Ces derniers jours, il semble impossible de passer à côté des polémiques autour de Lil Nas X. D’une part, le clip de son single “Montero (Call Me By Your Name)”, qui marque son retour, fait scandale pour son contenu blasphématoire. Si l’on y aperçoit notamment le jeune homme descendre du paradis aux enfers sur une barre de pole dance, c’est bien pour sa séquence de twerk sur Satan que le clip fait parler.
D’autre part, c’est pour sa collaboration avec le collectif MSCHF autour de la Air Max 97 au design satanique, que l’artiste a une fois de plus cristallisé les débats. Il faut dire que les choses n’ont pas été faites à moitié : sa sneaker, vendue à 666 exemplaires et accompagnée d’un pentagramme satanique, contient une goutte de sang humain dans sa semelle. Pas franchement fan de cette initiative réalisée sans son consentement, Nike a porté plaindre contre Lil Nas X et MSCHF, tout en faisant interdire la commercialisation de la chaussure. Preuve de la réussite commerciale de cette double polémique, le morceau “Montero (Call Me By Your Name)” vient d’obtenir la première place du Billboard Hot 100, le classement hebdomadaire de référence des morceaux aux États-Unis.
Toutefois, il ne s’agit pas d’une tendance complètement nouvelle. Depuis sa création ou presque, le rap américain développe une culture du blasphème et une relation pleine d’ambiguïté avec le satanisme. Même si elle peut être considérée comme anecdotique à l’échelle du genre, elle est pourtant bien réelle.
Une phénomène qui remonte aux années 1990
Dès 1993, le regretté et légendaire Big L sort le single “Devil’s Son” dont les paroles sont particulièrement explicites sur le sujet : “On my skull the 666, no tricks / When I catch fits, my mom picks up the crucifix / And I kill chumps for the cheapest price / I’m rollin’ with Satan, not Jesus Christ / Enemies, I got several done / Big L straight from hell, the motherfuckin’ Devil’s son“. Le phénomène ne date pas des artistes inspirés par Marilyn Monson ou le punk rock, comme le sont Lil Uzi Vert et Trippie Redd aujourd’hui. Dès le sacro-saint âge d’or du hip-hop au milieu des années 90, ce sont déjà des références présentes. Malgré son propos, le morceau ne créé pas de polémiques, en tout cas pas de l’ampleur de celles qui ont suivies pour d’autres artistes. Il n’a pas non plus écorché la réputation de Big L.
À la même période, se forme l’iconique groupe Three Six Mafia du côté de Memphis. Si la “Mafia 666” n’est officiellement jamais tombée dans l’adoration du diable, elle ne s’est jamais privée de beaucoup jouer sur cette image. Le groupe propulse en effet l’horrorcore sur le devant de la scène, une sous-catégorie de rap qui utilise les codes de l’horreur tout en proposant un contenu globalement très macabre. Ce dérivé est régulièrement associé au développement du satanisme dans la culture hip-hop, puisqu’il est par exemple à l’origine de la création du mouvement “Devil Shyt”, qui se caractérise par son ésotérisme et ses références sataniques.
Parfois on est allés trop loin. Certaines choses dont j’ai parlé à l’époque, je ne le ferais jamais maintenant.
DJ Paul, co-fondateur de la Three Six Mafia
DJ Paul, co-fondateur du groupe, se défend de ce rapprochement en interview : “On était fascinés par les films d’horreur et les tueurs en série. C’est plus comme un personnage je dirais. Comme Robert De Niro qui joue le diable dans Angel Heart.” En vieillissant, le groupe a eu le mérite de nettement réduire ces références dans sa musique. Toutefois, DJ Paul reconnaît que la Three Six Mafia a sans doute fait des erreurs dans l’appropriation des codes sataniques : “Parfois on est allés trop loin. Certaines choses dont j’ai parlé à l’époque, je ne le ferais jamais maintenant.” affirme DJ Paul.
En 2001, Tech N9ne devient l’un des premiers rappeurs à connaître une polémique liée à des accusations de satanisme à cause de son single “Devil Boy”. Malgré sa critique du diable l’artiste joue de cette esthétique, le morceau souffre d’une ambivalence obscure qui lui a value d’être très critiquée dans la sphère rap. En 2018 sur son compte Instagram, le rappeur revient sur cette polémique en affirmant ne pas comprendre pourquoi Lil Uzi Vert n’était pas boycotté alors qu’il avait, selon lui, fait pire : “Il porte une croix retournée n’est-ce pas ? Oui ! Pourquoi n’est-il pas mis de côté par la même communauté noire qui m’a tourné le dos en 2001, à cause de mon imagerie jugée satanique à leurs yeux ?” Visiblement frustré, Tech N9ne constate l’évolution des moeurs du rap en presque deux décennies.
Une tendance accentuée dans les années 2010
L’influence notamment de la Three Six Mafia, mais aussi de genre comme le rock/punk/métal, pour tout un courant artistique, multiplie les références sataniques et blasphématoires dans le rap américain au tournant des années 2010. Lil B, Tyler, The Creator, SahBabii, Lil Uzi Vert ou encore Trippie Redd ont notamment été coutumier du fait. Le surnommé “BasedGod” a ainsi beaucoup joué sur des symboles de ce type, à l’image de la cover de sa mixtape Angels Exodus, sur laquelle il s’affiche crucifié. Il avait également sorti le morceau “I’m the Devil” dans lequel il explique que le diable avait pris possession de lui : “Je brûle chaque jour, mon âme, il n’en reste plus rien“ rappait-il.
Tyler, The Creator était également un grand adepte des punchlines blasphématoires, ce qui a beaucoup contribué à bâtir son image sulfureuse au début de sa carrière. “Je vais ouvrir une église pour vendre de la coke“, “Dieu est un cancer“, “Quand je vais mourir, Lucifer aura probablement mon âme” “Le diable ne porte pas de Prada, il est en t-shirt blanc” ou “Je suis le fils de Satan” lâche-t-il entre autre, entre 2009 et 2011. S’il y avait une grande part de provocation derrière ces textes, il est indiscutable que le membre d’Odd Future est allé beaucoup plus loin dans son propos que la Three Six Mafia, Big L ou Tech N9ne. D’autant que le contenu global de sa musique, entre blague sur le viol et punchlines homophobes, lui a valu d’être interdit de séjour en Angleterre et en Australie. Depuis, l’artiste californien s’est complètement éloigné de ce type de références dans sa musique.
Incarnant la nouvelle génération, Lil Uzi Vert et Trippie Redd ont ensuite pris la relève. Leur utilisation récurrente du nombre “666” symbolise ce rapprochement ténébreux. Quand le premier sort le morceau “444+222”, l’autre propose “TR666” sur son dernier album. En plus, que ce soit dans leur image, ils multiplient références au satanisme dans leur communication. La multiplication de ces références finit par se banaliser pour une frange d’auditeurs et d’artistes. Ce qui n’est pourtant pas le cas de Lil Nas X.
Pourquoi le cas Lil Nas X pose-t-il autant problème ?
Si le problème du satanisme dans le rap américain n’est pas nouveau, et que des artistes ont participé à sa normalisation, pourquoi le cas de Lil Nas X génère-t-il autant de débats ? Les raisons semblent multiples. D’une part, contrairement à ses pairs, le jeune rappeur est un artiste qui touche le très grand public et surtout une audience très jeune. Ce n’était pas le cas de Big L, de la Three Six Mafia ou de Tyler, The Creator en 2011.
À la différences des autres artistes, il s’agit là de tout un clip et pas seulement de quelques phrases dispersées dans une discographie. Tout le clip de “Montero (Call Me By Your Name)” est construit pour que la scène de twerk sur Satan soit son climax, l’image que les spectateurs retiendront. Un final audacieux, clivant, inflammable sur les réseaux sociaux.
Enfin, la commercialisation de la fameuse Air Max 97 devient le parfait combustible pour nourrir la polémique car elle implique la communauté sneaker et Nike. La fameuse goutte de sang présente dans chaque chaussure agite les doigts des Twittos . À la manière de Tyler, The Creator avant lui, Lil Nas X a donc poussé le curseur un cran plus loin pour créer une polémique qu’il maîtrise sur ses réseaux sociaux avec une communication entre troll et provocation. Même s’il affirme le contraire, la controverse semble organisée.
Cette affaire devient finalement un nouveau symbole, pas forcément très réjouissant, d’une période où les rappeurs se veulent toujours plus provocants pour créer de l’engagement. D’autant que si, à l’époque, un clip satanique n’aurait jamais été diffusé à la télévision, YouTube a complètement éliminé cette contrainte. Au contraire même, les commentaires d’indignations ne font que remonter la vidéo dans l’algorithme, tandis que les (jeunes) fans du rappeur ont à coeur de défendre leur artiste face à la polémique.
Le problème global du satanisme dans le rap américain est que chaque génération pousse la provocation un cran plus loin que la précédente. Si l’utilisation de références au diable dans l’horrorcore avait un côté cinématographique, ancré dans l’univers des films d’horreur (et surtout dans un courant musical underground), il s’agit désormais du cœur de l’esthétique du clip d’un morceau qui approche des 100 millions de vues en quelques jours. Douteux sur le plan moral, le clip du jeune rappeur est une impressionnante réussite sur le plan commercial. Un constat qui ne va évidemment pas ralentir les artistes avides de ces pratiques. Qu’importe les raisons de l’indignation, la dictature des chiffres semble transformer chaque polémique en magnifique opération promo. Lil Nas X l’a encore prouvé ces derniers jours.