sert à rien de vouloir à tout prix chercher un bouc émissaire.

Outre la gestion de la crise par l’État, qu’en est-il de vos assurances, de vos partenaires ? Est-ce que là aussi vous êtes dans le flou ? 

M. Sabot : La question des assurances, on en a parlé directement à Franck Riester lors de cette fameuse réunion au ministère. Parce que déjà à ce moment-là, elles étaient très, très absentes du projet. On voit même que certains festivals qui avaient une assurance se retrouvent dans des guerres juridiques. Certaines assurances ont dénoncé leurs contrats de façon unilatérale, afin d’aller au procès et de gagner quelques années avant de payer ce qu’ils doivent aux festivals. La notre nous a expliqué dès le mois de février qu’on ne serait absolument pas couvert en cas de pandémie. 

F. Lennes : Le rôle d’un partenaire comme Greenroom, c’est de savoir prendre son téléphone et d’appeler les responsables partenariats des festivals avec lesquels on a l’habitude de collaborer. Leur demander des nouvelles fréquemment, les rassurer sur notre présence à leurs côtés, que l’événement ait lieu ou pas. On est passé par beaucoup de phases différentes, au début on avait encore peu d’informations et on leur disait simplement : “on vous aidera comme on l’a toujours fait.” Ensuite, les annulations se sont enchaînées. Il n’y avait plus grand chose à faire, si ce n’est être là psychologiquement et réfléchir à la co-écriture de l’avenir de notre industrie. 

On oublie de parler d’un autre acteur vital de ce secteur : les artistes. Comment se placent-ils par rapport à toutes ces problématiques ? 

M. Sabot : Ils sont plutôt bienveillants évidemment, on a travaillé en collaboration avec beaucoup d’entre eux sur le possible report, afin qu’ils honorent leurs contrats. Maintenant, il faut que les artistes prennent la parole de façon très forte. C’est à leur tour de s’engager, car ils sont des citoyens très importants dans nos sociétés. Il faut qu’ils dénoncent la déconnexion de quelques puissants, qui influent sur la vie de millions de personnes à travers le globe. C’est par exemple là-dessus qu’est né le hip-hop, cette idée de dénonciation sociale, cette injustice qui était trop criante.

F. Lennes : Des artistes vont profiter de la situation et réussir à se réinventer, tandis que d’autres vont rester dans une approche plus classique de la musique live. Chacun fera comme il le sent. 

 Certains artistes adoptent des comportements qu’on voit chez les traders de Goldman Sachs.

M. Sabot : Aujourd’hui, on fait face à une bulle économique qui est folle. Je ne peux pas citer les noms des artistes américains, pas qu’américains d’ailleurs, qui nous demandent des cachets qui ont doublé, triplé, quadruplé, quintuplé, depuis 2016. Leurs demandes financières font basculer nos projets culturels dans des sphères intenables. Avant la crise du Covid-19, on se répétait sans cesse : “la bulle va péter, la bulle va exploser.”

À la manière d’une vraie crise financière ? 

M. Sabot : En septembre dernier, on est allé à Londres pour participer à un grand congrès international d’agents musicaux. Sur place, on leur a dit qu’ils allaient faire s’écrouler tout un milieu. Avec les prix qu’ils demandent pour leurs artistes, ils sont en train de faire basculer le monde de la musique live dans le milieu de la finance la plus violente et la plus sale. Il faut le dire, certains artistes adoptent des comportements qu’on voit chez les traders de Goldman Sachs. Je comprends qu’ils veulent agir comme des grands patrons et capitaliser sur leur notoriété à l’instant T. Sauf que ces comportements mettent sous pression tout une chaîne de métiers, forcée de trouver toujours plus d’argent et de travailler avec toujours plus de partenaires. Si on ne fait pas ça, on sera forcé de sortir des pass 2 jours à plus de 150 euros pour le public. Je félicite donc des artistes comme Orelsan ou comme Aya Nakamura, qui sont toujours très raisonnables dans leurs cachets. Avant la crise, on était calé sur le CAC 40, parce qu’on faisait face à des mentalités de financiers et non d’artistes. Il va falloir que le monde ouvre les yeux sur ce problème, ce n’est plus du capitalisme, c’est du trading d’actifs que font ces gens. J’espère qu’il y aura un électrochoc au cours des prochains mois. 

Justement, ces prochains mois, vous font-ils peur ? Les récentes annonces d’Édouard Philippe ne nous en ont pas appris beaucoup plus. 

J. Sauvage : J’ai du mal à me dire que cette crise va passer d’ici quelques semaines ou quelques mois. Ça me paraît également compliqué d’estimer les répercussions de cette catastrophe économique avant janvier prochain. Comment va-t-on faire tourner les salles de concerts, les cinémas, les bars, les restaurants avec la même fréquentation qu’avant la pandémie ?

Professeur Camus : Pour autoriser de nouveaux les concerts, il va falloir définir des critères bien précis et c’est ce qu’il faut que le secteur culturel demande au gouvernement. C’est peu probable que le virus disparaisse complètement, même si le nombre de cas sur le sol français continue de baisser drastiquement. En clair, la situation s’améliore, il y a moins de malades, moins de décès. Il ne faut pas s’essayer aux jeux des prévisions, mais définir les critères qui pourraient justifier que même si le virus est toujours présent, les concerts et les festivals pourraient reprendre. 

M. Meyer : Quoi que décide le gouvernement, ce n’est pas eux qui gèrent directement le virus. Le virus existe, on ne sait pas pour combien de temps et dans quelles proportions. On est dans la première phase du déconfinement, peut-être qu’on devra se reconfiner dans 2 semaines ou dans 6 mois. Se projeter dans 4 mois, 6 mois, 1 ans, ce n’est faisable pour personne, ça paraît impossible. Tout notre travail se concentre désormais sur 2021, parce que 2020 est quasiment foutu. Les artistes étrangers, notamment américains et anglais, représentent 95% de la programmation du Trabendo. On est donc encore plus touché que les autres salles, les ressortissants de ces deux pays ne pouvant plus se rendre en France… Tous les jours, des tourneurs m’appellent pour me dire que les artistes ont peur, que la tournée est annulée et qu’elle est décalée à l’an prochain. Même si la salle a le droit d’ouvrir en septembre, voire avant, on est dans une situation très compliquée. On ne peut pas survivre avec aussi peu.

J’ai des dates qui s’annulent, mais je n’en ai plus aucune qui se rajoutent. 

E. Bellamy : On a fait le choix de déplacer un maximum de dates de concerts sur la fin de l’année, mais avec l’évolution de la crise, on commence à y croire de moins en moins. Les programmateurs ont tous joué le jeu, puisqu’eux aussi au départ étaient plutôt optimistes.

M. Meyer : L’automne, soit de septembre à la mi-décembre, correspond habituellement à la plus grosse période de l’année pour une salle comme le Trabendo. À l’heure actuelle, j’ai seulement 20 concerts confirmés. Ça fait 5 dates par mois. En comparaison, lors d’une année normale, sur la même période, on a environ 80 dates de prévues. Clairement, toute notre programmation de 2020 s’est arrêtée. J’ai évidemment des dates qui s’annulent, mais je n’en ai plus aucune qui se rajoutent. 

J. Sauvage : Sincèrement, je pense que nous ne sommes pas les plus à plaindre. Par rapport à d’autres secteurs d’activité sinistrés suite à la crise du Covid-19, la culture va arriver à s’en sortir en partie parce qu’on bénéficie d’un fort ancrage local. Sur le Cabaret Vert, il y a beaucoup de gens qui nous ont contacté pour nous proposer de l’aide. Des particuliers, des entreprises, des collectivités… Personne ne va nous laisser tomber, donc je pense qu’on va s’en sortir. On a environ 1 million d’euro de dépenses engagées, donc 1 million à trouver pour ne pas fermer boutique. 

Professeur Camus : Regardez ce qu’il se passe tous les ans. Quand arrive l’hiver, on assiste à une recrudescence des cas de grippe. Plusieurs milliers de cas apparaissent à travers la France, ce qui n’empêche pourtant pas la tenue des rassemblements publics. En définissant des critères stricts pour la pandémie de Covid-19, à un moment donné on pourra se dire qu’on est en dessous d’un certain seuil d’infectés, que les critères sont remplis et que les événements qui entraînent une proximité sociale peuvent reprendre. 

J. Sauvage : Se posent aussi les questions du traitement et d’un vaccin. C’est ce qui me fait quand même avoir des doutes sur l’organisation de concerts et de festivals en France dans les prochains mois.

Dans l’attente de ce vaccin, les concerts devraient logiquement se tenir en respectant les mesures de distanciation sociale. Dans les faits, est-ce applicable ? 

M. Meyer : Sachant que notre salle propose uniquement des places debout, c’est très compliquée pour nous de faire respecter ces mesures. Pour avoir 4 mètres carré par personne, il faudrait que je mette 250 personnes dans une salle qui en accueille normalement 700. Le point d’équilibre, le moment où on amortit le prix de la soirée, se trouve aux alentours de 500 places vendues. Avec ces mesures, on fonctionnerait largement à perte. Installer des stations de gels hydroalcooliques, s’assurer du respect de la distanciation et du port du masque… Ça représente aussi des frais supplémentaires. Il faut des gens pour s’occuper de ça, des gens à qui il faut en plus fournir du matériel.

Professeur Camus : Avant même de penser à ça, il faut surveiller l’évolution du virus. Est-il devenu plus ou moins virulent ? Qu’en est-il de sa transmission ? Il ne faut pas confondre ces deux notions fondamentales. Un virus peut être très transmissible, passer facilement d’une personne à l’autre, mais c’est indépendant de la gravité de la maladie qu’il déclenche. En fonction de l’évolution de ces deux critères, on saura si on peut de nouveau autoriser les événements avec un large public.

M. Meyer : On parle du public, mais je ne sais pas non plus comment on peut faire respecter ces mesures avec les techniciens et les artistes présents sur une scène. C’est impossible de faire en sorte que des équipes tiennent sur un plateau de 6 mètres par 5, tout en étant à 2 mètres les uns des autres. C’est infaisable. 

Professeur Camus : Il suffit de voir ce qu’il s’est passé aux États-Unis, avec une chorale de l’état de Washington. Lors d’une banale répétition en intérieur, 53 choristes sur 61 ont contracté le Covid-19. Sur ces 53, il y en a 2 qui sont morts. Quand vous entendez ça, on comprend pourquoi les gens chargés de prendre les décisions paniquent. Un regroupement de jeunes entraînera forcément des chants, de la danse, du contact physique… Quand on chante, c’est le moment où on postillonne le plus. Quand on est dans une fosse, c’est là que la proximité avec autrui est la plus importante. La règle des 4 mètres carré par personne dans le public me semble très difficile à faire respecter. 

En cherchant à voir plus loin que l’horizon de ces prochains mois, pensez-vous que les concerts et les festivals pourront revenir à une forme de normalité ? Ou est-il déjà trop tard ? 

M. Sabot : Des milieux vont être autorisés à rouvrir très bientôt, ça va repartir tout doucement de tous les côtés. Comme je l’ai déjà dit, on est purement et simplement interdit. Pour des festivals de notre ampleur, le fait de pouvoir organiser une édition en 2021 sera déjà une très belle victoire. 

J. Sauvage : Le Cabaret Vert fait déjà des offres sur des artistes pour 2021, on se met en ordre de marche dès maintenant. Mais malgré toute notre bonne volonté, il existe une vraie probabilité qu’il n’y ait pas de festivals l’été prochain encore. 

E. Bellamy : Certains festivals veulent conserver une partie de leur programmation de cette année sur l’année prochaine, mais je pense qu’ils vont aussi changer d’avis en cours de route, selon l’actualité des groupes et l’engouement. Et puis forcément, il y a aura l’arrivée sur le marché de nouveaux artistes à succès, qui vont pousser les autres vers la sortie et venir bouleverser des programmations.  

M. Meyer : On travaille comme si de rien n’était, on se dit que d’ici au printemps prochain la situation sera de nouveau normale. Si ce n’est pas le cas, on fera encore face aux mêmes questions qu’aujourd’hui : “Comment survivre si je ne peux mettre que 200 personnes dans ma salle ?”

F. Lennes : Avant la crise du Covid-19, Greenroom s’intéressait beaucoup au concept de vivre une expérience live collective. La pandémie nous est tombée dessus et a changé nos vies, donc cette notion de live il va tous falloir qu’on la réinvente. 

M. Meyer : On se dit qu’au lieu d’un seul concert par soir, un artiste pourrait faire 2 ou 3 sessions plus courtes, qui permettraient de faire rentrer 3 x 200 personnes séparément dans la salle, pour atteindre 600 places vendues. On cherche des nouveaux formats, on cogite sur les nouveaux types de spectacle. On sait qu’on ne pourra pas transformer nos salles, on ne va pas se mettre à organiser des spectacles de stand-up d’un coup, ce n’est pas notre truc. Mais il faut peut-être s’inspirer de certains types d’événements pour les adapter à d’autres. C’est clairement une période qui pousse à réfléchir et à se réinventer, ce n’est pas une démarche inintéressante. 

Le live tel qu’on le connaît ne va pas mourir et laisser place au digital.

F. Lennes : En ce moment, on voit pas mal émerger les live digitaux, les e-événements, toutes ces nouvelles manières de consommer une expérience live. Avant la crise du Covid-19, on se disait que les gens avaient besoin de se déconnecter, de vivre des expériences live plus authentiques. On sentait vraiment ce besoin d’assister à des choses physiquement et de manière déconnectée, mais toujours avec le portable à la main quand même (rires). Il ne faut pas jeter ça à la poubelle, mais la pandémie a ouvert une nouvelle voie, plus digitale. 

A. Maraval : On constate que les réseaux sociaux ont peut-être commencé à faire émerger un live plus numérique. Personnellement, je pense qu’il faudra développer des compétences spécifiques pour répondre à cette demande dans le temps. Sinon, on peut aussi voir des live en “drive-in”, donc dans la config’ festival, ça change l’ensemble de l’implantation et même un système de diffusion sonore en réflexion avec les radios, le réseau hertzien. Je pense que cette période va amener mon métier à être toujours plus technique pour répondre à l’ensemble des demandes.

M. Sabot : On organise actuellement une édition numérique de We Love Green. On a été invité par beaucoup d’entités, des grandes salles parisiennes, de lieux alternatifs, des médias comme le votre… On va essayer de répondre à toutes les sollicitations, on réfléchit aussi aux parcs parisiens pour organiser des conférences. Les discussions du moment sont très, très larges mais ne se rattachent malheureusement pas à un modèle économique viable.

F. Lennes : Les gens éprouveront toujours ce besoin de vivre quelque chose de physique. Il ne va pas falloir faire table rase et tout réinventer. Le live tel qu’on le connaît ne va pas mourir et laisser place au digital. Ce n’est pas soit l’un, soit l’autre. Avec les équipes de Greenroom, on s’intéresse beaucoup à une plateforme comme Twitch pour voir ce qu’on pourrait en faire d’un point de vue musical. On se demande comment structurer ces tendances émergentes pour le grand public. On est pas dans une réflexion du type : « Merde, il y a un nouveau truc qui débarque et qui nous échappe, pourvu qu’on revienne au monde d’avant ! ». Il y aura toujours des concerts organisés par les structures qui survivent à la crise, on sera à leurs côtés, mais il y aura aussi des alternatives à explorer. 

M. Meyer : Se réinventer, c’est ce qu’on fait en temps normal. Le secteur culturel est celui qui est le plus amené à réfléchir sur lui-même et sur son évolution. J’ai juste peur que cette fois-ci, ce ne soit pas suffisant. 

Cette réinvention semble pourtant inévitable… 

J. Sauvage : Personne n’était prêt à vivre une crise comme ça. Elle a révélé à quel point on était dépendant des autres pays et à quel point il est nécessaire d’engager une transition énergétique et écologique. 

A. Maraval : Des acteurs de notre secteur commencent à se réunir et à réfléchir à des initiatives pour rendre la fête plus durable, que ce soit écologiquement ou socialement. On peut par exemple penser plus « local » en terme de programmation artistique, ce qui favoriserait le tissu créatif français au lieu de programmer des grosses têtes d’affiches internationales, dévoreuses de CO2 avec leurs tournées et gourmandes sur leurs cachets. 

M. Sabot : On tire la sonnette d’alarme depuis 5 ou 6 ans. We Love Green a toujours été un porte-parole de ces thématiques et notre projet résonne d’autant plus fort maintenant. Cela va faire 10 ans qu’on se bat pour sensibiliser à la protection de l’environnement, que le festival reçoit des conférenciers qui ont alerté sur ces problématiques de crises sanitaires. Sauf que maintenant on y est, on est dans la tempête dont on a parlé. 

A. Maraval : On sait que la culture est toujours scrutée car elle est le reflet de notre société. C’est donc primordial pour notre secteur de se réinventer, afin d’être porté en exemple. 

Le mur pour notre industrie, il est dans 20 ans, pas plus.

M. Meyer : On parle beaucoup du monde d’avant et du monde d’après, en ce qui concerne les problématiques de capitalisme, d’écologie… L’industrie musicale fait complètement partie du système dans lequel on vit au quotidien et a également tout intérêt à réfléchir autrement. J’espère que ça débouchera sur quelque chose de bon, même si je ne suis pas très optimiste en ce qui concerne la capacité de l’homme à se réinventer de manière collective. 

E. Bellamy : Il y aura un avant et un après pour toute l’industrie, pendant au moins 2 ans. L’impact sera plus fort qu’après les attentats de 2015. On va devoir apprendre à vivre avec ces mesures sanitaires, il y aura des liquidations d’entreprises, des fusions qui vont accélérer une concentration des forces déjà bien avancée. La crise va secouer tout le monde, mais honnêtement ça ne fera pas de mal à certains acteurs qui étaient dans la toute puissance, qui allaient toujours vers le plus offrant pour faire monter les enchères. 

M. Sabot : Il y a des festivals et d’autres acteurs de cette industrie qui seraient prêts à signer avec n’importe qui pour survivre. Quand tu gères un festival, tu sais que tu gagnes de l’argent quand tu as rempli à 95%. Tu vis entre 6 et 9 mois de l’année la peur au ventre et parfois à 3 mois de ton événement, tu te dis que tu vas perdre 800 000 euros et que tout sera fini. Ce constat là nous pousse à nous dire que c’est débile de faire ce métier, qu’on doit arrêter, que ça n’a aucun sens. Et chaque année avant cette crise, c’était un peu plus fou. 

Professeur Camus : Tout le monde le dit et le répète, on ne contrôle pas le virus. Mais on sait qu’en ce moment, la dangerosité du Covid-19 est beaucoup moins élevée qu’il y a quelques semaines et que la probabilité de tomber malade est beaucoup moins forte. À partir du moment où on sera certain d’être passé sous le seuil épidémique, on pourra sérieusement se poser la question de continuer ou non ces mesures qui handicapent le secteur culturel. 

M. Sabot : La crise qu’on vit doit pousser tout un milieu à revenir à la raison. On vient de voir que Live Nation (ndlr : le plus grand organisateur de concerts au monde) vient de céder 500 millions de dollars d’actions à l’Arabie Saoudite. Ce n’est pas forcément les bons signaux qu’on envoie. C’est des pays comme ça qui sont en train de mettre sous perfusion les rappeurs américains et les plus grosses stars de la musique mondiale. Maintenant, c’est simple. Soit on a des signaux positifs dans les 10 ans qui viennent, soit on est très mal barré. Le mur pour notre industrie, il est dans 20 ans, pas plus. Il ne faut plus que ce ne soit toujours les 3 mêmes artistes qui prennent position pour le climat et pour la justice sociale. Le jour où on verra tous les plus grands artistes s’opposer sincèrement à ce système et inciter la jeunesse mondiale à changer les choses, on sera sur la bonne voie.