Salehe Bembury, puriste ultramoderne  

Salehe Bembury, puriste ultramoderne

Photo : New York Times

Depuis plusieurs années, Salehe Bembury contribue à redéfinir le métier de designer de baskets en lui donnant de la visibilité. Fort d’un savoir-faire qu’il valorise avec entrain, le créateur prône un retour aux fondamentaux de la sneaker culture.

 

Dans le microcosme des designers de sneakers, rares sont ceux qui captent la lumière. Si la célébrité a gagné certains directeurs artistiques, les concepteurs de basket cultivent l’anonymat comme une tradition. Les noms de Tinker Hatfield, Peter Moore ou encore Bruce Kilgore sonnent familiers, mais seulement pour les initiés. À qui doit-on la Salomon XT-6, adoptée par les nouveaux férus d’outdoor et devenue gravure de mode ? Qui a façonné la Asics Gel Lyte III, modèle culte de la marque nippone maintes fois sublimée par Ronnie Fieg ? De quel esprit est né la Nike VaporMax, désignée silhouette la plus innovante de la gamme Air Max ? Ils brillent à travers leurs créations, mais les visages de Patrick Leick, Shigeyuki Mitsui, Zachary Elder et Tom Minami demeurent étrangers de tous. Contrairement à ces figures de l’ombre, Salehe Bembury déjoue les usages et flirte avec la popularité. Avec Teddy Santis, Ronnie Fieg, Virgil Abloh, ou encore Kanye West, le créatif incarne une génération plus moderne et multitâches. Celle qui additionne les carrières et se décloisonne. Qui navigue entre plusieurs univers et prône un éclectisme créatif. Dj, rappeur, stylistes, directeurs artistiques de leurs propres labels, magnats du streetwear. Ils se sont d’abord fait connaître au sein de leur milieu avant d’opérer dans le design de sneakers. 

 

Donatella Versace l’a déjà adoubé. Il est pour elle « le plus grand designer de baskets au monde ». Avec un style identifié, coloré, fonctionnel, mais confortable, Bembury promeut une mode qui enthousiasme, s’érige volontiers en ambassadeur du cool. Lauréat du prix Designer of the Year au Footwear News Achievement Awards de 2020, son travail séduit New Balance, qui l’enrôle pour revisiter l’un de ses modèles iconiques : la 2002R. Aux côtés de Teddy Santis, nommé directeur créatif sur la ligne Made in US, il participe à la renaissance de la griffe de Boston. Au point d’ébranler l’hégémonie de Nike, aux prises avec un système que le label a lui-même imposé. « On risque de perdre nos consommateurs passionnés par les sneakers. Notre communauté migre vers New Balance, et des marques plus petites et indépendantes », alarme Ron Faris, vice-président de l’application SNKRS. À rebours, NB se hisse dans le radar d’une partie des sneakerheads, contrariés par la démocratisation de leur culture. Pour la réconforter, il faut des figures. Salehe en est une. Un précieux relais destiné à charmer cette cible, dont il maîtrise parfaitement les codes.

Enfant de la sneaker culture

Son métier de créateur l’oblige à se renouveler sans cesse, à humer l’air du temps. Salehe Bembury reste pourtant fidèle à ses racines, se dresse en porte-drapeau d’une ville dont il revendique l’essence créative. Du quartier de Tribeca où il a grandi, il en conserve les meilleurs souvenirs. Au cœur de cet incubateur culturel, le basketball et la mode deviennent ses premières passions. « Dans les années 1990, beaucoup de joueurs avaient un style si particulier qu’on avait envie de les imiter », se souvient-il, avec leurs bandeaux éponge et leurs maillots flottants. La décennie qui voit naître les stars de la ligue aux looks subversifs : t-shirts extra-larges, chaînes tombantes, cheveux nattés ou décolorés.

 

 

Cet anti-conformisme, porté par Allen Iverson en fer de lance du mouvement, captive le jeune garçon en quête de modèle. Bembury choisit pourtant Jason Williams et Michael Jordan pour icônes, tant pour leurs styles que leurs exploits sportifs. Avec nostalgie, il raconte à Highsnobiety l’époque où la Nike Hyperflight est apparue : « Jason Williams était l’un de mes joueurs de basket préférés. Durant le match des rookies du All-Star Game, il avait fait cette passe du coude. Un moment qui a changé ma vie, et je parie qu’il portait la Hyperflight à ce moment-là ». Au fil des saisons, le jeune homme constitue le corpus de sa culture sneakers. Il développe un goût pour les « signature shoes », surtout celles estampillées du logo jumpman, que l’on aperçoit d’abord sur les parquets puis dans les villes, aux pieds des sneakerheads. Celles qui, par leur histoire, résistent à l’usure du temps. 

 

 

Parfois, le natif de New York que je suis entre en conflit avec le designer de prêt-à-porter qui est en moi. L’un est innovant, progressiste et curieux. Alors que l’autre pourrait porter des Timberland toute l’année.

  • Salehe Bembury
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La Air Jordan 3 imaginée par Tinker Hatfield, avec sa mythique empreinte d’éléphant imprimée sur le talon, est son premier coup de cœur. Mais très tôt, l’adolescent privilégie l’efficient au beau, apprécie les chaussures « à un niveau plus élevé que les autres ». Pendant que ses camarades s’enthousiasment devant les sneakers griffées Nike, lui se tourne vers les modèles plus techniques. « L’une des premières chaussures qui a attiré mon attention était la Merrell Jungle Moc », confie-t-il. « Il s’agissait d’un modèle en daim avec une semelle extérieure vraiment organique et articulée. Même durant l’âge d’or d’adidas et de Nike, aucune autre paire ne lui ressemblait. » La AND1 Too Chillin, sorte d’ancêtre de la Yeezy selon lui, était révolutionnaire pour l’époque. Avec un esthétisme simple, elle embrassait la forme du pied et était déjà fonctionnelle, avant que le concept devienne une tendance.

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Photo : Merrell

Résolument anti-hype, Bembury analyse les baskets comme des œuvres d’art, les décortique, veut deviner les matières et les détails moulés dans la semelle. Avec un groupe d’amis passionnés comme lui, ils se donnent régulièrement rendez-vous pour suivre un « sneakers circuit » des meilleurs boutiques new-yorkaises : Nom De Guerre, puis Recon, Classic Kicks et Alife. Le sentiment d’appartenir à un clan, d’être un « membre d’une société secrète » l’anime. Sur NikeTalk, un forum privé, le jeune new-yorkais exhale son amour pour la basket avec un réseau de sneakerheads. « C’était facile de deviner qui était vraiment intéressé par les chaussures et qui achetait des Jordan seulement pour l’apparence », se remémore Bembury. Lui est un authentique. Dès son plus jeune âge, il sait que son destin l’attend chez les plus grands équipementiers : « À dix ans, j’étais prêt à offrir mes services à Nike. J’esquissais une basket, je la regardais et me disais : Nike a besoin de ça. »

Un chemin tout tracé

Lors de la réunion de conception pour sa première collaboration avec New Balance, Salehe Bembury en impose. Il est arrivé avec « une vision complète de ce que le déploiement allait être, du style de la campagne, de la façon dont les présentoirs en magasin devaient être mis en place », se pâme Joe Grondin, responsable des collaborations chez NB. Un savoir-faire forgé au cours d’un cursus de design industriel à l’Université de Syracuse. Durant ses études, Salehe s’initie au stylisme et affûte sa technique. Après une première expérience professionnelle chez Payless, un label de chaussures discounts, il rejoint la société Cole Haan. Une aventure de trois années, au cours de laquelle il fréquente Jeff Henderson, un « OG de Nike devenu l’un de [ses] mentors ». Au sein de l’entreprise, qui appartient à la marque au Swoosh, il a accès aux ressources techniques du label. Sous son inspiration, la Cole Haan LunarGrand se modernise avec la technologie Lunarlon — une semelle intermédiaire composée d’une mousse ultra légère — développée par Nike. 

 

 

Quelques années s’écoulent avant que sa vie ne prenne un nouveau virage. Jeff Henderson le met en relation avec Kanye West, conquis par ses designs originaux et singuliers. Dès leur première rencontre, Ye lui promet qu’ils vont « changer le monde ensemble ». Le styliste abandonne alors son fief new-yorkais pour rejoindre la côte ouest, presque à contre-cœur, mais l’opportunité est trop grande. Heron Preston, Matthew Williams ou encore Virgil Abloh sont passés par l’écurie West avant de connaître la gloire. Un puissant tremplin, gage de réussite presque certain. Depuis la Californie, Bembury chaperonne le rappeur pour les collections footwear des Season 3 et 4, qui donnent naissance aux Yeezy Boost 350 V2 et 750. En partie artisan de la Combat Boot, il emprunte au vestiaire militaire les matériaux, les formes, les teintes et renoue avec ce qu’il aime avant tout : la technicité et le fonctionnel. L’aventure Yeezy s’arrête pourtant un an plus tard. « C’était juste le moment de partir », prétend le designer, sans s’attarder sur les raisons de ce départ hâtif. Après l’ascension, sa collaboration avec Versace le consacre. 

 

 

Au culot, Bembury envoie un message ambitieux au directeur du design, dans lequel il se propose pour concevoir les premières sneakers de la marque. Au bout de quelques jours, Donatella Versace l’enrôle au poste de directeur artistique footwear. Une piqûre de jouvence arrivée à point nommé. En trois ans de service, il élabore des silhouettes devenues emblématiques : la Trigreca, la Apple et surtout la Chain Reaction qui, avec la Triple S de Balenciaga et la Rython de Gucci, forme le tryptique sacré du footwear de luxe en plein essor. Pour la concevoir, il fouille dans les archives de la maison italienne, mais agrémente la pièce d’une touche moderne. « Pour une raison quelconque, la plupart des autres [marques qui proposent des] chunky sneakers s’inspirent du passé. Mon intention était de regarder vers l’avenir. Certains sont tellement impatients d’entrer dans la tendance qu’ils ne font que des itérations de ce qui existe déjà sur le marché », remarque-t-il. Aperçu aux pieds des rappeurs Quavo et Offset, revisité pour une collection capsule avec 2 Chainz, le modèle se popularise et séduit un public international. Comme un coup d’éclat, « la Chain Reaction a changé [sa] vie », résume simplement Bembury.

Photo : Versace
Photo : Versace

Un vent de modernité

Certains designers sont beaucoup plus talentueux que moi, mais ils ne sont peut-être pas les meilleurs en matière de stratégie de marque, de réseaux sociaux ou de marketing.
Salehe Bembury

Armé d’un compte Instagram à plus de 400 000 followers, Salehe Bembury est un homme de son époque. Sa plateforme est pour lui une vitrine, un feed soigneusement travaillé, à travers lequel ses abonnés découvrent les dessous de son métier. Là, une photo le montre en action, au moment clé de la conception des produits, entouré de ses collaborateurs de chez New Balance, quelques prototypes éparpillés sur la table. Ici, un croquis de la Yeezy Military précède celui d’un soulier ColeLunar, esquissé en 2012. Les archives Versace sont elles aussi plusieurs fois exhumées. Des vestiges arborés comme de précieux galons. Ils sont la preuve de son riche savoir-faire, au croisement de différents genres créatifs. 

Photo : Instagram – Salehe Bembury

Son esthétique bigarrée détonne et plait par sa fraîcheur. Salehe réinvente et propose du neuf, de l’original. Sous l’étendard de SPUNGE, label textile fondé début 2021, le designer entreprend ses collaborations avec ANTA Sports ou encore Canada Goose. « J’ai passé la majeure partie de ma carrière à me concentrer principalement sur la conception. Maintenant, je veux exécuter un projet du début à la fin », fait-il savoir. Pour New Balance, Bembury revisite le modèle 574 en y greffant un sifflet sur le haut du talon. Dans une vidéo observée par quelques centaines de milliers d’internautes, il se met en scène, au sommet d’une montagne, soufflant dans sa chaussure. La séquence, un peu saugrenue, devient virale.

 

 

Elle se partage et se like en masse, sur Twitter ou Instagram. Certains voient en cette paire un objet trop fantasque pour être noué aux pieds, d’autres une pièce de collection originale. Elle suscite tout au moins l’intérêt des amateurs de sneakers. Sa collaboration avec Crocs fascine encore plus. Pour la marque, il déjoue les codes esthétiques, métamorphose le sabot en immense empreinte digitale, sa signature apposée sur une panoplie d’autres items . Selon lui, « l’humour est un excellent moyen d’attirer l’attention des gens, de les amener à comprendre son univers, et même à se moquer de vous ». Les modèles sont chamarrés, les finitions léchées, les détails malins, la vision jamais premier degré.

Photos : New Balance / Salehe Bembury

Teasée par Teyana Taylor, Aminé ou encore Maluma à coup de posts Instagram, ses créations génèrent de la désidérabilité. Le vaste réseau qu’il a su tisser contribue à doper sa popularité et ses ambitions. Récemment, le designer a rejoint UNINTERRUPTED, le label fondé par le joueur des Lakers et Maverick Carter, pour diriger la ligne de vêtements et y apporter sa vision créative. Aujourd’hui, le nom de Salehe Bembury a presque autant de cachet que celui des marques qui le convoitent. Il veut être un créateur dépourvu d’étiquette. Prôner l’indépendance artistique et en être l’émissaire. Inspirer et faire naître des vocations. Dans un entretien accordé à GQ, Bembury assume finalement son rôle de modèle : « Beaucoup de jeunes qui viennent me parler souhaitent simplement avoir une réponse à la question : Comment faire pour devenir comme toi du jour au lendemain ? »

 

 

Maëlys Kapita