Entretien avec Jacques Chassaing, designer historique d’adidas

"L’objectif de la création, c'est d'avoir de nouvelles idées, mais aussi de trouver des solutions à des problèmes."

Jacques Chassaing adidas design sneakers

Jacques Chassaing. Son nom ne vous dit peut-être rien. Pourtant, vous connaissez ses créations. Originaire d’Alsace, c’est en tant que modéliste dans une société de chaussures de villes qu’il débute dans les années 70. Passionné de sport, il n’a ensuite qu’un objectif : créer des baskets pour adidas. Et puisque rien n’est impossible, en 1981, le rêve de Jacques Chassaing devient réalité. D’adidas France à adidas international, son crédo est le suivant : “à chaque problème sa solution”. Du sport au lifestyle, Jacques Chassaing dessine des paires iconiques d’adidas: de la adidas ZX 500, à la ZX 8000, en passant par la Forum, ou encore la Continental. Observateur, innovateur et passionné, c’est avec fierté que Jacques Chassaing nous parle de ses trente-six ans au service de la marque aux trois bandes.

Pouvez-vous nous résumer votre parcours ?

À la base, je viens de la chaussure de ville. Mais mon rêve a toujours été de rejoindre une marque comme adidas, parce que c’était le sport et c’est ce que je voulais à tout prix. Je suis un fan de sport et je voulais un peu connaître toutes les techniques du sport et tous les accessoires qui étaient utilisés dans le sport, comme des chaussures de sport. Donc j’ai rejoint adidas en 1981. J’ai pu m’épanouir dans ce domaine.

Vous avez donc pu observer différentes facettes de l’industrie de la mode. Quelle est donc votre vison sur cette industrie ?

J’étais assez jeune quand j’ai commencé. Et puis j’avais quand même déjà une expérience de dix ans dans la chaussure de ville avant de rejoindre adidas. Je découvrais donc le sport. Je découvrais les athlètes en détail. Le job de designer permettait aussi d’avoir des contacts directs avec les athlètes. Donc, ça me permettait de faire évoluer les produits puisqu’on avait ces relations très étroites avec les athlètes qui nous expliquaient les problèmes qu’ils rencontraient dans la pratique de leur sport. On devait trouver des solutions pour résoudre ces problèmes. Si je prends l’exemple du basket, un des grands problèmes de l’époque, c’était les entorses aux chevilles. Donc, quand on créait une nouvelle chaussure de basket, il fallait à tout prix tenir compte de ce paramètre et trouver des solutions. Rendre les chaussures un peu plus performantes dans ce domaine.

L’objectif de la création, c’est d’avoir de nouvelles idées, mais aussi de trouver des solutions à des problèmes.

Qu’est-ce qui a changé dans la conception et la réalisation d’une sneaker entre vos débuts chez adidas en 1981 et maintenant ?

À l’époque, la création d’une chaussure de sport était dirigée par la performance. Une nouvelle chaussure de basket devait être obligatoirement être innovante au niveau de la performance. Le côté rue, le côté culture, on n’y pensait pas. C’était quelque chose qui ne venait pas à l’esprit d’un designer, puisqu’il était axé sur l’amélioration du produit pour améliorer la performance de l’athlète. Chaque type de sport avait ses problèmes. Et à l’époque, on était surtout axés sur la biomécanique du sport. C’est-à-dire qu’on était en contact avec les ingénieurs du sport, des médecins du sport qui, eux, ont analysé les sports et arrivaient à définir les problèmes que pouvaient rencontrer les athlètes. À l’époque, les collaborations étaient entre divers experts, notamment médicaux.

Et aujourd’hui, c’est différent.

Oui. Naturellement, à l’époque, on ne pensait pas à l’utilisation de la chaussure de performance en une utilisation « rue ». Ce phénomène est venu progressivement à nous, avec le phénomène hip-hop avec les membres du groupe Run-DMC qui ont commencé à promouvoir la Superstar. Ce phénomène est devenu de plus en plus grand. Par la force des choses, les chaussures de sport ont été utilisées dans la rue. Une paire de Stan Smith, qui au départ a été créée pour jouer au tennis, personne ne pensait à la mettre pour marcher dans la rue au départ. On est arrivé à une utilisation optimale : la chaussure travaillée pour faire du sport devient une attraction pour les gens de l’extérieur qui veulent la porter avec un jean.

Quelle est votre définition du design ?

J’ai souvent un problème parce que je n’aime pas trop le mot  “designer”. Je préfère “créateur”. Parce que le mot “création” suscite l’idée d’innovation. L’objectif de la création, c’est d’avoir de nouvelles idées, mais aussi de trouver des solutions à des problèmes. Dans le design, on essaie de trouver des solutions à des problèmes, qu’ils soient physiques comme dans le sport ou des problèmes des consommateurs. Mais il ne pourra peut-être pas vous le dire directement, mais c’est à vous d’essayer de deviner ce qu’il attend de vous. Et ça, c’est la différence entre l’époque des années 1980 et aujourd’hui. Aujourd’hui, le créateur doit avoir ce feeling du consommateur. Il doit savoir interpréter ce qu’attend un consommateur. Il faut le regarder, il faut le comprendre, il faut l’observer. Et à partir de là, votre job, c’est de définir ce dont il a besoin. Toutes les collaborations aujourd’hui, c’est très important parce que ça permet à un designer de la marque de mieux comprendre ce que peut attendre à l’extérieur un consommateur.

La réalisation dont vous êtes le plus fier ?

Il n’y en a pas qu’une. Ce que je retiens, c’est surtout quand j’ai commencé chez adidas. C’est mes premières chaussures, c’est la ZX 500, c’est la Forum. C’est le départ d’une nouvelle carrière. Et vous avez des chaussures, par exemple, comme la collection “Equipment”, qui est sortie en début des années 90. Je pense aussi à la technologie “Feet you Wear”, au milieu des années 90. On a reproduit la géométrie du pied pour s’adapter au sol. Ça, c’était de super concepts.

Quelle a été votre source d’inspiration lors de la conception de la Forum ?

Mon inspiration, en général, vient du mouvement dans le sport. Pour la Forum, je ne me contentais pas de regarder comment les gars jouaient au basket. Je les observais avant qu’ils aillent sur le terrain, au moment où ils mettaient leur équipement. Et on a constaté, par exemple, que les gars, avant de mettre leurs chaussures, faisaient un strapping, c’est un bandage du pied. Et ils mettaient une espèce de coquille sous le talon qui servait à amortir les chocs. Et donc, notre idée, c’était d’intégrer le strapping directement dans la chaussure. Mais le strapping était plus ou moins différent d’un joueur à l’autre. En travaillant avec une école de kinésithérapie de la région de Paris, on a pu définir parmi les toutes les variantes de strapping pour déterminer le strapping le plus efficient. On est arrivé à un design qui ressemble à une croix que vous avez sur la Forum.

Comment imaginez-vous  le design de la sneakers de demain ?

Le design de sneakers va évoluer avec l’évolution des prix, des innovations dans le côté technologique et les matériaux. Vous avez un parfait exemple aujourd’hui, c’est la 3D. C’est un pas en avant la technologie va encore évoluer. Ça évolue dans le sens du confort aussi. Les chaussures doivent être aussi agréables à porter que des chaussons.  Il y a cette évolution qui ne va jamais s’arrêter au niveau technologique construction, équipement, machines. La 3D et 4D print permettra de réduire des coûts de production, et c’est aussi très attractif.

Pour vous, c’est quoi le “savoir-faire” ?

Quand je fais un produit, un objet ou une chaussure et que les gens viennent me voir et me disent ce que j’ai conçu leur plait. Que ce soit le consommateur dans la rue ou l’athlète. Qu’on me dise « Je me sens bien dedans ». C’est quelque chose de très important. La connexion émotionnelle qui se créée entre la personne qui va porter la chaussure et le produit est essentielle. Et quand ces gens viennent me voir pour me dire ça, je me dis que j’ai fait mon job. Donc forcément je sais le faire. Et ce n’est pas moi qui juge.

J’ai toujours considéré que faire un travail de création, c’est venir le matin et se dire « Je vais apprendre quelque chose »

Comment fait-on pour constamment se renouveler ?

Là, il n’y a pas de secret. C’est votre état d’esprit, votre attitude. Il y a tout le temps de l’ouverture dans la création. Avec la concurrence et l’évolution du marché, vous êtes obligé d’avoir des nouveautés pratiquement toutes les semaines. Quand vous regardez tous les nouveautés qui sortent, vous êtes obligés de répondre aux attentes des consommateurs. Le consommateur veut toujours le côté un peu unique de la chose. Il veut être le premier à l’acheter. Quand vous voyez l’attraction autour des éditions limitées ou des seconds marchés, etc. C’est ce côté “exclusivité” que les gens recherchent.

Quels conseils donneriez-vous à un jeune designer qui souhaite se lancer ?

Il faut être curieux, il faut toujours regarder ce qui se passe. Je passe souvent du temps dans les magasins, je discute avec les vendeurs qui me disent « Voilà ce qu’on vend. Voilà ce qu’on ne vend pas ». Je regarde les gens quand ils rentrent, comment ils se comportent, où ils vont, comment ils prennent les chaussures, etc. Il faut être créatif. Ça ne s’apprend pas dans une école. C’est en vous ou ça ne l’est pas. Je pense qu’il faut voir le job de designer avec une approche holistique. J’ai toujours considéré que faire un travail de création, c’est venir le matin et se dire « Je vais apprendre quelque chose ». Je pense que l’humilité est très importante aussi parce qu’il faut accepter l’échec. Il faut également accepter les critiques. Souvent, c’est pas facile pour un designer, mais si la critique est valable, on la prend. Il ne faut pas avoir un ego surdimensionné. Il faut être prêt à collaborer avec des gens d’expérience. Que ce soient des athlètes qui vont vous dire “ça, ça peut s’améliorer“, ou même des consommateurs lambda. Aussi, il faut avoir de l’empathie parce qu’il faut comprendre le consommateur. Vous ne pouvez pas vous dire “maintenant, je vais faire une chose comme ça et le gars va l’acheter“. Ça, c’est fini. C’était il y a 30 ans ou 50 ans, quand le marché du sport n’était pas aussi développé qu’aujourd’hui. Aujourd’hui, vous avez tellement de marques que le consommateur a le choix. Si le produit ne plait pas au consommateur, il va voir ailleurs.

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