Adoubé par Anna Wintour, qui a placé sa marque dans son top 3 des labels américains à surveiller, Telfar Clemens semble être à un tournant de sa carrière. Le créateur est pourtant resté longtemps dans l’anonymat, le monde de la mode ne sachant pas quoi faire d’un créateur noir issu du ghetto new-yorkais et qui se revendique queer. Pourtant, Telfar Clemens n’est pas le genre à suivre les tendances du moment, restant fidèle à sa ligne transgressive et progressiste. Cette authenticité a fini par conquérir une industrie de la mode en pleine (r)évolution. Du statut de marque underground, Telfar est passée à celui de marque pointue, réservée à une poignée d’initiés. En effet, le créateur reste relativement peu connu en dehors de la scène américaine, tandis que de nombreuses zones d’ombres demeurent quant à son parcours.
Il se retrouve aujourd’hui sous le feu des projecteurs, au cœur d’un scandale avec GAP, qui a récemment annoncé un partenariat de dix ans avec Kanye West, au détriment du créateur new-yorkais. Annoncée en janvier dernier, puis freinée en mars en raison du coronavirus, la collection GAP x Telfar pourrait bien ne jamais voir le jour. Le site Business of Fashion rapporte en effet que GAP aurait finalement décidé de mettre le projet en veilleuse pour une durée indéterminée. Pire encore, l’équipe de Telfar n’aurait pas été payée par le géant du prêt à porter, ni même touchée la prétendue indemnité de report que GAP avait offerte. Un sacrifice nécessaire pour la marque américaine mise à mal financièrement, qui a cependant suscité de virulentes réactions sur les réseaux de la part de la fidèle communauté du créateur new-yorkais. Pour mieux comprendre cet engouement grandissant, retour sur le phénomène Telfar Clemens en cinq points.
2005, l’année de naissance de la marque
C’est en 2005 que le jeune Telfar Clemens, un fils d’immigrants libériens âgé de 19 ans, lance une collection de vêtements simples, composée de pulls et de sweats en jersey minimalistes et à la fois fonctionnels. Au cours de cette même année, il organise lui-même son premier défilé de mode, avec l’aide de quelques-uns de ses amis en guise de mannequins, en créant des vidéos de performance originales. Dès le départ, l’approche de la mode du créateur du Queens se distingue par sa subversion. Fortement inspiré par l’excentrique Vivienne Westwood et par Jean-Paul Gaultier, il partage avec ces derniers une vision à contre-courant de la mode. Conçus pour transcender les catégories traditionnelles, les vêtements Telfar sont unisexes, universels et minimalistes, à l’image de son logo, un T imbriqué dans un C (ses initiales).
Le concept de la marque est avant tout une extension de lui-même : accessible et démocratique, inclusive, sans distinction d’origine ou de sexe. Si au fil des saisons le streetwear a su conquérir le monde du prêt-à-porter, le créateur préfère rester fidèle à lui-même, proposant des pièces essentiellement destinées à la vie quotidienne, tout en refusant de se plier aux règles du luxe. “L’idée de mixer la haute couture et la street culture, ce n’est pas mon truc. Ça ne m’intéresse pas vraiment. Si tu enlèves la mode de l’équation tout à coup ça devient plus transgressif” déclarait le créateur américain en 2017 lors d’une interview accordée à i-D. Plutôt que d’ignorer le courant dominant, Telfar l’a adapté à sa propre vision.
Une équipe avant tout
Telfar a perfectionné son esthétique en s’entourant d’une équipe de base. C’est en 2013 qu’un certain Babak Radboy, qui a rencontré le designer pour la première fois au début des années 2000, rejoint officiellement Telfar Clemens. L’équipe se complète lorsque la femme de Radboy, Avena Gallagher, se rallie aux deux hommes. L’arrivée du couple a été cruciale pour la marque. Babak R. (directeur artistique) et Avena G. (styliste) ont aidé à façonner l’univers de Telfar et à traduire sa vision en une entreprise rentable. Clemens, Gallagher et Radboy ont rapidement formé un trio soudé, se construisant un style qui leur est propre. Telfar et son équipe jouent souvent avec des tons neutres, présentent des vêtements de base ou encore des vêtements de sport influencés par les années 1970, comme on a pu le voir lors du fameux défilé Automne/Hiver 2020-2021 à Florence, à l’occasion de la 97ème édition du Pitti Uomo.
De New York à la conquête du monde
La contribution de Radboy a été essentielle à Telfar, qui remporté le CFDA/Vogue Fashion Fund en 2017, quatre ans après l’arrivée du directeur artistique. Après avoir été largement négligé par l’industrie, Telfar a finalement reçu la reconnaissance qu’il méritait, mais surtout la somme de 400 000 dollars et une vaste couverture médiatique. Alors que la plupart des ventes de Telfar provenaient de son propre site, ce sont alors des concept-stores comme Opening Ceremony et Dover Street Market, mais également des grands magasins comme les Galeries Lafayette Champs Elysées et Printemps Haussmann qui se sont mis à vendre ses collections. Très rapidement, Telfar est devenue la nouvelle marque branchée pour tous les partisans d’une mode libre et universelle.
Porter du Telfar Clemens, c’est avant tout adhérer à une idéologie, à un mouvement politique toujours considéré comme subversif. En ce sens, le créateur impose une nouvelle conception de la mode, qu’il souhaite étendre au-delà des frontières américaines. En effet, si la marque existe depuis quinze ans, il faut attendre 2019 pour que Telfar présente un défilé en dehors de New York. Comme un symbole, c’est au cœur de la capitale française que le show s’est déroulé, plus particulièrement au sein du quartier Pigalle (à la Cigale), fief de la communauté queer parisienne, quelques mois avant le défilé de Florence. En peu de temps, ces deux défilés ont été la preuve que Telfar souhaite passer à un niveau supérieur, en devenant une marque mondialement reconnue.
Le it-bag : bien plus qu’un sac, un symbole politique
Le sac Telfar, surnommé “Bushwick Birkin” en référence au quartier de Brooklyn où travaille le créateur, s’est imposé comme le modèle phare de la marque. Tout comme le « Chiquito » de Jacquemus, le sac est devenu un best-seller mondial. Son succès est tel qu’il est systématiquement sold-out sur tous les sites de revente. Adopté par des célébrités comme Selena Gomez, Solange ou encore A$AP Ferg, le “Bushwick Birkin” est évidemment unisexe. Mais son succès s’explique surtout par son prix relativement abordable, qui varie de 130 à 300 euros selon la taille, rompant ainsi avec la tradition du sac de luxe. Le prix n’est toutefois pas le seul élément qui fait de ce sac une pièce iconique. En effet, le sac Telfar fabriquée en vegan leather, un concept qui demeure assez abstrait, mais qui permet d’avoir du faux cuir composé à partir de matériaux durables tels que des déchets de fruits et du plastique recyclé. Ce it-bag est donc bien plus qu’un sac, c’est un véritable symbole politique, la manifestation de la signature de la marque: It’s not for you – it’s for everyone.
Telfar Clemens, une marque engagée
Telfar Clemens définit son style à travers ses propres récits personnels et adopte une approche plurielle de la mode, où le vêtement est souvent prétexte à un message politique. L’année dernière, la marque new-yorkaise avait collaboré avec le mouvement Black Lives Matter, en produisant une série limitée de t-shirts en l’honneur de la communauté afro-américaine. Auparavant, il avait fait une collaboration avec la plus ancienne chaîne de fast-food américaine, White Castle, pour la collection « LeFrak », dont la totalité des bénéfices avaient été reversés à l’association Robert F. Kennedy Human Rights Liberty and Justice fund, qui lutte pour la justice sociale aux États-Unis.
Telfar cultive ainsi une mode audacieuse, où le vêtement se fait porte-parole d’une certaine liberté d’être qui l’on souhaite. Il était donc nécessaire dès le départ de rendre ses vêtements accessibles à tous, en témoignent ses collaborations avec White Castle, Converse et surtout GAP. En choisissant de collaborer avec ces marques, plutôt qu’avec une marque de luxe à la mode, Telfar Clemens exploite encore encore plus son message, démontrant que le haut de gamme n’est pas réservé à une seule partie de la population. Le new-yorkais semble être le créateur complet, créatif, engagé, authentique, mais surtout original, qui franchit sans effort les frontières entre l’art et la mode. Il a fait des défilés-concerts sa marque de fabrique, invitant régulièrement des artistes reconnus comme Dev Hynes (Blood Orange) à animer ses défilés, où les mannequins chantent, dansent, et interagissent avec le public. Ces spectacles sont autant une occasion de rassemblement pour sa communauté qu’une présentation des nouvelles collections. De la joie, de la bonne humeur et surtout la liberté de s’affirmer tel que l’on est, voilà l’esprit Telfar.