Au bout de la rue, Julien Boudet fait vrombir les 100 chevaux de Aprilia RS660. Impossible de le rater. À peine a-t-il eu le temps d’enlever son casque qu’on aperçoit vite sa boucle d’oreille en forme de croix, l’une de ses signatures stylistiques. Il nous accueille au Ground Effect, une galerie stratégiquement située à quelques pas de République, où se tenait en janvier dernier son expo photo Bleu Mode x Bud. Grave et profonde, presque intimidante, sa voix tranche avec une nature chaleureuse.
Son accent sétois ramène immédiatement à son Sud natal, une région qu’il évoquera à plusieurs reprises au cours de la discussion. Pour décoder le logiciel Bleu Mode, il faut revenir au commencement, aux origines. Façonné par les souvenirs d’une Méditerranée où la fuite du temps se serait arrêtée dans les années 90, Julien Boudet reproduit l’atmosphère d’une époque qu’il n’a pas pu immortaliser. Ses obsessions artistiques, comme les contrefaçons, les véhicules et les logos, partagent une origine commune, cette jeunesse passée sur les rives de la Méditerranée.
Pourtant, absolument rien ne le destinait à devenir photographe. Bleu Mode a mis longtemps à se trouver, à découvrir sa voie. « Rien n’est jamais joué d’avance » explique le photographe. Pendant plus d’une heure de discussion, il s’épanche sur le chemin parcouru, l’évolution de son métier et ce qui l’anime au quotidien. Travailler pour inspirer, tel est le message qu’il souhaite faire passer.
En janvier dernier, tu collaborais avec Budweiser autour d’une exposition photo et de différentes pièces textile. Qu’est-ce qui t’a plu chez cette marque ?
Je n’avais jamais bossé avec une marque d’alcool et je n’aurais jamais imaginé le faire. J’ai exploré leurs archives américaines et j’ai vu qu’il y avait des trucs cool à faire. Ce qui m’a parlé, c’est cette esthétique de sponsors de Grand Prix, les motos avec les gros Budweiser, les voitures de NASCAR… C’est tout cet univers motorsport qui m’a inspiré.
En grandissant, tu voulais le Swoosh sur tes sneakers, le Jumpman sur ton hoodie, le crocodile sur ton survêtement. Bâtir un empire à partir d’un petit logo comme une virgule ou un crocodile, deux des plus beaux logos jamais créés, c’est dingue.
Bleu Mode
Ça peut t’arriver de refuser des collaborations parce qu’une marque ne colle pas assez à ton univers ?
Sur des simples shooting photos, je peux m’adapter à tout. Associer son nom à une marque, c’est l’étape au-dessus. Tu ne peux pas accepter tout ce qu’on te propose, il faut que ça ait du sens et que ça serve le “projet Bleu Mode” sur le long-terme. J’aimais beaucoup ce dernier projet avec Budweiser, parce que c’était inattendu pour les gens. C’est bien de s’éloigner de ce que tu fais d’habitude.
Tu es accompagné dans tes prises de décision ?
Je fonctionne en solo, parce que j’ai commencé comme ça et que j’aime être indépendant. C’est typique de cette nouvelle génération d’artistes qui gèrent tout de A à Z. On n’évolue plus dans des schémas à l’ancienne, où tu commençais comme assistant de quelqu’un, avant de rentrer en agence, de choper des jobs… Avec les réseaux sociaux, tu peux facilement faire ton truc, même si ça représente énormément de travail.
En tant qu’artiste, comment fais-tu pour ne pas dénaturer ton travail tout en respectant le cahier des charges d’une marque ?
Être un créatif, c’est s’adapter aux contraintes, tout en délivrant le meilleur de toi-même. Il faut respecter ta vision, ton délire, tout ce que tu as fait auparavant. Ensuite, tu l’adaptes au projet, au produit, au shoot ou à la direction artistique choisie. Tout doit reposer sur ta vision.
On imagine que les marques vont avoir tendance à respecter ta vision comme tu es désormais un nom établi. Quand tu débutais, c’était plus compliqué de faire entendre ta voix ?
Au début, je n’avais pas vraiment de voix (rires, ndlr). Je faisais ce qu’on me disait de faire, pour gagner mon argent à la fin du mois. J’étais déjà content d’être payé, donc je ne la ramenais pas. Au fur et à mesure, tu développes ton projet et les gens te connaissent un peu plus. Le téléphone sonne davantage, tu es amené à bosser sur de plus gros projets. Ensuite, tu es amené à faire plus que des photos. Tu peux apporter ta direction artistique, ce qui est très important, puis tu finis avec des projets que tu gères intégralement.
Dans ton cas, cette évolution s’est faite progressivement ?
La Covid-19, plus précisément le premier confinement, a été l’élément déclencheur. Jusque-là, je faisais encore beaucoup de shoots commerciaux. Je ne m’exprimais pas vraiment, j’étais juste là pour prendre des photos. Et sans t’en rendre compte, tu es pris dans une routine. Tu n’as pas le temps de te demander si ce que tu fais te plais et te ressemble. Pendant le confinement, j’ai commencé à faire cette série de photos avec la Porsche et les box Nike dans le coffre, qui a très bien fonctionné. C’était mon premier vrai temps d’arrêt depuis que j’ai commencé Bleu Mode en 2013. J’ai attendu 7 ans pour réfléchir sur ce que je faisais (rires).
Pourquoi avoir attendu aussi longtemps ?
J’ai commencé la photo en couvrant les Fashion Week avec des streetstyle, parce que je n’avais pas besoin de connaître des gens ou d’avoir des accès particuliers. Tu y vas avec ton appareil photo, tu fais tes trucs et tu essaies de trouver du boulot. Tu enchaînes les vols entre Milan, New York, Paris, Tokyo, Séoul… Je me suis régalé, mais artistiquement, ce n’est pas forcément épanouissant. Tu ne fais qu’exécuter, shooter ce que tu vois. Je m’en sortais bien au niveau du taff, mais ce n’était pas moi. Il me fallait quelque chose d’autre.
Être un créatif, c’est s’adapter aux contraintes, tout en délivrant le meilleur de toi-même.
Bleu Mode
Tu manquais de temps ou bien de confiance ?
Les deux. Jusqu’en 2017, j’avais un petit nom dans la mode, mais je n’osais pas assumer mes goûts. J’avais peur qu’on me prenne pour un fou (rires). Quand j’ai pris confiance sur ma place dans ce milieu, j’ai commencé à remettre des vieux survêtements Lacoste, à me balader en TN… Avant, je ne m’autorisais pas à le faire, parce que je me disais que dans la mode, les gens ne comprendraient pas.
Que ce soit dans les collaborations avec Lacoste et Bud ou dans ton travail en général, on ressent une vraie fascination pour les logos.
C’est la société dans son ensemble qui est obsédée par les logos. Ça ne se limite pas à l’Occident. Si tu vas au Maghreb, au Sénégal, en Géorgie ou en Ukraine (cette interview s’est déroulée avant le conflit actuel), c’est pareil. Lacoste, Nike, adidas, les logos sont partout. Je trouve ça génial. Tu vois des bootlegs fascinants. En grandissant, tu voulais le Swoosh sur tes sneakers, le Jumpman sur ton hoodie, le crocodile sur ton survêtement. Bâtir un empire à partir d’un petit logo comme une virgule ou un crocodile, deux des plus beaux logos jamais créés, c’est dingue.
C’est quelque chose qui t’accompagne depuis l’enfance ?
Ça vient du Sud, ça fait partie de notre culture. Tu y trouves beaucoup de faux, comme au Marché du Soleil à Marseille. On achetait tout là-bas. De temps en temps, on montait à Clignancourt pour trouver les trucs qu’il n’y avait pas dans le Sud. Ce que j’adore, c’est la créativité sans limites des bootleggers. Ils inventent des modèles qui n’existent même pas, comme des babouches Burberry ou Dior. C’est du génie. Personnellement, je n’ai pas vu de vrai Louis Vuitton ou de vrai Gucci avant de partir vivre à New York (rires). Toutes ces marques de luxe, pour nous, c’était au-delà d’inaccessible. Quand je vois que les jeunes d’aujourd’hui veulent porter du Prada à 16 ans… Même les rappeurs de notre époque, ils ne mettaient pas de trucs de luxe. Aujourd’hui, tu vois des artistes en full look Gucci. Les choses ont changé et je trouve que ça va un peu loin.
C’est-à-dire ?
Quand tu as 16 ans, tu n’as pas besoin d’avoir de Prada. Je me souviens de la fausse sacoche Vuitton que j’avais achetée au Marché du Soleil pour 50 Francs, j’allais fièrement au collège avec. C’était déjà fort d’avoir une fausse. À l’époque, tu te ramenais avec une ceinture Gucci, on se doutait bien que c’était une contrefaçon. Personne n’avait les moyens de se payer du vrai, donc personne ne te jugeait si tu portais du faux.
Je regrette de ne pas avoir pris des photos dans les années 90. L’aspect intemporel de mon travail vient de là : je recrée les clichés que j’aurais aimés prendre à l’époque.
Bleu Mode
Quand tu vas faire des photos sur les marchés, à quels genres de réactions fais-tu face ?
En général, les mecs qui vendent du faux ne sont pas des fashions, ils ne connaissent pas Bleu Mode (rires). J’y vais comme un client lambda et je fais mon truc. Quand j’ai fait ma série au Maroc avec toutes les daronnes et les gens en djellaba monogrammées, il fallait faire très attention, surtout en tant que français qui prend des femmes de là-bas en photo. Je ne montre jamais les visages sans autorisation, je suis simplement là pour l’outfit. Quand tu es photographe, tu dois toujours faire attention à ce que tu fais, tu n’es pas là pour manquer de respect à qui que ce soit.
Tes photos dégagent une vraie tendresse pour la mode des années 90 et, de manière plus générale, pour le vintage. Tu te considères comme quelqu’un de nostalgique ?
Comme beaucoup de gens de mon âge, je suis hyper nostalgique des années 90. Je ne vais pas faire le vieux con en disant que c’était mieux avant, mais c’est clair que c’était une autre époque. Rien que la Coupe du Monde 98… Si tu l’as vécu en tant qu’ado, tu es obligé d’être nostalgique. Encore aujourd’hui, j’écoute principalement le rap de cette époque. Je regrette de ne pas avoir pris les photos de ces années-là. Je n’en avais rien à foutre, je n’avais même pas d’appareil, mais j’ai des images en tête que j’aurais aimées capturer. L’aspect intemporel de mon travail vient de là : je recrée les photos que j’aurais aimées prendre à l’époque.
Quand viens-tu à la photo ?
Je commence grâce à New York, où j’ai emménagé en 2008. J’avais 23 ans. C’est cette ville, son énergie et son architecture, qui m’a inspirée à prendre des photos. Quand tu viens de Sète et que tu arrives à New York, tu es ébahi. Tu rencontres des gens intéressants, venus du monde entier, qui font des métiers dont tu ignorais l’existence. Forcément, ça t’ouvre l’esprit.
À la base, j’aurais dû être docker et travailler sur le port de Sète, comme mon père et son père avant lui. J’ai tout plaqué pour partir à New York, sans savoir ce que j’allais faire. Tout ça pour dire que c’est possible.
Bleu Mode
Outre New York, il y a d’autres villes qui t’ont particulièrement marqué ?
Il y a Tbilissi, la capitale de la Géorgie. C’est déjà beaucoup moins touristique (rires). J’y suis allé pour des Fashion Week et j’ai adoré. J’y suis retourné, je me suis fait des amis là-bas. J’ai pas mal voyagé en Géorgie, c’est un pays magnifique. L’architecture est dingue, tu retrouves beaucoup de brutalisme, de béton et d’architectures soviétiques. Il y a aussi beaucoup de vieilles bagnoles qui datent de l’URSS, c’est un délire. En tant que photographe, c’est un pays extrêmement inspirant. L’ancien bloc soviétique me fascine, des pays comme le Kazakhstan et le Kirghizistan sont également incroyables. Je me souviens d’un voyage de Tbilissi jusqu’en Arménie, par la route, dans un vieux taxi. C’était un vrai truc.
On imagine qu’un passionné d’automobile comme toi a dû apprécier.
En termes de design, les véhicules sont des objets magnifiques. Avant la mode, j’étais surtout passionné par les deux roues. Le Booster Spirit et le Rocket quand tu es adolescent, le Majesty, le T-Max, les motos quand tu grandis… Mon père était un grand fan de moto, je tiens ça de lui. C’est quelque chose de très ancré dans le Sud. C’est une culture plus rurale, où, à partir de 14 ans, tu peux être indépendant juste en passant ton BSR. Que ce soit sur un deux roues ou une voiture, j’aime conduire et faire de la route. C’est pour ça que j’incorpore l’automobile dans mes photos, ça fait partie de moi-même.
Dans tes compositions, tu associes fréquemment un véhicule avec un modèle. Comment travailles-tu avec tes sujets ?
Je n’aime pas trop diriger les modèles, j’ai plus tendance à les laisser s’exprimer. Je préfère bosser avec des personnes que je connais, car ça se ressent directement sur le rendu final. Une photo retranscrit la complicité entre le photographe et son modèle. J’essaie de conserver cet aspect naturel dans tout ce que je fais, c’est pour ça que je ne retouche pas beaucoup mes clichés non plus.
Comment ton esthétique est-elle devenue convoitée et inspirante ?
Je ne le sens pas directement, mais on m’en parle. Ça fait plaisir de recevoir des DM ou des commentaires où les gens t’encouragent à continuer parce que tu les inspires. Si j’arrive à influencer et à donner envie à des gens, sachant que j’étais comme eux et que je partais de zéro dans la photo, c’est le but.
Ça te tient à cœur de montrer que c’est possible ?
C’est hyper important. C’est ce qui anime les indépendants, les artistes et les créatifs. On s’inspire les uns les autres, pour que tout le monde progresse et avance. Avant de partir à New York, je ne savais pas ce que j’allais faire de ma vie. Je n’avais aucune idée, aucune passion, si ce n’est faire de l’argent. Il n’y avait rien qui me motivait. Je n’avais même plus envie de me lever le matin, j’en avais marre de stagner dans ma ville. Me lever ? Pour quoi faire ? Il faut parler à l’ado qui est dans cette position, lui montrer qu’il y a des trucs qui peuvent lui plaire. Ce n’est pas simple, il faudra charbonner, mais ce n’est pas foutu. Je m’adresse surtout aux gens qui ne viennent pas de grandes familles parisiennes, où papa et maman pourront toujours te placer dans un taff. C’est pour ce mec qui se sent en galère, qui n’a pas de plan d’avenir, pour qui ça ne va pas à l’école. L’école ça sert, mais il ne faut pas tout miser là-dessus, notamment à notre époque. Les réseaux sociaux ouvrent beaucoup de portes, tout le monde peut s’exprimer. À notre époque, il n’y avait pas tout ça. Ça devient saturé, mais tout le monde s’exprime, crée, partage ce qu’il fait. C’est un atout dont il faut se servir intelligemment.
Quel message as-tu envie de faire passer ?
C’est simple. Ma mère ne comprend rien à ce que je fais et mon père est décédé il y a longtemps. À la base, j’aurais dû être docker et travailler sur le port de Sète, comme mon père et son père avant lui. J’ai tout plaqué pour partir à New York, sans savoir ce que j’allais faire. Tout ça pour dire que c’est possible. Il ne faut pas raconter de la merde aux jeunes, ce n’est pas facile de réussir. Ce n’est pas en débarquant à New York que tu vas devenir quelqu’un. Mais c’est possible.
À titre personnel, par qui es-tu inspiré ?
Des personnalités du sport, comme Michael Jordan, Zinédine Zidane, Lewis Hamilton, Valentino Rossi et Kylian Mbappé. Ces mecs ont tout donné pour créer leur légende. Être en indépendant, c’est un état d’esprit et un mode de vie. Il faut s’accrocher, mais quand tu y arrives, tu te régales. Je n’ai même pas l’impression de bosser. Tous les jours, je me lève, je travaille sur des projets différents, je n’ai pas de routine et j’ai la chance de voyager à travers le monde. Il faut être prêt à travailler 24 heures sur 24 et 7 jours sur 7. Inspirer les autres, c’est le but de tout ça, en espérant que ça fonctionne et que ça aide des gens à trouver leur voie, leur passion. C’est ce qu’il y a de plus dur quand tu es jeune. Comment tu peux savoir ce que tu vas faire de ta vie à 15 ans ?