À l’aube de ses 30 ans de carrière, Nigo prend les rênes de KENZO. Il aura pour défi d’apporter un nouveau souffle tout en perpétuant l’héritage de la maison.
Lorsque l’on demande à un proche de Nigo de le décrire, les superlatifs ne manquent pas. Il est le « Yves Saint Laurent ou Balenciaga du streetwear » pour Virgil Abloh, le « dieu de la culture » selon Don C. Figure emblématique de l’industrie de la mode, Nigo entame une nouvelle page de son histoire à la tête de KENZO. Il récupère un poste vacant depuis le départ de Felipe Oliveira Baptista en juin dernier. Depuis le 20 septembre, il endosse le rôle de directeur artistique au sein d’une maison peu populaire auprès des millenials.
À l’image des autres marques du groupe LVMH auquel elle appartient, la griffe est en quête de modernité. Elle souffre pourtant d’une esthétique qui oscille entre pièces sophistiquées et produits à motifs logotypés. Le virage streetwear a bien été pris, mais ne convainc pas. Avec l’arrivée du créateur japonais, KENZO entend bien rattraper son retard sur ses concurrentes. Moins d’un an après la mort de son fondateur Kenzo Takada, Nigo apparait comme l’homme providentiel qui fera, peut-être, renaître la marque de ses cendres.
L’artisan du streetwear
Les années 1990 ont vu l’émergence de Supreme et Stüssy en tant que marques fondatrices au sein de la scène urbaine américaine. Tandis que les labels américains se construisaient, une génération dorée de créateurs s’affairait de l’autre côté du Pacifique. Parmi eux, Tomoaki Nagao sort du lot. En 1993, il lance A Bathing Ape alias BAPE. Les produits sont d’abord vendus dans sa boutique NOWHERE, co-fondée avec son ami Jun Takahashi, futur architecte du label UNDERCOVER devenu une institution.
Styliste de formation, Nigo designe ses propres vêtements, pratique lui-même la sérigraphie. Fort d’un savoir-faire méticuleux, il est à la tête du processus créatif de BAPE. La tactique commerciale est visionnaire pour l’époque : stocks limités, refus de multiplier les points de vente, recherche d’exclusivité. Entre trente et cinquante pièces par semaine sont vendues au sein de son unique shop. Les hoodies et autres t-shirts XXL sont plébiscités par la jeunesse tokyoïte qui se masse devant la boutique de Shibuya. Nigo appose les soubassements de la hype.
S’il ne manifeste aucun intérêt pour le prêt-à-porter à ses débuts, c’est à lui que l’on doit l’introduction du luxe dans le streetwear. Il impose des strates de prix plus élevées — le shark hoodie se vend à plus de 400 dollars au prix retail — propose des pièces que l’on n’obtenait nulle part ailleurs. Amateur de culture pop, fin collectionneur d’objets uniques au monde, il sait dès le départ que rareté et désirabilité vont de paire.
Ses designs originaux deviennent des emblèmes de la marque: le motif camo, le shark hoodie, ou plus tard l’iconique Bapesta, véritable must-have pour les sneakerheads. Le succès de BAPE se limite d’abord aux frontières nipponnes. Mais Nigo a des envies d’ailleurs, rêve de s’étendre au pays de ses idoles, LL Cool J ou encore Public Enemy. Fervent amateur de rap depuis son adolescence, il a façonné son style à leur image. Dès la fin des années 1990, des personnalités influentes du rap comme The Notorious B.I.G. arborent déjà le motif camo imprégné d’une tête de singe.
Le goût amer de la mondialisation
C’est au début des années 2000 que le destin de Nigo prend une nouvelle direction. À l’initiative de « Jacob The Jeweller », bijoutier historique de la culture hip-hop, il fait la rencontre de Pharrell Williams. Lors de sa première visite du studio de Nigo, l’artiste est ébahi par sa collection éclectique. Dès le premier contact, l’évidence s’impose pour Pharrell: « Il faut que je connaisse ce mec, je n’ai jamais vu rien de tel dans ma vie ». À la fois DJ, producteur, directeur artistique et collectionneur, Nigo fascine autant qu’il intrigue. Le rappeur est très vite séduit par ce personnage polyvalent, qu’il invite dans le clip de «Frontin’» en featuring avec Jay-Z. Pour la première fois, le designer japonais est venu faire la promotion de sa marque aux États-Unis.
« Nigo est tout aussi important pour le hip-hop qu’un Pharrell, un Slick Rick ou un Kanye West […] Il a influencé le style des gens en imposant sa vision de la mode. »
A$AP Rocky
En 2004, dans les colonnes du New York Magazine, il ambitionne de « voir les gens porter [ses] vêtements en Amérique ». Une chose est certaine, la mondialisation désirée par Nigo a porté ses fruits. Il confie deux ans plus tard au magazine Vibe que sa marque génère environ 45 millions de dollars de bénéfice par an. De Lil Wayne à Kid Cudi en passant par A$AP Rocky, les rappeurs ont été les meilleurs ambassadeurs de BAPE. Pour Lord Flacko, « Nigo est tout aussi important pour le hip-hop qu’un Pharrell, un Slick Rick ou un Kanye West […] Il a influencé le style des gens en imposant sa vision de la mode. »
En voulant s’implanter sur de nouveaux marchés, Nigo s’est peu à peu détourné de sa stratégie marketing initiale. Avec l’abondance de pièces contrefaites en circulation, le designer nippon s’est retrouvé pris au piège. Devenu un label mainstream, BAPE a vu sa côte se détériorer. En 2011, la société mère Nowhere Co. A est revendue à 90% au conglomérat de mode I.T, pour la somme de 2,8 millions de dollars. « Quand je l’ai vendue, les temps étaient vraiment durs. Nous ressentions vraiment les effets du krach boursier », regrette Nigo à WWD. « La décision de vendre a été prise pour nous protéger, nous, nos employés mais aussi les banques. »
Deux ans plus tard, au vingtième anniversaire de la création de BAPE, le divorce entre Nigo et sa marque est acté. Mauvaise gestion ou simple volonté de renouveau, les raisons de son départ sont confuses. Nigo laisse entendre qu’il y aurait eu des tensions entre lui et I.T. « Il y a eu des répercussions causées par mon propre management de BAPE. […] Les personnes qui me suivent devront accepter que la marque continue d’exister sans moi. »
Avec son label Human Made, co-fondé en 2010 avec le graphiste Sk8thing, il renoue avec ce qu’il aime: le business old school. « Human Made est une marque qui fabrique des vêtements que j’ai envie de porter, je n’ai pas du tout l’intention de la faire grandir au niveau de BAPE. » Un label qui ressemble davantage à une extension de lui-même, avec la mise en vente de pièces issues de se propre collection d’objets vintage. Une approche plus juste de son style, un regain d’authenticité qu’il avait perdue avec BAPE.
Personnage énigmatique, voire cryptique, « Nigo never smiles » est paradoxalement resté une figure référente dans le microcosme du streetwear. Au carrefour de toutes les collaborations, il a tour à tour travaillé avec Supreme, Kanye West ou encore Comme des Garçons. Sa collection capsule avec Virgil Abloh pour Louis Vuitton l’a porté au pinacle du luxe. Lors du lancement de la collaboration, le directeur artistique lui rend hommage: « On peut directement attribuer ma présence chez Louis Vuitton à ce qu’a fait Nigo par le passé ».
Rayonner dans l’ombre de Kenzo Takada
« Hériter de l’esprit de l’artisanat de Kenzo san pour créer un nouveau Kenzo est le plus grand défi de mes trente ans de carrière, que j’ai l’intention de relever avec l’équipe », s’émeut Nigo. Par ces mots, il affiche clairement sa volonté de se réinscrire dans le sillage de Kenzo Takada. Un défi ambitieux qui fait peser sur lui de multiples attentes, hautes comme le potentiel qu’on lui attribue. Sa nomination apparait pourtant comme le fruit du destin. « Je suis né l’année où Takada Kenzo a ouvert sa première boutique à Paris. Nous sommes tous les deux diplômés de la même école de mode à Tokyo. En 1993, année où Kenzo a rejoint le groupe LVMH, j’ai débuté ma carrière dans la mode. »
Kenzo Takada, tout comme Yohji Yamamoto ou encore Issey Miyake, a ouvert la porte aux créateurs japonais afin qu’ils puissent revendiquer leur place au sein de la mode occidentale. L’enfant du sérail aura la responsabilité de maintenir le prestige du savoir-faire nippon. Sidney Toledano, le PDG de LVMH, est lui convaincu que « la créativité et l’innovation de Nigo, ainsi que son attachement à l’histoire de la maison, exprimeront pleinement tout le potentiel de KENZO. »
Nigo présentera sa première collection lors de la Paris Fashion Week masculine en janvier 2022. Un nouveau challenge se profile pour le quinquagénaire. Est-ce qu’il parviendra à briller dans le secteur exigent qu’est le prêt-à-porter de luxe ? Soutenir la pression des défilés ? Endosser les contraintes du calendrier de la mode ? Son plus grand défi sera surtout de redonner des couleurs à une industrie devenue mièvre et trop uniforme.