En l’an 2000, le bruit court que le rap se fraye une place importante dans l’industrie musicale, parole du Duc en personne ;
Booba avançait main dans la main avec Ali et ensemble, ils formaient les deux faces d’une même légende : Lunatic. Pionniers en matière d’indépendance, le duo des Hauts-de-Seine marquera l’histoire du rap français à jamais en ayant réussi l’exploit de produire « Mauvais Œil », le premier album certifié disque d’or en totale indépendance.
À l’époque, le disque était lucratif mais aujourd’hui, ce sont les plateformes de streaming qui font vivre l’industrie. Roulement de tambour, les grand·es gagnant·es de cette révolution digitale sont… les artistes rap. Victime du téléchargement illégal et de la crise du disque au milieu des années 2000, cette culture a su renaître de ses cendres, jusqu’à dominer aujourd’hui le marché du streaming.
De leurs côtés, Spotify, Apple et Deezer représentent 62,1% des revenus mondiaux de la musique enregistrée. Une manne financière qui a récemment suscité l’intérêt de 6 député·es NUPES. Le 6 octobre dernier, ils·elle proposent un amendement visant à instaurer une taxe de 1,5% sur le streaming. Un impôt payé par les plateformes de streaming dont le rendement serait estimé à 21 millions d’euros. Son objectif ? Doter le Centre national de la musique (CNM) de moyens supplémentaires pour lui permettre de financer la diversité musicale, créant ainsi un « modèle vertueux de redistribution ».
Très vite, la toile s’affole. Dans la bouche de certains médias, rappeurs et producteurs, la taxe sur le streaming devient « la taxe anti-rap ». Sur Twitter, Niska délivre un message clair, contenu en 4 lignes écrites blanc sur noir :
Un avis partagé par le producteur Oumar Samaké, qui y voit une forme d’opportunisme financier, alors même que le rap ne serait pas représenté au sein du Conseil d’administration du CNM :
Bien que rejetée, cette proposition de taxe sur le streaming ravive un feu qui sépare plus qu’il ne rassemble. Celui de l’affrontement de deux mondes qui peinent à s’entendre et se comprendre. D’un côté, la sphère rap qui se sent lésée par des réflexions auxquelles elle n’a pas été conviée. De l’autre, les instances décisionnaires tels les syndicats, organismes de gestion collective et CNM qui souffrent d’une sous-représentation de ce genre en leur sein. C’est le triste constat que dressait le rappeur Sofiane face à Cécile Rap-Veber (SACEM) au sujet des calculs d’équivalence streams – ventes : « Nous on mange le coup de bâton dans la nuque sans parler. On n’a personne qui nous représente dans ces syndicats, dans ces comités autour de ces tables ».
Or, les syndicats exercent des activités de lobbying et sollicitent fréquemment les pouvoirs publics pour suggérer de nouvelles réglementations. La taxe sur le streaming en est la parfaite illustration ; formulée par l’UPFI (regroupement de producteurs indépendants) et autres professionnels de la musique indépendante, elle est reprise par 6 députés NUPES pour examen devant l’Assemblée nationale.
Dans cette guerre de lobby, il manque au rap quelques munitions et gilets pare-balle, pour ne pas être le dommage collatéral d’une décision politique à laquelle il n’aura pas consenti.
De l’eau dans le gaz
Il aura suffi d’une étincelle pour mettre le feu aux poudres. L’étincelle, c’est le papier de Ventes Rap (média spécialisé dans l’actualité de l’industrie rap) publié le 2 octobre dernier. Le feu, c’est le courroux des rappeurs et producteurs. Une étonnante question en guise de titre, qui provoque le besoin irrépressible de cliquer pour en connaître la réponse : « Une ’’taxe anti-rap‘’ pour financer le Centre national de la musique ? ». Pas tout à fait…
L’article fait référence à un amendement qui propose de taxer les revenus générés par les services de streaming, dont la somme serait « affecté [e] au Centre national de la musique ». Ventes Rap voit là une proposition lourde de conséquences pour les producteurs et artistes rap puisque « cette taxe risque de faire du registre rap encore fortement dépendant des revenus générés par les plateformes de streaming audio un sur-contributeur du CNM au profit de registres aux modèles économiques plus équilibrés. »
Ces débats réactivent l’épineuse question du pouvoir décisionnel dans l’économie de la musique. Ce n’est pas la première fois qu’une proposition est étudiée sans que les principaux concernés n’en aient vent. En janvier 2019 le SNEP avait décidé de baisser d’un tiers le poids du streaming dans le total des ventes. Une décision qualifiée de « stratégie anti-musiques urbaines » par le média Interlude :
Quand on sait que le rap compte majoritairement sur le streaming car il appartient à une génération qui n’utilise plus réellement le format physique, on peut se demander si cette volonté du SNEP n’est pas orientée envers cette catégorie musicale qui, ces deux dernières années, rafle toutes les certifications et grands prix.
Comme une plaie qu’on refuserait de panser, le rap se sent une fois de plus mis au ban d’une économie à laquelle il rapporte des millions de streams. Et donc, des millions d’euros.
Dans un tel contexte, pas étonnant d’observer la virulence avec laquelle Niska dénonce un impôt « raciste ». Sur le plateau de Clique, le fondateur de Ventes Rap Nicolas Baudoin tempère :
« Je ne pense pas que cette taxe avait pour objectif de nuire au rap quand elle a été proposée. Mais elle aura des conséquences sur lui parce que c’est le genre le plus dépendant du streaming. Les autres genres musicaux, comme la variété française ont des modèles très équilibrés avec notamment beaucoup de ventes physiques, des concerts… »
Paye !
Autre son de cloche chez les pro-taxe. Sous la forme d’une tribune portée par le milieu de la musique indépendante, ses partisan·es interpellent le gouvernement au sujet du financement du CNM, établissement public créé en janvier 2020. Faute de moyens, cette maison commune de la musique serait dans l’incapacité de garantir la diversité et la création musicale pour l’ensemble du secteur, ce pour quoi elle a été créée.
Actuellement, le CNM est financé par l’Etat et les organismes de gestion collective (SACEM, SPPF…). À cela s’ajoute une large contribution du spectacle vivant sous la forme d’une taxe de 3,5% sur la billetterie.
Une participation inégale au budget du CNM pointée du doigt par Aurélie Hannedouche, Présidente du Syndicat des musiques actuelles (SMA) : « C’est comme si on avait une maison commune et que seule la moitié des habitants payait les factures, ça ne peut pas marcher !».
À chaque problème sa solution : pour payer le loyer, il faut taxer le streaming.
« Les ventes physiques sont en déclin et dans dix ans il y en aura encore moins qu’aujourd’hui. Il est donc apparu logique de taxer le streaming puisque c’est le marché le plus dynamique, le marché de l’avenir. » poursuit-elle.
Cela fait maintenant cinq années consécutives que le streaming continue son ascension. En 2021, il enregistrait un chiffre d’affaires de 861 millions d’euros. Une mine d’or dans laquelle il convient de puiser pour garantir la diversité musicale, affirment les pro-taxe.
De son côté, Romain Laleix, (Directeur général du CNM) rappelle que « pour de nombreux professionnels, l’enjeu d’une contribution de la musique enregistrée est celui de la redistribution et de la solidarité puisqu’elle permettra de mieux accompagner certaines économies d’artistes.”
Cette proposition ne fait toutefois pas l’unanimité au sein de la filière. Certains en appellent à la vigilance, arguant que Spotify et Deezer ne sont pas encore rentables. « Le modèle du streaming est à l’âge de l’adolescence et le taxer aurait un effet désastreux » affirme Bertrand Burgalat, patron du SNEP.
Dans l’hypothèse où les deux plateformes européennes ne peuvent absorber une taxe de 1,5%, le risque est qu’elles répercutent son coût soit sur le consommateur (en augmentant le prix des abonnements) soit sur les ayants-droits (en diminuant les redevances versées aux labels, artistes, producteurs…). Difficile à entendre pour des artistes dont l’économie repose quasi exclusivement sur le streaming.
Gloire à l’art du stream
En janvier 2022, l’Arcom publie une étude sur l’écoute de la musique en streaming audio. Sans grande surprise, le rap domine les classements Apple Music, Spotify, Deezer et YouTube : il représente entre 56 et 73% des occurrences des tops sur ces mêmes plateformes. Un écart considérable avec la radio, où le rap est devancé par la variété française.
Cette asymétrie s’explique par les habitudes de consommation qui diffèrent selon les âges : le streaming est le medium favori des jeunes et la radio celui des actifs.
« Le volume d’écoutes des plus jeunes dépasse largement leur part dans la population générale. Ce sont eux qui font la loi sur les plateformes. » affirme Sophian Fanen, auteur du livre “Boulevard du stream : du mp3 à Deezer, la musique libérée ».
D’un côté, les jeunes participent à la sur-représentation du rap dans les streams. De l’autre, ces artistes sont pour la plupart ultra-dépendants des revenus générés par le streaming. 87% de la consommation des albums de rap se fait via les plateformes.
Là aussi, la tendance s’inverse pour la variété française qui est pauvre en streams, mais gâtée en ventes physiques.
Les artistes de chanson française, pop et variété jouissent ainsi d’un modèle économique beaucoup plus équilibré, qui repose sur une multitude de revenus ; physique, concerts, diffusion radio et télé…
Sur 2021, Damso doit 88% de ses ventes au streaming et seulement 11% au physique. Cette même année, Clara Luciani réalise 74% de ses ventes en physique contre 22% en streaming (source SNEP).
Si les revenus du streaming finissent par être taxés, le rappeur belge paiera un plus lourd tribut que la chanteuse française.
Source SNEP
Autant d’éléments qui expliquent pourquoi cette taxe risque de peser principalement sur le genre musical préféré des 12-18 ans. Comme une impression de déjà-vu dans l’histoire du rap : « La crise profonde qu’affronte alors l’industrie musicale est d’abord répercutée sur les artistes et les genres musicaux les moins légitimes. » indiquait Karim Hammou.
En raison de son public jeune et précaire, le rap était la musique la plus piratée illégalement au milieu des années 2000. Qui dit téléchargement, dit chute des ventes de CD et donc, désintérêt progressif de l’industrie pour ce genre qui ne remplit plus les caisses.
Lobby rap, Un jour peut-être…
Céline Bakond, experte en administration musicale, estime que ces débats ne sont qu’une “nouvelle occasion pour le rap de trouver ses figures fortes capables de représenter ses intérêts sur le plan institutionnel“.
“Un jour, une taxe comme ça va peut-être se mettre en place, il est temps qu’on se mobilise et qu’on prenne place dans les syndicats ! On a besoin de gardiens qui veillent sur nos intérêts, que ce soit des artistes, producteurs, éditeurs, rappeurs. ” poursuit la fondatrice de La Neuvième Muse , cabinet de conseil spécialisé dans l’administratif et l’édition musicale.
Pour l’heure, le genre musical le plus streamé n’est pas fidèlement représenté au sein des instances du CNM. Il a pourtant été créé en 2020, date à laquelle le rap dominait déjà le marché du streaming français.
Des lieux de pouvoir difficiles à pénétrer, surtout pour un genre musical longuement méprisé par l’industrie musicale : “La relation du rap avec l’industrie de la musique, symptomatique de son malaise dès qu’il s’agit de s’intéresser aux personnes noires ou arabes derrière les chiffres de vente, a été une succession de « Je t’aime, moi non plus »” explique Sophian Fanen. Par ricochet, il en va de même pour les structures publiques où se réunissent des représentant·es de l’industrie.
Le rap a donc dû s’armer de patience, composer par lui et pour lui. Raison pour laquelle il a toujours été minoritaire dans les demandes de subventions. Au CNM, 18,8% des dossiers de subventions concernent des projets rap et parmi eux, 86% ont été soutenus. Preuve que le CNM aide le rap mais que peu de ses artistes déposent des dossiers. Pour cause, ils·elles sont nombreux·ses à ignorer l’existence du CNM.
Une critique largement entendue par le CNM : “Nous allons réunir des professionnels issus du milieu rap pour faire un travail de pédagogie, comme on a pu le faire sur la musique électronique. Dans ces genres musicaux, compte tenu notamment du nombre d’artistes auto-produits, le besoin d’information, d’outils et d’accompagnement par le CNM est élevé” rassure Romain Laleix.
Il est nécessaire qu’un changement advienne des deux côtés. L’industrie doit tendre le plus possible vers l’inclusivité et le rap doit s’intéresser à l’industrie au sein de laquelle il occupe une place de premier plan.
Si le rap est aujourd’hui en première ligne, il détourne l’attention sur une énigme de taille : l’absence de contribution de la musique classique au CNM. Exemptée de la taxe sur la billetterie, elle ne participe pas non plus au financement de la diversité musicale. “Aujourd’hui, je ne comprends pas pourquoi la musique classique ne contribue pas ! Le CNM aide beaucoup le classique mais il n’est pas taxé.” s’indigne Céline Bakond.
Cette immunité fiscale prouve qu’il existe un traitement différencié selon les cultures ; celles qui sont choyées et protégées par le pouvoir. Celles qui sont stigmatisées et incomprises. Le rap appartient encore à cette seconde catégorie. Preuve en est chaque année au moment des Victoires de la musique, cérémonie décriée pour son “mépris culturel de classe” (Karim Madani). En février dernier, Ninho regrettait l’absence de rappeurs à ce grand rendez-vous télévisuel : “Ce n’est pas notre monde parce qu’on en est exclus. Je ne sais pas quel document il faut donner pour être accepté. J’ai vendu 1,6 million d’albums, c’est à quel moment qu’on gagne une Victoire de la musique? Orelsan, qui est carrément mon ami, a le papier pour y aller. Le fait qu’il vienne de Caen, c’est peut-être ça la différence. L’Île-de-France n’est peut-être pas conviée.”
Une absence de reconnaissance qui n’empêche pas au deuxième artiste le plus écouté de 2021 de dépasser la barre des 200 certifications.