Aya Nakamura, un succès dont l’importance dépasse la musique

Retour sur la trajectoire de l'artiste française la plus importante de sa génération.

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Photo : Charlotte Hadden pour le New York Times

A moins d’avoir totalement été coupé du monde depuis l’été 2018, personne n’a pu passer à côté des nombreux tubes entêtants de la chanteuse Aya Nakamura qui constituent son album Nakamura paru le 2 novembre 2018. L’anniversaire des deux ans de ce projet est l’occasion de revenir sur un succès à l’échelle internationale qui a propulsé en quelques mois la chanteuse au rang d’artiste féminine française la plus influente de sa génération.

L’album de tous les records

Un an après la sortie de son premier album Journal Intime incluant le morceau “Comportement” aujourd’hui certifié single de diamant, Aya Nakamura sort Nakamura en automne 2018. L’album franchi alors la barre des 50 000 albums vendus en seulement deux semaines après sa parution. L’engouement autour de ce projet s’explique en partie par le succès global du désormais culte “Djadja” durant l’été 2018 et des singles “Copines”, “La dot” et “Pookie” qui cumulent chacun des centaines de millions de vues sur Youtube. En février 2019, le fort succès commercial de cet album fait entrer la chanteuse dans le classement Forbes des personnalités européennes de moins de 30 ans les plus influentes dans le monde. Aux Pays-Bas, elle devient la première artiste féminine depuis Edith Piaf à atteindre la place de numéro 1 des ventes. Après une réédition en octobre 2019 comportant le single viral “40%”, Nakamura atteint un million de ventes dans le monde, faisant de la chanteuse l’une des rares artistes françaises à obtenir un disque de diamant ces dernières années. 

En janvier 2020, Aya est à l’affiche du festival prestigieux Coachella, malheureusement annulé à cause de la crise sanitaire. A l’été 2020, Aya Nakamura est l’artiste française la plus écoutée dans le monde. Ce succès international se manifeste également par la reconnaissance d’autres artistes tels que Madonna, Stormzy ou encore le chanteur colombien Maluma et le rappeur américain Lil Pump, qui ont respectivement participé aux remix de “Djadja” et “Pookie”.

Un projet aux influences diverses 

Cet album qui a permis à la chanteuse de grimper au sommet des ventes est d’autant plus important qu’il est inclassable. En effet, il est impossible de mettre Nakamura dans une catégorie musicale spécifique. On ne peut pas enfermer ce projet dans le terme générique de “Pop urbaine” souvent utilisé à tort et à travers, principalement pour qualifier de la musique faite par des banlieusards. Nommer le projet Nakamura aux 34e Victoires de la musique dans la catégorie “Album de musiques urbaines” est profondément réducteur. Aya Nakamura a une signature vocale qui rend sa musique unique et reconnaissable. Son style singulier est le fruit de multiples influences. La chanteuse née au Mali d’une mère griotte, et ayant grandi à Aulnay-Sous-Bois au début des années 2000 en écoutant des musiques maliennes, du rap, du RnB, du zouk et de la pop a réussi à créer un parfait mélange entre son héritage culturel et les diverses autres influences musicales qu’elle a pu avoir tout au long de sa vie. 

En plus de ce métissage de sonorités qui forme son identité propre, Aya a un vocabulaire bien à elle. Elle chante comme elle parle, en utilisant beaucoup de mots issus de l’argot, n’en déplaise à une certaine frange d’auditeurs qui haussent les sourcils d’un air méprisant dès qu’ils entendent « en catchana baby tu dead ça » alors que pour comprendre cette phrase il suffit d’aller sur Genius. Un exemple qui rappelle qu’il faut arrêter de considérer que le français est une langue figée et accepter que réinventer la langue de Molière ce n’est pas la dénigrer mais l’enrichir.

Des thèmes fédérateurs

Dans ce projet, les paroles d’Aya Nakamura ont du fond. Elle ne doit pas être enfermée dans le stéréotype de la chanteuse dont les paroles ne sont que des mots trouvés au hasard, mis les uns à côté des autres et ne véhiculant aucun message. C’est cette étiquette que de nombreux journalistes de médias généralistes tentent de lui coller. Ces derniers nous offrent à chaque interview télévisée d’Aya des moments de malaise ultimes dans lesquels la chanteuse se transforme en dictionnaire de la street humain et se doit d’expliquer à des cinquantenaires condescendants que ses paroles ne sont pas sans aucun sens malgré leurs aspects simplistes. 

La thématique des relations femmes/hommes est constitutive de Nakamura. Il s’agit d’un thème classique, dans lequel beaucoup de personnes et notamment de jeunes femmes se reconnaissent et abordé dans la musique française depuis des décennies, notamment par les chanteuses RnB du début des années 2000 telles que Wallen, Shy’m, Sheryfa Luna ou encore Vitaa. Aya a néanmoins dans ses paroles une approche différente des chanteuses de RnB de la décennie passée. Sur le sujet précis de l’infidélité par exemple, quand Vitaa pleurait parce que son mec l’avait trompé avec sa meilleure amie en 2007 dans “Ma Sœur” : « T’as cru que comme ça j’allais tourner la page mais c’est pas fini j’ai toujours la rage » Aya, elle, s’éloigne définitivement de son ex infidèle : « J’suis trop loin pour toi, trop tard, trop tard » et lui explique qu’elle n’a plus de temps à perdre avec lui : « tu crois que j’ai ton time, à ton avis ? » De plus, dans Gangster, elle chante : « Chéri téma la file, il voudrait revenir mais quelle audace, tu ne m’auras plus jamais » Aya n’a pas le temps parce que son objectif n’est pas de trouver l’homme de sa vie mais de faire de l’argent : « Tu penses à moi je pense à faire de l’argent » comme elle le déclare dans “Djadja”.

A travers ses paroles, Aya Nakamura véhicule un message fortement féministe dans lequel de nombreuses jeunes femmes qui l’écoutent et qui viennent de traverser une douloureuse rupture (ou non) peuvent puiser de la force. Cependant, Nakamura n’est pas seulement un projet dans lequel Aya se montre forte en toute circonstance. Dans la chanson “Oula”, elle baisse la garde et laisse place à plus de sensibilité. Sur ce piano/voix, elle partage ses doutes et sa difficulté à faire face à l’instabilité de sa relation. 

Si Aya évoque de nombreux autres sujets plutôt légers, comme celui des mecs qui s’inventent des vies dans “Djadja”, ou encore nous fait part de sa position préférée dans “Whine up”, elle aborde un thème particulièrement important : celui des violences conjugales. La chanteuse ayant déclaré avoir elle-même subit des violences conjugales par le passé met en garde contre les relations de couples toxiques et contre les rapports de domination qui se jouent dans l’intimité. Dans le morceau “Idiot”, 15e track de la réédition, elle chante : « il t’a déjà frappé devant ton baby », « sèche tes larmes tu dois l’oublier » et plus loin dans l’album, elle ajoute dans le morceau “Claqué” : « J’ai fait la maligne, il a failli me tuer Je crois que j’ai trop la bouche, il a failli me tuer Dis-moi comment on fait quand c’est cramé ». Tout au long de ce projet, Aya revendique la liberté totale de son corps et refuse catégoriquement que quiconque la contrôle. Ses paroles prennent une dimension encore plus politique quand lors de manifestations contre les violences faites aux femmes en novembre 2019 à travers toute la France, de nombreuses personnes mobilisées se sont emparées de ses messages en brandissant des pancartes avec des slogans leur faisant référence. La chanteuse n’idéalise par les relations amoureuses et fait face à une difficulté à laquelle de nombreuses femmes sont confrontées : la difficulté de trouver un compagnon capable de respecter leur intégrité émotionnelle et physique.

L’importance symbolique du succès d’Aya Nakamura 

Dans le monde dans lequel nous évoluons, celui qui a vu émerger le mouvement #BlackLivesMatter aux Etats-Unis et s’étendre aux quatre coins du globe, on ne peut pas se permettre d’être « colorblind » et ainsi ignorer toute l’imbrication d’oppressions subies par les femmes noires dans les sociétés post-esclavagistes et post-coloniales. Être une femme noire en France ce n’est pas qu’une affaire de couleur de peau mais une condition sociale. Des figures importantes de l’afroféminisme aux Etats-Unis telles que Kimberlé Crenshaw ou Patricia Collins Hill publient de nombreuses études depuis la fin des années 1980 montrant à quel point les femmes noires sont invisibilisées. Être une femme noire issue d’un milieu populaire en France c’est être au cœur d’un croisement de multiples discriminations, voire de fétichisations. C’est subir des micro-agressions tout au long de sa vie. 

Aya Nakamura évolue dans une industrie dans laquelle les individus qui occupent les postes décisionnaires sont pour la grande majorité des hommes blancs. Dans une interview accordée en janvier 2019 à The Guardian, la chanteuse explique qu’un directeur artistique lui a demandé de se blanchir la peau, ou de mettre un fond de teint plus clair pour « toucher un public plus large ». Le racisme et la misogynie dont elle est victime de manière simultanée (que l’on peut aussi appeler « misogynoir »), des milliers de femmes en France en souffrent de manière systématique et quotidienne, qu’importe leur milieu social ou leur activité professionnelle. Avec le succès de son album Nakamura, Aya Nakamura a été mise dans la lumière et s’est affirmée. Malgré les moqueries sur son physique et le cyberharcèlement dont elle a été victime, la chanteuse a imposé son look, a assumé ses ambitions de faire de l’argent et donc sa volonté de renverser les rapports de domination. Celle qui a avoué dans une interview chez Clique en février 2019 n’avoir jamais eu dans son enfance un modèle noir auquel s’identifier est elle même devenue une inspiration pour des milliers de jeunes filles à travers la France. Quand lors de sa collaboration avec Mac Cosmetics en 2019 elle lance une collection à son nom avec des palettes de maquillage comportant des teintes plus larges adaptées à des carnations plus foncées, elle inclue les femmes noires et leur dit :« Vous existez. Vous êtes importantes. ».

La nécessité d’une diversification des représentations féminines

 L’ascension d’Aya Nakamura grâce au succès de son second album a mis en évidence un manque de diversité dans les représentations des femmes au sein du paysage musical francophone, menant alors à des comparaisons injustifiées. C’est notamment ce que la chanteuse Lous and the Yakuza pointe du doigt dans son interview pour l’émission Le Code sur Apple Music en affirmant que de nombreuses personnes font un lien direct entre elle et Aya Nakamura alors que leurs univers sont diamétralement différents. L’artiste qui a récemment sorti son premier album GORE dénonce le caractère raciste de ces réflexions en soulignant le fait que personne n’aurait jamais l’idée de comparer Vald à Alain Souchon. 

Certes, Aya est devenu un role model pour de nombreuses jeunes femmes. Cependant, elle n’est pas pour autant le miroir de toute une génération de « filles de banlieue issues de l’immigration africaine ». Beaucoup ne se reconnaissent pas totalement dans sa musique. Il est donc fondamental de mettre davantage de lumière sur des artistes francophones talentueuses aux styles différents et portant des messages variés, permettant ainsi à une partie encore plus large de la population de se sentir représentée et d’oser s’imposer à son tour. 

Avec l’album Nakamura, Aya Nakamura a brisé tous les codes pour créer quelque chose d’unique. Elle n’a été personne d’autre qu’elle-même. Avec Nakamura, Aya est entrée dans l’Histoire de la musique francophone en faisant du Aya.