Pourquoi “L’Attaque des Titans” fascine-t-il autant ?

En une décennie, "Shingeki no Kyojin" est rentré dans l'histoire du manga et de l'animé.

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Cet article ne contient pas de spoilers de L’Attaque des Titans.

Le rendez-vous avait été donné le 6 décembre 2020, à 18h34, heure française. La quatrième et ultime saison de L’Attaque des Titans s’apprêtait à démarrer, mettant fin à plusieurs mois d’attente avec un premier épisode qui réservait son lot de surprises. Sur la plateforme Wakanim, diffuseur principal de l’animé en France, de nombreux adeptes ont vu s’afficher sur leurs écrans un message d’erreur, celui d’un site visiblement saturé et des serveurs incapables de supporter la quantité de connexions simultanées. “La série a effectué le meilleur démarrage (en nombre de vues par semaine) de l’histoire de Wakanim et dans tous les pays où nous diffusons la série”, a expliqué Matthias Jambon-Puillet, responsable marketing chez Wakanim, dans un article pour Le Monde. Un simple bug informatique en apparence mais qui témoigne d’un succès exceptionnel.

Paru en septembre 2009, le manga Shingeki no Kyojin, également connu sous le nom de L’Attaque des Titans, est parvenu en une décennie à conquérir les cœurs de millions de fans à travers le monde. Première et unique œuvre d’Hajime Isayama, elle est aujourd’hui inscrite dans l’histoire de la bande dessinée et de l’animé japonais.

Une structure scénaristique solide couplée à une animation d’exception

Ce jour-là, l’humanité s’en est souvenue. La terreur d’être dominée par eux. L’humiliation d’être emprisonnée dans une cage“. C’est ainsi que débute l’Attaque des Titans. Dès les premières minutes, le spectateur est plongé in medias res dans cet univers post-apocalyptique. Face aux être humains cloîtrés dans leurs forteresses de pierres, des créatures étranges, humanoïdes et anthropophages, rôdent au-delà des murs dans l’attente de la moindre faille. Cette intrigue anxiogène proposée par Hajime Isayama aurait bien pu ne jamais aboutir. Lorsque le mangaka remet son one shot à l’éditeur Shūeisha au début des années 2000, ce dernier lui demande d’en modifier le style, ce qu’Isayama refuse. Convaincu du potentiel de son œuvre, il frappe à la porte de la maison d’édition Kōdansha, qui décide de lui faire entièrement confiance en lui laissant carte blanche. Un pari gagnant, puisqu’en 2011, deux ans après la publication du premier tome, l’auteur est lauréat du prestigieux « Prix du manga Kōdansha », qui récompense les meilleurs mangas pré-publiés l’année passée au Japon.

Extrait de la version manga de L’Attaque des titans

Un succès quasi-immédiat qui s’explique par une structure scénaristique juste et pertinente, et nul doute que l’auteur avait pleinement conscience que le point fort de son œuvre était avant tout son histoire. “Isayama ne s’est jamais déboulonné face à Kōdansha, il est resté fidèle à sa ligne directrice, sans que l’éditeur n’ait son mot à dire sur l’écriture. Alors que pour des mangas comme “Naruto”, “Bleach” ou encore “Dragon Ball”, les éditeurs chez Shūeisha sont intervenus en poussant les auteurs à réinventer des arcs supplémentaires, des nouveaux ennemis à combattre, dans le but de générer plus de ventes et continuer à faire tourner la machine“, nous explique Matthieu Pinon, journaliste et co-auteur de l’ouvrage Histoire(s) du manga moderne (1952-2020), paru en 2019 (ed. Ynnis).

Un récit bien ficelé donc, et fidèle aux codes du shōnen nekketsu (le procédé narratif privilégié des mangas), dans lequel on retrouve des valeurs telles que l’amitié, la loyauté, le dépassement de soi ou encore la bravoure. Cependant, Hajime Isayama est parvenu à se distinguer de ses compères par sa maîtrise absolue du suspens. L’évolution de l’histoire n’est jamais lisse ni monotone. Le récit est marqué par des moments de basculement, des points de rupture qui surgissent le plus souvent aux instants les plus inopinés. De ce fait, l’effet de surprise est systématiquement garanti, et cela encourage le lecteur ou le spectateur à poursuivre les chapitres, en quête de toujours plus d’adrénaline.

Au fur et à mesure des saisons, l’atmosphère change et l’histoire prend une nouvelle dimension

Outre la richesse de son histoire, la force de Shingeki no Kyojin (“SNK”) réside dans la qualité de son animation. “Production I.G a créé une succursale destinée uniquement à la conception de l’animé, WIT Studio (qui par la suite a produit d’autres séries). C’est cela qui a fait la différence. “L’ Attaque des titans” fait encore partie des exceptions en terme de qualité d’animation, car la majorité des séries sont produites avec des agendas très serrés. Pour la réalisation de la deuxième saison, qui demeure la plus aboutie d’un point de vue qualitatif, WIT Studio a passé quatre années de travail en studio. Tandis qu’en comparaison, la troisième saison a été réalisée en un peu plus d’un an“, précise Matthieu Pinon. Un élément essentiel qui, en plus d’apporter une plus-value esthétique, pourrait faire de L’ Attaque des Titans un “animé précurseur dans un nouveau genre de style graphique, beaucoup plus dynamique, jouant sur les perspectives, notamment pour les scènes d’action” affirme Atelier Manga (@ateliermanga), un média entièrement dédié à l’industrie du manga et de la japanimation.

Un univers aux inspirations multiples

Si L’ Attaque des Titans est catégorisé comme un shōnen, force est de constater que son audience ne se cantonne pas aux jeunes adolescents masculins. Par la variété des thèmes abordés et sa manière de mélanger les genres, SNK est surtout un manga fédérateur, dont les messages ont une portée universelle. Derrière la dualité apparente entre les êtres humains et les Titans, qui ne sont autres que des humains génétiquement transformés et anthropophages, Hajime Isayama livre une leçon sur l’histoire de l’humanité, en montrant que l’homme peut être son propre ennemi.

Plus évident encore, L’ Attaque des Titans est une fresque dystopique du pays dont est originaire son auteur, le Japon. En ce sens, l’histoire ne peut être pleinement comprise qu’au regard du contexte sociétal japonais récent. “Il ne faut pas oublier que le Japon est entré sur l’échiquier géopolitique qu’à partir des années 1970. La jeune génération d’aujourd’hui remet en doute les décisions prises à l’époque” analyse Matthieu Pinon. Shingeji no Kyojin peut ainsi être perçu comme un miroir de la société nipponne, mettant exergue un conflit générationel latent au Japon. Cette idée est notamment développée à travers le spectre religieux, omniprésent dans l’histoire. “L’Attaque de Titans n’est pas anti-clérical, anti-catholicisme ou anti-shintoïsme. C’est avant tout le récit de la rébellion d’une jeunesse contre l’autorité archaïque des anciens, contre un ordre établi“.

Le bataillon d’exploration

Au delà de cet aspect, la thématique du manga en elle-même est une analogie au peuple japonais. D’un côté, il y a la fiction : des habitants isolés, encerclés par trois murs et devant faire face à des créatures surnaturelles qui les assaillent. De l’autre, il y a la réalité, celle d’un peuple japonais vivant sur un territoire insulaire, encerclé par l’eau et en proie à des catastrophes naturelles : tremblements de terres, tsunamis ou encore le risque radioactif. Toujours selon Matthieu Pinon, l’existence d’un danger provenant de l’extérieur peut également être perçue comme une métaphore de “l’hégémonie culturelle américaine, qui essaye tant bien que mal de déconstruire la culture japonaise“.

Toutes ces références à l’Histoire de l’archipel ont sans doute favorisé l’identification des japonais au manga, à ses personnages et leur destin. Pour autant, les inspirations d’Isayama sont multiples et vont bien au-delà des frontières nipponnes. Il est évident que le mangaka a puisé dans l’Histoire occidentale contemporaine pour construire son scénario, en y incorporant des références à ses évènements les plus sombres (la Seconde Guerre mondiale, les pogroms, la ghettoïsation, les marquages identitaires discriminatoires…). “C’est ce qui fait la force de l’Attaque des Titans. L’auteur a réussi à faire évoluer l’intrigue, en parsemant des indices assez tôt dans le récit. Au fur et à mesure des saisons, l’atmosphère change et l’histoire prend une nouvelle dimension“, souligne-t-il.

Shinzou wo Sasageyo!“, l’art de la guerre

D’une simple rivalité entre les hommes et des créatures surnaturelles, on bascule vers une intrigue purement politique qui dépeint les complexités d’un appareil étatique en crise, pour enfin aboutir à ce que l’on pourrait qualifier de guerre totale. Le fait militaire est en effet le point central de L’ Attaque des Titans, il est omniprésent et le conflit armée apparait comme inéluctable dès les premiers instants du récit. On comprend très vite que le véritable héros de l’histoire est avant tout la force armée. Et le protagoniste qui incarne cet héroïsme martial n’est autre que le Major Erwin Smith, sur lequel repose toute la stratégie militaire du Bataillon d’exploration. Tacticien avisé, prêt à donner son cœur pour la patrie (“Shinzou wo Sasageyo!“), il possède toutes les caractéristiques des plus grands héros de guerre que l’Histoire a connus, une sorte d’Hannibal Barca d’un nouveau genre.

Enfin, Hajime Isayama a décidé de créer un univers reprenant les codes de la dark fantasy, un genre très populaire auprès du public occidental. À l’instar d’une série comme Game of Thrones, Shingeki no Kyojin est donc parvenu à séduire une audience internationale. Comme le souligne Olivier Bénis dans un article pour France Inter, “Dans Game of Thrones comme dans L’Attaque des Titans, on sait autant scotcher le spectateur à son siège, face à une scène de bataille épique à l’écran, que le plonger dans des ambiances plus feutrées où se jouent des intrigues essentielles“.

L’animation japonaise est devenue un produit commercial global


Le succès planétaire de Shingeki no Kyojin est la preuve que la japanimation occupe de nos jours une place de choix dans la pop culture. Les plateformes de streaming n’ont pas hésité à se saisir du phénomène, en proposant des catalogues variés d’animés japonais afin de répondre à une demande internationale grandissante. Le cas le plus probant est celui de Netflix, qui dispose de plusieurs dizaines de titres, y compris des créations originales. Pour autant, si cette effervescence observée à l’échelle mondiale est en grande partie due à l’essor plateformes de streaming, qui se sont aujourd’hui très largement en phase de démocratisation (à titre d’exemple, Netflix comptabilisait fin 2020 près de 204 millions d’abonnés dans le monde), elles ne sont pas à l’origine de ce phénomène, au contraire même selon Matthieu Pinon : “Ce qui a effectivement évolué, c’est que de nos jours les animés sont disponibles en version originale grâce au streaming. De plus, selon les plateformes, il est aujourd’hui possible de visionner un animé avec seulement un jour de décalage par rapport à la diffusion japonaise. Si Netflix investit dans des productions originales, c’est tout simplement car elle a compris que l’animation japonaise s’est popularisée. Netflix est avant tout une boîte capitaliste, elle a su déceler l’appétence pour les animés de la part du public international, et a saisi l’opportunité de capitaliser sur ça. L’animation japonaise est devenue un produit commercial global.”

Un succès dû à un timing favorable ?

En plus de la qualité de son scénario, L’ Attaque des Titans a bénéficié d’une version animée qui “a donné une autre dimension au manga“, comme l’affirme Mehdi Benrabah, directeur éditorial chez Pika Edition, dans une vidéo de Team Manga TV. Avant d’ajouter: “Alors que les animés au Japon sont généralement un produit dérivé pour booster les ventes en papier, [dans le cas de Shingeki no Kyojin] l’animé et le manga se valent“. Il faut également prendre en considération le fait que SNK est un shōnen, et que dès sa sortie chez Pika Edition en France, les ventes n’étaient pas aussi élevées qu’aujourd’hui, car comme le souligne Matthieu Pinon : “L’intrigue qui se complexifiait au fur et à mesure de l’histoire n’était pas ce que le lecteur de shōnen classique recherchait principalement.” L’animé a donc joué un rôle prépondérant dans le succès de L’ Attaque des Titans, en faisant en sorte que l’histoire soit accessible au plus grand nombre.

Cependant, s’il parvient autant à déchaîner les foules, certains préfèrent mesurer le succès de Shingeki no Kyojin, qui pourrait avoir bénéficié d’un timing favorable. Aurait-il été accueilli avec le même entrain s’il était paru à la fin des années 1990/début des années 2000, parmi des titres comme Bleach, Fullmetal Alchemist, Hunter X Hunter ou Naruto ? C’est la question soulevée par Atelier Manga, qui dans une vidéo disponible sur son compte Instagram explique que “bien qu’il y ait beaucoup de mangas populaires aujourd’hui, il n’y a pas véritablement de « mastodontes », ni de réel « Big 3 » comme cela avait pu être le cas avec “Bleach”, “Naruto” et “One Piece”. Alors que paradoxalement, depuis plusieurs années, des nouveaux successeurs sont fréquemment annoncés: My Hero Academia, Black Clover, Seven Deadly Sins ou encore Kimetsu no Yaib (Demon Slayer)“. En ce sens, le succès de L’Attaque des Titans est tout de même à relativiser. D’autant que, s’il bénéficie en effet d’un rayonnement à l’international, il ne fait pas partie du top 5 des mangas les plus tirés au Japon.

Plus encore Demon Slayer (pré-publié depuis 2016) se présente comme un réel concurrent pour SNK. En plus d’acquérir davantage de popularité auprès du public international, Demon Slayer a réussi l’exploit en 2019 de détrôner One Piece de la première place au classement des mangas les plus vendus au Japon sur une année, mettant fin à douze ans d’hégémonie. Mais L’ Attaque des Titans n’est pas en reste pour autant. Il a atteint le nombre historique des 100 millions d’exemplaires (formats numériques et physiques) vendus en 2019, dix ans après la sortie de son premier chapitre. Un événement célébré par la réalisation d’une gigantesque fresque peinte sur un mur de New York, qui symbolise l’influence du manga et plus largement la culture japonaise au-delà de ses frontières.

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Le trente-quatrième et dernier tome de L’ Attaque des Titans paraîtra le 9 juin chez l’éditeur japonais Kōdansha. Dans un communiqué, Hajime Isayama a déclaré : “On a commencé il y a bien longtemps, mais j’espère que vous resterez avec nous jusqu’à la fin. Je suis désolé, c’est enfin terminé. Je vais faire de mon mieux pour que vous soyez satisfaits d’avoir lu jusqu’à maintenant la série“. Des mots d’adieu qui résonnent comme la fin d’une ère. Quelque soit son destin, Shingeki no Kyojin dispose de tous les critères pour devenir une œuvre capable de transcender les barrières du temps, et dont l’humanité se souviendra très certainement.

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