Deux semaines avant l’entrée en fonction du démocrate Joe Biden, le Capitole, grand symbole de la démocratie américaine, est pris d’assaut par des militants pro-Trump contestant les résultats de l’élection présidentielle. Cet évènement d’une violence inouïe choque le monde et pose une nouvelle fois le constat cinglant d’un pays qui ne cesse de se diviser. Au cours de son mandat, l’enjeu principal de Joe Biden sera d’unifier un pays polarisé. C’est donc naturellement que sont invitées des personnalités plaidant pour une Amérique unie lors de l’investiture du 46ème président des États-Unis.
Ces quatre dernières années outre-Atlantique ont été marquées par l’instabilité, les scandales, la colère, la violence, et soudain, l’espoir. Cet espoir est notamment porté le 20 janvier 2021 par une poétesse afro-américaine de 22 ans sur qui tous les yeux sont rivés : Amanda Gorman. Venue réciter son poème intitulé “The Hill we Climb” (La colline que nous gravissons), la jeune femme originaire de Los Angeles émeu et redonne foi en l’avenir à une partie des États-Unis traumatisée par le quadriennat de Donald Trump.
La poésie pour soigner la démocratie
« Quand vient le jour, nous nous demandons : où trouver la lumière dans ces ténèbres à n’en plus finir ? » C’est par ces vers qu’Amanda Gorman, inconnue du grand public, entame son poème. Tout au long de sa récitation, elle fait référence aux évènements tragiques du Capitole : « Nous avons vu une force qui voulait fracasser notre nation au lieu de la partager, qui voulait détruire notre pays et remettre la démocratie à plus tard. Et ce coup de force a bien failli réussir. Mais si la démocratie peut être périodiquement entravée, elle ne peut être terrassée pour toujours ». Amanda affiche une détermination inébranlable. Amanda Gorman, qui a été personnellement choisie par la première dame Jill Biden pour cette cérémonie, livre une performance magistrale d’éloquence et de grâce. Ce sentiment n’en est que renforcé par un langage corporel plein d’assurance. En précisément 5 minutes et 30 secondes, la plus jeune poétesse jamais invitée à une cérémonie d’investiture dans son pays fait forte impression.
Voir une femme noire dans une telle position de pouvoir aux États-Unis est un évènement rarissime et politiquement fort.
Diplômée en sociologie de l’université de Harvard en 2020, Amanda Gorman se décrit ainsi : « Une fille noire maigre, descendante d’esclaves, élevée par une mère célibataire ». Une condition sociale ne la prédestinant pas à se retrouver un jour devant le siège du Congrès. Pourtant, Amanda est plus qu’à sa place sur les marches du Capitole, ces mêmes marches souillées quelques jours plus tôt par le passage d’un homme brandissant fièrement un drapeau confédéré, incarnation du racisme, du ségrégationnisme, de l’esclavage et du Ku Klux Klan. Le symbole est puissant. Il l’est d’autant plus que la talentueuse jeune femme se tient à la tribune présidentielle. En 1993, soit 28 ans avant Amanda, une autre poétesse noire, Maya Angelou se tenait à la même place pour réciter son œuvre “On the Pulse of Morning” lors du discours inaugural de Bill Clinton. Voir une femme noire dans une telle position de pouvoir aux États-Unis est donc un évènement rarissime et politiquement fort.
Une ascension fulgurante
Au lendemain de la cérémonie d’investiture de Joe Biden, la jeune femme est partout dans les médias américains et internationaux. L’engouement est énorme autour de cette nouvelle icône que l’Amérique semblait attendre désespérément. En l’espace de quelques heures, sa vie change de manière radicale. Elle avait beau avoir remporté à 16 ans son premier prix de poésie, puis avoir été sacrée à 19 ans “meilleure jeune poète du pays ” alors qu’elle étudiait encore à Harvard, il s’agit ici d’un triomphe d’un tout autre niveau médiatique. Amanda enchaine ainsi les interviews dans les plus grands talk-shows du pays et gagne pas moins de deux millions de followers sur Instagram. Autre preuve de son influence grandissante : ses trois livres à venir se sont placés en tête de la liste des best-sellers d’Amazon. Et désormais, on apprend également qu’ils seront prochainement traduit en français par Lou and the Yakuza. De quoi renforcer son rayonnement à travers le monde.
En quelques heures, Amanda enchaine les interviews dans les plus grands talk-shows et gagne deux millions de followers sur Instagram.
Amanda Gorman marque de nouveau l’histoire de son pays le 7 février 2021 en se produisant sur la scène du SuperBowl LV. Elle y récite son poème “Chorus of the captain” qui rend hommage à trois héros du quotidien de la pandémie du coronavirus aux États-Unis. Cette prestation très remarquée ne fait que confirmer son extraordinaire impact culturel et politique dans son pays. D’ailleurs, la jeune femme compte bien s’imposer comme une personnalité importante sur le long terme. « Je ne suis pas la foudre qui frappe une fois, je suis l’ouragan qui vient chaque année », prévient-elle.
En attendant de voir ce que l’avenir lui réserve, le constat est pour l’instant très simple : il y a eu deux évènements majeurs aux États-Unis depuis le début de l’année (l’investiture de Biden et le Super Bowl) et elle en a été à minima la co-star à chaque fois. Très peu de personnes aux États-Unis peuvent donc se targuer d’avoir été autant sous le feu des projecteurs jusqu’ici cette année.
L’art comme acte politique
L’art d’Amanda Gorman est nécessaire et ne peut pas être autre chose que militant. L’artiste observe et dépeint la société américaine. Surtout, elle s’inspire de sa propre place de femme noire au sein d’un pays historiquement fondé sur un modèle raciste et patriarcal. À l’adolescence, Amanda Gorman découvre les livres de la romancière Toni Morrison, figure marquante de l’Histoire noire américaine. Celle qui lisait depuis l’enfance des œuvres dans lesquelles les personnages étaient tous blancs comprend alors l’importance de mettre en avant des personnages socialement dominés.
Amanda refuse de se laisser invisibiliser. Elle fait partie d’une génération qui n’a pas peur de dénoncer le racisme et combattre toutes formes d’injustices. Une génération qui regarde toute l’étendue de l’Histoire et voit la manière dont elle est liée au présent. Une génération qui a vu naître #BlackLivesMatter et qui exige des changements concrets. Lors des mouvements de protestations contre les violences policières faites aux noirs l’été dernier, on pouvait lire sur des pancartes de manifestants : « Ils nous ont enterrés mais ils ne savaient pas que nous étions des graines ». Ainsi, la poésie est mobilisée pour parler de justice raciale.
Ce n’est pas un hasard si au pied de la Statue de la Liberté, il y a un poème. Notre instinct est de nous tourner vers la poésie lorsque nous cherchons à transmettre un message plus grand que nous.
Amanda Gorman pour le Time Magazine
Au début du mois de février, le portrait de la jeune femme fait la Une du Time. Dans son interview accordée au magazine, elle déclare : « Ce n’est pas un hasard si au pied de la Statue de la Liberté, il y a un poème. Notre instinct est de nous tourner vers la poésie lorsque nous cherchons à transmettre un message plus grand que nous. » La poétesse s’inscrit donc dans l’héritage d’activistes cherchant à rassembler en période de division comme Martin Luther King en son temps, et à qui l’on doit une phrase qui résonne aujourd’hui plus que jamais outre-Atlantique : « L’obscurité ne chasse pas l’obscurité, seule la lumière peut le faire ». Force est de constater qu’Amanda Gorman incarne aujourd’hui la promesse de jours plus lumineux pour toute une génération d’américains.