“Yo Taylor, I’m really happy for you, Imma let you finish but Beyonce had one of the best videos of all time…one of the best videos of all time!” Le 13 septembre 2009, aux MTV Video Music Awards, Kanye West, qui avait un peu trop bu cette nuit-là, allait changer la trajectoire de sa carrière avec une intervention faisant de lui le nouveau meilleur ennemi de la pop-culture américaine. La séquence fait le tour du monde, Kanye est enlisé dans une tempête médiatique et devient immédiatement un paria. Sa tournée avec Lady Gaga est annulée et le président Obama le qualifie de “jackass.” Ajouté à cela la perte de sa mère deux ans plus tôt et une relation conflictuelle avec Amber Rose qui se terminera à l’été 2010, il devient alors vital pour lui de changer d’air, loin d’une pression populaire étouffante. Le Japon, Rome, puis Hawaï, lui permettront de travailler en paix et de recharger ses batteries pour mieux rebondir. Et quel rebond. Un grain de sable dans l’engrenage d’une cérémonie de récompenses sur MTV est l’ingrédient clé du plus grand album des années 2010. Qui l’eut crû.
Un incident qui aurait pu ruiner une réputation va donc accoucher du chef-d’oeuvre d’une vie. Kanye a bien conscience d’une chose à cet instant : pour retourner l’opinion publique et avoir droit au dernier mot, il faudra sortir un album parfait. “Je me suis placé dans un état d’esprit où ma vie dépendait du succès de cet album. Peu importe ce que les gens disent de moi, je peux écrire quelque chose qui va transformer mon plus gros hater en quelqu’un qui m’apprécie ou me respecte” expliqua-t-il en 2010. Il faut dire que même si la majorité des attaques envers Ye à l’époque n’était pas liée à la musique, il avait des choses à prouver après un précédent album 808’s and Heartbreak qui était un semi-échec. Même si le temps a largement redoré son blason tant il a été influent, c’est le premier album de Kanye West qui a reçu des critiques divisées à sa sortie et dont les chiffres de vente étaient bien moins importants que son prédécesseur Graduation (957 000 ventes en première semaine pour Graduation contre 450 000 pour 808’s and Heartbreak). En clair, humainement comme musicalement, Yeezy avait besoin de revanche.
Pour réussir son opération reconquête et sortir l’album qui mettra tout le monde d’accord, Kanye West a besoin d’un casting XXL, disponible chaque jour et loin de toute distraction. C’est ainsi que naît le “Rap Camp” à Hawaï, une réunion sous forme de séminaire mystique, aujourd’hui passé à la postérité. Un évènement qui a nourri autant de fantasmes qu’il a été une expérience inspirante et excitante pour les protagonistes présents. En chef d’orchestre mégalomane qu’il est, Ye réunit le who’s who de l’industrie musicale sur plusieurs générations : ses mentors JAY-Z, RZA et No I.D, des artistes déjà très confirmés comme Pusha T, Rick Ross ou John Legend et des talents en pleine ascension comme Kid Cudi, Nicki Minaj et Big Sean. Un casting dense et éclectique que seul un artiste comme Kanye pouvait légitimement réunir, tant il symbolise son ancrage sur 3 décennies musicales. L’idée du Rap Camp repose sur un double concept simple, que la sortie du projet confirmera : l’album adéquat lui permettra d’éteindre n’importe quelle controverse et ses invités seront tous une source d’inspiration à leur manière.
Les témoignages des protagonistes présents à ce Rap Camp parlent d’un Kanye hyper-actif, qui recharge ses batteries à coup micro-siestes sur les canapés ou les chaises des studios. Il ne dort donc jamais dans un lit, encore moins à l’hôtel mis à disposition des invités. Chaque instant passé loin du studio est une opportunité manquée pour Ye et son perfectionnisme maladif le pousse à chercher l’amélioration dans chaque opinion récoltable. C’est sans doute Q-Tip, le leader du groupe culte A Tribe Called Quest, qui résume le mieux cette idée : “Si un livreur vient en studio, que Kanye l’apprécie et qu’ils commencent une conversation, il va lui dire ‘Faut que tu checkes ça et me dise ce que tu en penses.’” Toujours dans cette recherche de l’idée parfaite, Kanye était à l’origine de brainstorming tous plus originaux les uns que les autres, comme lorsqu’il cherchait à terminer son couplet sur “Power” : “Il allait littéralement voir tout le monde dans la pièce en leur demandant ce que le mot ‘power’ signifiait pour eux, sortait des punchlines pour voir comment elles étaient reçues et prenait les conseils de qui voulait bien en donner.” Loin de l’image d’égocentrique ingérable que l’on pourrait facilement se faire de lui en studio, les témoignages des sessions à Hawaï semblent même plutôt indiquer le contraire. L’artiste de Chicago était ouvert à toutes les remarques et tous les conseils. Et forcément, un tel état d’esprit se ressent sur le résultat, d’autant quand les avis sont ceux de nombreux génies de la musique (et également de quelques livreurs…).
À l’image des règles plaquées au mur du studio (“Pas de chapeaux de hipsters“, “Pas de tweets“, “Parfois, ferme ta gueule“, “Ne dites rien à personne de ce que l’on est en train de faire“), le Rap Camp apparait comme un moment hors du temps, un « Fight Club de la musique » qui ne pouvait exister qu’à la demande de Kanye West à cette période. Son impact a été tel qu’il a en tout cas changé la manière de faire de la musique dans les années 2010, en renforçant de façon considérable la notion de collaboration et de recherche collective de créativité. Que ce soit la manière de travailler aujourd’hui d’un artiste comme Travis Scott ou le camp organisé par le label Dreamville de J. Cole en 2019 pour Revenge of the Dreamers III, l’influence du processus créatif de My Beautiful Dark Twisted Fantasy est aujourd’hui très palpable dans l’industrie musicale.
Mais le Rap Camp n’a pas été le seul chamboulement initié par Kanye West pour cet album. Il a également signé l’un des plus grands coup de génie de sa carrière autour de la promotion du projet avec les Goods Fridays. Lancés dès l’été 2010, soit plusieurs mois avant la sortie de l’album, ils seront une plateforme de lancement parfaite pour faire monter la hype, tout en étant surtout totalement précurseurs dans la manière dont un artiste distribue sa musique à l’heure d’Internet. En août 2010, le principal intéressé tweete : “Je sais que vous avez besoin de musique donc je vais sortir un nouveau morceau par semaine jusqu’à Noël. Ça pourra être mon morceau, un nouveau son de JAY-Z… Je vais appeler ça Good Fridays. Vous savez maintenant que tous les vendredis, vous aurez un nouveau morceau de notre famille. On voit le game de manière de totalement différente maintenant.”
Et Ye ne se trompait pas. Les Good Fridays vont révolutionner l’industrie musicale. En 2020, le fait qu’un artiste sorte un morceau en ses propres termes est totalement banal et accepté. Mais à l’époque, les nouvelles sorties musicales se faisaient exclusivement le mardi et les artistes signés en maison de disques ne pouvaient pas se permettre de simplement diffuser un lien d’écoute sur Internet. Un vrai cycle de promotion à moyen, voire long terme, était mis en place. En sortant des morceaux le vendredi, principalement diffusés sur Internet et sans en faire véritablement la promotion autrement que via des tweets, Kanye West a retourné le processus d’opération de toute l’industrie musicale. Aujourd’hui, les sorties se font le vendredi et l’immense majorité de la promotion passe par la simple diffusion d’un lien d’écoute sur les réseaux sociaux, pour mieux renforcer le contact direct de l’artiste à ses fans. Avec un paquet d’années d’avance, Ye a distribué sa musique comme le font la majorité des artistes aujourd’hui : en leurs propres termes et en laissant parler un morceau. En ce sens, les Good Fridays ont été un point vital pour favoriser l’émancipation des artistes dans leur manière de diffuser leur travail ces 10 dernières années.
Le Rap Camp a donc été le processus de création parfait, tandis que les Good Fridays ont été la promotion idéale. Tous les feux sont donc verts pour reconquérir le monde et s’affirmer comme le plus grand génie musical de sa génération avec cet album. Et comme vous le savez, Kanye West n’a franchement pas raté la marche. Le 22 novembre 2010, après des mois d’attente, My Beautiful Dark Twisted Fantasy sort enfin. L’album dépasse les attentes les plus folles du public, alors qu’il est pourtant de loin le plus attendu de l’année. Les critiques sont unanimes, en évoquant immédiatement un chef-d’oeuvre qui va marquer son temps. Pitchfork, le média américain de référence en matière de critique musicale, lui accorde l’honneur rare de recevoir un 10/10 dès sa sortie et le résume parfaitement dès l’intro de la critique : “Les grandes années de Kanye ont culminé vers cet album qui donne l’impression d’écouter une compilation de ses plus grands morceaux, l’ultime réalisation de ses plus grands talents et de sa personnalité clivante.“
Et si l’on se penche désormais concrètement sur le surnommé MBDTF, il est évident qu’il est une réussite en tout point. Le projet s’ouvre sur un refrain de Justin Vernon qui s’interroge de façon réthorique : “Can we get much higher?“. Cette phrase résume complètement cette oeuvre et son ambition, celle d’être le sommet de la musique mondiale. Un évènement qui n’a pas équivalent et qu’aucun autre artiste ne peut égaler ou reproduire. Cette phrase résume le manifeste de l’album, celui d’exprimer la domination de Kanye West sur la culture hip-hop. Cette intro intitulée “Dark Fantasy”, au-delà de condenser les enjeux vertigineux de l’évènement, traite aussi de l’un des thèmes les plus importants de l’album : le côté obscur de la célébrité. L’artiste de Chicago a profondément été touché par l’acharnement médiatique qu’il a subi suite à l’affaire Taylor Swift. En ce sens, son cinquième album solo sera son exutoire, pour en ressortir plus fort et plus intouchable. Véritable sursaut d’orgueil de son auteur, le disque est touché par la grâce et se nourrit d’échecs et de moments difficiles pour mieux retourner le grand public contre les critiques émises : “Êtes-vous sûrs de vouloir détester un artiste capable de sortir un album parfait ?” Voilà l’idée que l’on pourrait presque lire entre les lignes.
Au travers des 13 morceaux, Mister West se place en chef-d’orchestre plein de maîtrise, qui peut apparaître en retrait sur certains titres, pour mieux faire briller des solistes exceptionnels. Malgré son ego, il sait que pour créer le monument musical d’une génération, l’album se doit de traduire la synergie présente au sein des studios hawaïens quelques mois plus tôt. Les featurings vont alors prendre une place très importante sur la tracklist et nous offrir des moments de grâce qui ont marqué au fer rouge l’histoire du rap. Sur “Monster”, Nicki Minaj délivre évidemment le couplet le plus iconique de sa carrière. Elle devient à ce moment précis une star qui dégage une puissance et une confiance qui choquent : “50K for a verse, no album out” s’exprime-t-elle notamment dans un moment d’egotrip phénoménal. Mais elle n’est pas la seule invitée au sommet de son art sur l’album. Rick Ross sur “Devil In A New Dress”, Pusha T sur “Runaway”, Justin Vernon sur “Blame Game”, tous sont absolument brillants et signent des performances qui sont parmi les références de leur immense carrière. Leur présence est absolument vitale pour apporter un supplément d’âme et de force à MBDTF. C’est pour cette raison que Kanye leur laisse la place pour briller.
Mais malgré la présence vitale des invités, Kanye West ne perd jamais le cap et My Beautiful Dark Twisted Fantasy reste un album auto-centré. Le disque parle en grande majorité de Ye, de manière plus ou moins métaphorique. L’album est un portrait des extrêmes de sa vie et de sa condition de légende vivante, mais aussi de simple citoyen afro-américain sur certains aspects. C’est ainsi que l’album va d’une critique des injustices sociales aux États-Unis sur l’ironique “Georgous” à une comparaison de son ex-muse Amber Rose au diable sur “Devil In a New Dress” ou encore l’illustration de la dualité entre le bien et le mal dans sa vie sur “Hell Of A Life”. Ces tiraillements entre les facettes radicalement opposées de sa personnalité sont encore mieux résumées dans “Runaway” où en quelques secondes d’écart, il rend iconique une délicate note de piano, avant de nous raconter qu’il envoie une photo de son pénis par mail à une femme. Le créateur qui transgresse les codes de son art est un également un salopard qui ne s’en cache jamais.
My Beautiful Dark Twisted Fantasy est donc un album torturé et tiraillé entre un homme plein de valeurs et une célébrité déchirée par son mode de vie, par ses excès. Un statut de rockstar moderne que Kanye West illustre mieux que quiconque dans le rap en 2010. Mais également, l’album est le reflet d’un perfectionnisme sans relâche et d’une envie de se placer aux cotés des plus grands noms de l’histoire de l’art. “Quand je pense à ma concurrence c’est comme si je créais en affrontant le passé. Je pense à Michel-Ange, à Picasso et aux Pyramides. C’est la raison pour laquelle j’ai passé 5 000 heures à faire une chanson comme ‘Power’” affirme-t-il. Et malgré cette ambition presque insensée, l’album ne trahit jamais l’identité de son auteur tant il est le condensé de sa discographie. Les grands moments de rap, l’art du sampling et la fougue de ses deux premiers albums sont bien présents. Tout comme par séquence la vulnérabilité et l’avant-gardisme sonore de 808s and Heartbreak. Enfin, la folie des grandeurs et les crossovers musicaux de Graduation sont également bien au rendez-vous. On retrouve tout Kanye sur cet album et grâce à l’expérience acquise, il réussit à réunir les meilleures facettes de sa musique et à condenser toute une époque dans un album.
Et comme toutes grandes oeuvres, ce disque avait le destin avec lui. Il aurait pu sortir sous une version totalement différente à cause de certains leaks ou de certaines mauvaises décisions. Rihanna ne devait initialement pas chanter le refrain de “All of the Lights”. Nicki Minaj a dû convaincre Kanye pendant une heure au téléphone de garder son couplet sur “Monster”, car il craignait que ce soit la seule chose dont allaient parler les gens après l’avoir écouté. Le titre assez banal Good Ass Job devait pendant longtemps être celui du projet. Pusha T a dû également le convaincre de garder “So Appalled” sur la tracklist malgré son leak. Son iconique cover censurée n’est pas un choix stylistique mais a été réalisée à la demande des disquaires, inquiets du caractère pornographique de la première version. La production de “Monster” signée No ID devait initialement paraitre sur l’album The Blueprint 3 de JAY-Z… Toutes ces anecdotes rappellent à quel point l’album que l’on connait dans sa forme actuelle tient en fait à très peu de choses. Tous ces hasards du destin, ces interventions extérieures ou ces vrais coups de chance sont des moments où le sort de l’album a basculé du bon côté. Comme si, au final, My Beautiful Dark Twisted Fantasy était immuablement destiné à la perfection et à la postérité.
“Il n’est pas juste un rappeur. Il n’est pas juste un producteur. Il est un musicien. Il est un vrai artiste à tous les sens du terme. Chaque aspect de son expression artistique, de ses vêtements à sa musique, est une représentation de la manière dont il vit sa vie. Et je crois que c’est pour ça qu’il est autant couronné de succès.” Ces mots prononcés par Justin Vernon, tête pensante de Bon Iver, sont sans doute ceux qui résument le mieux Kanye West et la raison de son succès. Et le succès, ce cinquième album solo de Ye l’a largement rencontré. Dans une industrie du disque à la peine en 2010, l’album s’écoule à 1 million de copies en 6 semaines et rencontre un succès commercial presque à la hauteur du succès critique déroutant de l’album. Toutes les cases sont cochées. Le succès est entier et indiscutable.
Via l’insatisfaction éternelle de la vacuité de sa célébrité et de sa richesse, via le chaos, la controverse et la décadence de sa vie personnelle et professionnelle, via l’obsession qu’il possède vis-à-vis de lui-même, mais surtout via son génie et la richesse créative de ses collaborateurs, Kanye West a su créer l’album le plus le iconique et important des années 2010. Une affirmation qui ne fait pratiquement même plus débat dix ans après. Et preuve en est, My Beautiful Dark Twisted Fantasy nous fascine comme au premier jour, alors qu’on ne le comprendra sans doute jamais réellement, tant son propos et son univers dépassent le commun des mortels. Chaque écoute nous rappelle à quel point on met les pieds, en spectateur médusé, dans un monde parallèle qui dépasse et fascine du début à la fin. Les réécoutes s’enchainent et une phrase résonne plus que les autres : “Can we get much higher ?” Rarement une fausse interrogation aura aussi bien capturé l’âme d’un monument de la musique.