Il est temps d’en finir avec le rap féminin. Trop souvent jugé à travers le prisme du genre de ces interprètes, le rap est une musique universelle. L’opposition rap masculin/rap féminin n’a plus lieu d’être et c’est ce que tente de faire comprendre Lean Chihiro. Le 28 août dernier, la jeune artiste dévoilait le fascinant projet Teenage Humanoid, un manifeste de son univers ambivalent, coloré et sombre, enjoué et inquiet, imprégné d’Amérique et de Japon. Quelques semaines après la parution de cette mixtape, la parisienne nous parle de son savoir-faire artistique, de son amour pour la culture manga ou encore de ses cheveux roses.
Qu’est-ce qui t’a inspiré ce nouveau projet ?
Ça fait un moment que je le préparais, j’ai enregistré le tout premier son en 2018. C’était une certaine période de ma vie, avec le passage à l’âge adulte… Donc c’est un peu ça la thématique du projet. Quand tu as un pied dans l’adolescence et un pied dans l’âge adulte, tu ne sais pas vraiment où te situer. C’était un peu une transition vers le futur de ma carrière, une période de ma vie où il y avait beaucoup de changements, que je voulais offrir aux gens avant la suite de mes projets musicaux.
On peut dire que c’est un projet qui reflète ta jeunesse ?
Oui car je me suis mis réellement à la musique à cette période là, vers mes 16-17 ans. Ça a commencé à devenir un peu plus sérieux dans ma vie et ça a influencé beaucoup de mes décisions.
Tu as eu peur au moment de franchir ce pas et de te consacrer pleinement à la musique ?
J’ai eu un peu peur, mais ça se sent que j’étais assez préparée, parce que ça faisait longtemps que je savais que je voulais faire ça. Dès que j’en ai eu l’occasion, même si je savais que c’était risqué, j’ai voulu me lancer à fond. Pour moi, je n’avais pas d’autres choix que d’y aller à fond si je voulais vraiment réussir dans ce que je faisais.
Comment et pourquoi es-tu venue à la musique ?
J’y suis venu très jeune parce que mon père faisait lui-même du rap, donc j’ai baigné dans ce milieu-là en étant très jeune. Je connaissais les sessions studio, les maisons de disques, tout cet univers. Dans ma famille on a toujours été très musique, avec beaucoup de rap et de soul, mais aussi des trucs beaucoup plus classiques, de la variété, du classique, du rock… Un peu de tout en fait, c’est aussi ce qui constitue ma diversité musicale. Je ne me suis jamais limité à un style. Mon style ? Je l’ai découvert par moi-même, en mixant les influences de mes parents mais également avec les miennes, notamment avec la culture japonaise qui m’a beaucoup influencée à partir de mes 6-7 ans. C’est là où j’ai commencé à écouter de la musique japonaise et à rentrer dans ce milieu. Et j’y suis encore, je suis toujours à fond là-dedans !
Tu peux nous parler de cette influence asiatique justement ? En quoi elle t’inspire dans ta musique ?
Quand j’étais petite, ma mère me racontait des histoires qui venaient de cette culture. Ensuite, j’ai commencé à lire des mangas et à regarder des animés, à m’y intéresser plus en profondeur. Quand je suis vraiment plongée dedans, j’ai découvert une vraie passion pour la culture japonaise, notamment à travers les oeuvres du studio Ghibli. C’est vraiment ça qui m’a mis à fond dans cet univers-là, à travers la musique, les histoires, les légendes… Je trouvais que cette culture était vraiment incroyable.
Outre cette culture japonaise qui imprègne ta musique, tu rappes et chantes en anglais. Pourquoi avoir fait ce choix ?
C’était simplement pour toucher un plus grand nombre de personnes. Je n’avais pas peur d’être cataloguée “artiste francophone” ou quoi que ce soit, ma réflexion c’était davantage : si plus de gens peuvent me comprendre, j’aurai un plus grand pouvoir, car je pourrai toucher un maximum de personne dans le monde.
C’est aussi pour ça que tu t’es penchée très tôt sur SoundCloud ?
Oui, SoundCloud a été un très bon moyen de me faire découvrir énormément de choses. J’ai découvert des beatmakers, des topliners, ça m’a permis d’étoffer mon vocabulaire musical… Ça m’a aussi permis d’être en contact avec des gens qui faisaient de la musique depuis chez eux, comme moi. C’était un vrai plus au début parce que c’était uniquement musical, contrairement aux réseaux sociaux. On savait pourquoi on était là, on ne parlait que de musique. Artistiquement parlant, ça m’a permis de me développer à vitesse grand V, parce que je pouvais passer des heures sur SoundCloud, à écouter des prod’ et chercher des nouvelles sonorité, j’adorais ça.
Ton univers musical est souvent qualifié de doux-amer. Tu parles de beaucoup sujets assez sombres sur des productions énergiques ou planantes…
J’ai toujours aimé jouer là dessus. Beaucoup de gens me disent : “Ouais, trop cool tes sons !”, alors que quand tu te plonges dans les paroles, tu te rends compte que ce n’est pas aussi cool, c’est bien plus sérieux qu’on peut le penser. C’est une volonté de banaliser cette ambivalence : dans le quotidien on a tous des problèmes, mais on continue de rigoler avec nos potes. J’essaie aussi de briser ce tabou autour la dépression ou de ses sentiments, car c’est encore un sujet sensible. J’essaie de montrer aux gens que c’est normal de parler de tout ça.
Quand on parle de ces thématiques, on pense directement à la génération SoundCloud qui animait la scène US il y a quelques années de cela. C’est une vague d’artistes qui t’a influencé ?
Ça a été une très bonne chose, surtout au niveau des mecs pour qui “être triste” c’est un grand tabou, car “un mec ça doit être fort.” Ces rappeurs ont amené un truc émotionnel, qui rappelle le côté humain et tendre de chaque personne. Ça a joué un grand rôle pour diversifier notre musique, parce que ces artistes avaient des styles musicaux radicalement différents. Ils ont aidé à virer certains clichés du rap, notamment sur la street cred’. C’est bien que ce prisme ait changé, ça laisse plus de libertés aux rappeurs et à tous ceux qui font de la musique en général. Leur génération a aussi beaucoup ouvert les esprits. Personnellement, ça m’avait choqué quand Lil Uzi Vert avait sorti “XO Tour Llif3”, tout le monde avait adoré le son alors que c’était hyper sad dans le fond. Et le fait que ça ait aussi bien marché commercialement a aidé la démocratisation de la musique “émotionnelle”.
Les hommes livrent plus leurs émotions dans le rap et tout le monde le salue. Et du coup, encore une fois, on sépare le rap masculin du rap féminin. Quel avis tu portes sur ce phénomène ?
Moi ça me saoule. Déjà parce que c’est le premier pas vers la question : “Tu penses quoi des femmes dans le rap ?”, alors que par exemple dans la pop on ne discerne absolument pas les deux. On s’attend juste à ce que les meufs dans le rap fassent un truc différent, qu’elles collent aux clichés. C’est ça qui nous fait régresser aussi, cette séparation des deux sexes, alors qu’on devrait se dire : le rap en France, ce n’est pas le rap des meufs et le rap des mecs.
Tu sens quand même que les mentalités évoluent ?
Il y a une évolution positive dans le sens où ça devient de plus en plus accessible de faire de la musique. De plus en plus de gens s’y mettent, et du coup, de plus en plus de filles. Malgré tout, le nombre d’artistes féminines qui marchent augmente petit à petit, mais il faut arrêter de séparer les hommes et les femmes dans toutes les catégories. On est sur la bonne voie et j’essaie de faire partie des artistes qui feront la différence, car je ne me catégorise pas. J’ai même des sons que les gens écoutent et où ils pensent que je suis un mec ! (rires) La musique n’a rien à voir avec le genre et on a pas besoin de créer des cases dans le rap : c’est juste des artistes, comme dans n’importe quel genre musical, qui font les sons qu’ils aiment.
Ta passion première reste la musique, mais tu également une vraie passionnée de mode. D’où est-ce que ça te vient ?
Ma mère était mannequin, donc quand j’étais petite elle aimait bien me faire des looks, me prendre en photo. C’était toujours si je voulais et quand j’avais envie, mais je kiffais ça. C’est aussi ce qui m’a permis de faire évoluer mon côté artistique sur le plan visuel, quand j’étais petite je faisais des photos pour le fun et ça m’éclatait bien. Comme j’ai toujours été à fond dans la culture japonaise, et la mode est une grande partie de cette culture, j’ai aussi beaucoup évolué dans mon style. Plus jeune j’avais un certain style, on ne va pas dire “extravagant”, mais tout de même un peu plus que les gens autour de moi, ce qui m’a valu de nombreuses remarques.
Tu as eu du mal à assumer tes goûts et ta passion avec le jugement de l’extérieur ?
C’est difficile de se battre contre ce que les gens pensent de nous, surtout au début de la vie en société. C’est vraiment très difficile, surtout quand tu n’as qu’une seule envie : t’intégrer. En primaire, j’avais moins conscience de l’avis des autres, c’est quand je suis arrivé au collège que j’ai commencé à comprendre. Au bout d’un moment, j’en avais un peu marre d’être tout le temps la meuf chelou. Au collège c’est assez dur, parce que tu ne te connais pas toi-même, donc tu ressens le besoin de plaire aux gens pour être acceptée. C’est quand je suis arrivée au lycée que j’ai eu cette révélation. Tu passes quatre ans de collège à vouloir plaire à des gens qui disparaissent quand tu arrives au lycée. J’ai réalisé que je m’étais prise la tête à vouloir plaire à des gens, à vouloir faire comme eux, alors qu’ils n’étaient déjà plus dans ma vie.
C’est là que tu as commencé à pleinement t’éclater stylistiquement ?
Quel que soit l’endroit où tu vas, les gens vont vouloir que tu fasses comme eux, que tu t’adaptes à eux. Au lycée, je me suis dit que j’allais le faire pour moi, sans me soucier des remarques des autres. Le plus difficile à cet âge là, c’est de s’assumer et d’apprendre à se connaître soi-même. Un an après mon arrivée au lycée, je me suis teint les cheveux en rose, ce qui m’a permis d’accepter que j’étais différente. Et pourtant, je ne suis pas spécialement à l’aise dans la rue, quand il y a du monde, qu’on me fixe. À partir du moment où j’ai eu les cheveux roses, je n’ai plus eu le choix. Je me souviens très bien du premier jour, je savais que ma vie ne serait plus jamais pareille. Dans le métro, tous les yeux étaient braqués sur moi, c’était intense ! J’en ai eu marre plein de fois, je me suis dit que j’allais me reteindre les cheveux, même si je ne le ferais jamais, parce que je n’avais pas fait ça pour être la bête de foire.
Et aujourd’hui, comment tu te sens par rapport à ton style ?
Ce n’est pas facile tous les jours car parfois j’ai envie de passer inaperçue, sans avoir à mettre un foulard ou une capuche. Mais c’est le choix que j’ai fait. Je connais des gens qui ont un style vraiment très, très extravagant et je ne sais pas comment ils le vivent au quotidien. Je me prends déjà beaucoup de remarques dans la rue, de la part de gens qui se permettent de juger mon apparence, alors que moi je fais juste ma vie. J’essaie de jouer de ça dans ma musique, pour essayer de parler aux gens et surtout aux plus jeunes, car je sais que les musiques que j’écoutais plus jeune m’ont beaucoup influencé. J’essaie de faire comprendre aux gens que quoi que tu fasses, les gens vont parler donc autant faire ce que tu veux.
Comment tu le qualifierais ton style justement ?
À chaque fois qu’on me demande ça, je joue beaucoup sur les mots et je dis “aléatoire” ou “divergent” (rires). En fait, je n’ai pas un style en particulier. Celui qui revient le plus, c’est le côté street, parce que je suis souvent en t-shirt / jogging. Mais j’ai beaucoup d’inspirations différentes, tout dépend du jour, de mon mood. Je peux être tout en noir à un moment et en full couleurs le lendemain. Je ne situe pas vraiment mon style, parce que j’ai toutes les possibilités.
Zéro limite donc ?
Si demain je veux arriver en lolita, ça ne choquera pas les gens autour de moi. Je ne me mets pas de limites, et ce, depuis que je très jeune. C’est pour ça qu’on me prenait souvent pour un garçon, car j’aimais autant porter des petites jupes que des gros baggys, des trucs qui n’étaient pas forcément affiliés à des filles avant. Quand j’avais 16 ans, j’avais les cheveux super court et tout le monde me prenait pour un mec. Donc en gros, je m’habille comme je veux parce que les gens penseront toujours que ton style définit qui tu es : si tu une fille, si tu es un garçon, si tu aimes les filles, si tu aimes les garçons… On m’a quand même déjà dit : “Je pensais que t’étais lesbienne parce que tu portes un jogging.” Il faut simplement faire ce qu’on a envie.
On t’imagine bien te lancer dans la mode à l’avenir…
C’est quelque chose qui m’a toujours plu. J’ai décidé de me focus intégralement sur la musique parce que c’est ma principale passion, mais dans le futur j’ai l’objectif de pouvoir créer une marque, de designer mes propres pièces…Quand je me suis lancé, je n’ai pas voulu tout mélanger. Je me suis dit que j’avais le potentiel pour designer des sapes, mais qu’il fallait que je me concentre à fond sur ma musique, que je la perfectionne et que je verrai après pour la mode. Je suis contente parce que ça m’a permis d’en arriver là au niveau de ma musique et d’avoir des opportunités, de travailler sur d’autres projets. Mais à l’avenir, j’espère vraiment développer ma propre marque.
Pour revenir à la musique, est-ce que la scène te manque ?
Comme tout le monde, j’attends que que les concerts reprennent et ça commence à faire long. J’ai eu de la chance parce que j’ai pu faire trois dates juste avant le confinement. J’avais bien commencé 2020 et cette période m’a un peu stoppé. Mais ça commence à dater ! J’espère qu’on va bientôt revenir sur scène et que la situation va s’arranger… Je suis un petit pion sur terre qui est impacté exactement comme les autres petits pions qui ne peuvent plus travailler comme avant, donc on espère que ça va se régler et qu’on pourra faire une croix sur le Covid-19, parce que ça nous a tous stoppé dans notre élan.
Tu avais mis la période du confinement à profit sur le plan artistique ?
J’ai vraiment charbonné ! J’ai acheté plein de trucs pour créer mon home studio. J’ai été assez productive pendant cette période parce que je suis très casanière. Donc si on me bloque chez moi, ça ne me dérange pas. J’ai mon chat, ma beuh, je m’en fous quoi (rires). J’ai essayé de tourner ça à mon avantage, de me retrouver avec moi-même et avec ma musique, pour créer des trucs cool.
Et si on retourne pas en confinement justement, quels sont tes plans pour les mois à venir ?
On a pas mal de collab’ avec des artistes étrangers qui se préparent, qui seront pour le prochain projet, sur lequel j’ai déjà un peu commencé à travailler. Il y aussi le clip avec Roshi qui va sortir et pas mal de contenu à propos du précédent projet, du merch… On a pas mal de trucs de prévu ! Et aussi des collaborations qui devraient vous surprendre.
Propos recueillis par Julien Perocheau
Photographe : Selim Moundy