La nouvelle a fait l’effet d’une terrible litanie, au sein d’une année marquée par trop de tragédies similaires. Takeoff, vingt-huit ans, membre du trio Migos, succombe à une blessure par balles le premier novembre dernier. Avec sa disparition, un des groupes emblématiques de ces dernières années, déjà fragilisé par l’éloignement d’Offset, connaît une fin brutale. Si l’heure du bilan n’est pas encore arrivée, il est temps d’essayer de comprendre comment ce trio a chamboulé une partie de la “Culture”, tout en représentant les couleurs de la capitale du rap du troisième millénaire : Atlanta.
Une ville de tous les possibles, où le rap se dispute les pistes de danse et des petites maisons branlantes, localisées dans des impasses piégeuses. Trappin’.
Ici, la démesure est reine. Dotée d’un des plus grands aéroports du monde et d’axes routiers infinis, Atlanta est un carrefour où se croisent une multitude de voyageurs, de femmes et d’hommes d’affaires, et où, conséquence logique, les trafics prospèrent, dynamisés par les opportunités d’acheminement. L’organisation criminelle Black Mafia Family (BMF), connectée avec des cartels mexicains, s’y installe à la fin des années quatre-vingt-dix et y prospère, faisant des ponts avec le monde de la musique, créant un label et produisant des artistes. Jeezy, considéré au même titre que T.I, comme un chantre de la trap, est pendant un temps proche de la BMF, avec qui il partage un certain appétit pour le commerce de substances illicites.
La scène rap d’Atlanta, et notamment le sous-genre de la trap, se nourrit elle aussi de ces flux de transport et d’échanges de – blanches – marchandises. Elle est une histoire d’images et d’odeurs, de rythmes ralentis et de flows saccadés, de drogue et de débrouillardise. Insolente, elle ne s’interdit rien, et quand elle s’exprime, c’est avec toutes ses métaphores et son arrogance. Elle se prépare dans des endroits minuscules, des studios improvisés dans un cagibi ou émane de cuisines, depuis des casseroles dont le fond est rongé par le feu. Personne ne saurait définir la trap avec précision : elle est autant un lieu dangereux, un “piège” localisé dans les milliers d’impasses des rues des quartiers d’Atlanta, qu’une manière de faire du business – “trappin’” – et qu’un genre musical aux influences multiples. À l’image de la scène rap de la ville.
Mille influences
Atlanta a puisé dans le son chargé en basses de Miami, dans les rythmes saccadés du Bronx, sous l’impulsion d’un de ses premiers rappeurs, Shy D, mais aussi dans les sons plus ronds de la Nouvelle-Orléans, avec ses cuivres et ses marching bands, ces orchestres de rue qui, dans leur sillage, font danser toute une ville. Le duo OutKast, emblématique du rap d’Atlanta, leur rend d’ailleurs hommage sur leur titre “Morris Brown”, en conviant le Morris Brown College Marching Wolverines, orchestre-maison faisant partie de la première faculté de Georgie à être entièrement détenue et gérée par des Africains-Américains. Big Boi et Andre 3000 symbolisent à eux-seuls ce goût pour le patchwork sonore, que les artistes de trap reprendront à leur compte.
Au début des années quatre-vingt-dix, au sous-sol de la maison des parents de Rico Wade, un des membres du collectif de producteurs Organized Noize, les OutKast, Goodie Mob, Society of Soul et d’autres forment la Dungeon Family, un regroupement d’artistes puisant aussi bien dans le funk, que le gospel, la soul, le doo-wop et le blues, mélangeant tout et influençant les générations d’artistes à venir, dont Killer Mike et Future, eux aussi membres de la famille. Les deux derniers cités incarnent les contrastes de la musique d’Atlanta, cette alliance entre une dimension politique, portée par Killer Mike et les Goodie Mob, et l’attrait des boîtes de nuit et des sons dopés à la consommation de drogue, que les Migos, Future et Young Thug porteront vers le grand public.
Car à Atlanta, on sait faire la fête. On sait hurler, aussi. Quand le crunk de Lil Jon et de ses Eastside Boyz déferle au tournant des années 2000, c’est comme si le monde se mettait à crier à pleins poumons, sortait de lui-même et laissait son corps mener la danse. Il n’y a plus de limite à ce que les cordes vocales peuvent supporter, et les synthétiseurs et les 808 s’expriment à plein volume. “Get Low” et “Yeah”, avec Usher, ont l’énergie de ceux qui ne s’interdisent rien.
Avant cela, le producteur pionnier DJ Toomp avait prouvé avec “Shake It” qu’ATL est une terre de danseurs frénétiques. Et pour bouger, il faut que les beats sonnent forts, qu’ils claquent en permettant d’oublier les coups durs. Dans ce jeu de puissance, les producteurs sont au moins aussi importants que les rappeurs. Zaytoven, Metro Boomin, Shawty Redd, Lex Luger, Mike WiLL, Drumma Boy, Wheezy et Southside, donnent le la, chacun avec une identité artistique bien définie. Et si Atlanta est parfois pointée du doigt pour le mimétisme de ses rappeurs, ses producteurs tissent leurs instrumentaux d’assez de nuances pour ne pas se laisser enfermer dans des cases.
Les triplets
ATL est une ville de débrouillards, de “hustlers” qui savent comment contourner les canaux de diffusion classiques. Les radios ne veulent pas passer des titres d’artistes locaux ? Des mixtapes sont enregistrées et distribuées dans tous les quartiers, comme King Edward D dans les années 80. Les labels sont réticents à l’idée de signer un artiste ? Ses titres sont joués dans les boîtes de strip-tease, dont le mythique Magic City : s’ils explosent ici, si les danseuses les valident, le succès est presque certain.
Future, devient l’archétype du rappeur validé par les strip-clubs, et dans la foulée, sa carrière s’envole localement. Les Migos se prêtent aussi au jeu. En plus de fournir régulièrement les DJs, ils suivent l’exemple de Gucci Mane en inondant les rues de mixtapes gratuites. Ils construisent une base de soutien locale, avec une dizaine de mixtapes sorties avant Yung Rich Nation, leur premier album studio. En 2013, leur titre “Versace” les avaient propulsés au rang de stars mondiales, les éloignant du seul circuit d’Atlanta avant la sortie du bien nommé Culture, en 2017, qui finit de les installer comme des têtes d’affiches. “Bad and Boujee” résonne partout, tout le temps, et les médias comme le public ont tôt fait de les imposer comme des révolutionnaires habillés en Versace. La “Culture” change-t-elle sous l’impulsion des Migos ?
Dans une interview avec la journaliste Taylor Rooks, Quavo se vante que son groupe a inventé le fameux flow “en triplet”, saccadé, où les rimes martèlent l’instrumental. Plusieurs historiens de la culture hip-hop disent le contraire : la technique aurait été popularisée par les Bone Thugs N Harmony et les Three 6 Mafia, du côté de Cleveland et de Memphis, longtemps avant les Migos. Les beats sont ralentis, scindés et étirés, laissant aux rappeurs l’espace de diviser leurs mots et de les accentuer sur des mesures précises. “Pour que les triplets arrivent et prennent toute la place, ils devaient voler la vedette au reste, et pour ça, ils avaient besoin de leur propre espace”, affirme l’auteur et enseignant Martin Connor, dans une vidéo pour le média Vox, analysant l’histoire et l’impact du “triplet flow”. Le débat sur la paternité de ce style fait rage, et 2 Chainz, lui aussi une icône du rap d’Atlanta, se positionnera en faveur des Three 6 Mafia en rappant, sur “Trap Back” : “Ce flow vient de Drizzy, il l’a pris des Migos, qui l’ont pris des Three Six”. Si les Migos n’ont peut-être pas inventé le “triplet flow”, il ne fait aucun doute que leur style a fait des émules.
Ils amènent ce flow à des niveaux d’exposition inédits. En répétant les mêmes mots jusqu’à frôler l’overdose, en multipliant les onomatopées et les ad-libs, le trio se fend d’une musique au potentiel addictif, comme ces drogues que la trap célèbre si souvent. Leur flow sonne comme des crochets rapides, leurs voix bondissent et se complètent, et on dirait presque qu’ils freestylent parfois, ou qu’ils pourraient se passer de mots. Les onomatopées suffisent. Ici aussi, ils n’inventent rien : Wacka Flocka, sur son album Flockaveli (2010) considéré à juste titre comme une petite révolution, employait déjà un procédé similaire, depuis Atlanta également. A eux quatre, Waka Flocka et les Migos célèbrent une forme de minimalisme explosif, où l’économie permet de rendre chaque mot et chaque rythme plus percutant. En France, Kaaris, dès son album Or Noir (2013) adpote une approche similaire, tout comme Booba sur “Generation Assassin” ou Gradur sur L’Homme au Bob (2015) et Stavo, plus récemment, sur l’album TVX. Niska, avec ses multiples ad-libs, incarne lui aussi une extension du style des Migos et au fil des années, la trap d’Atlanta, mais aussi la drill de Chicago deviendront des pôles stylistiques.
Plus loin
Associés au rap d’Atlanta, les Migos ne viennent pourtant ni de la fameuse “zone 3” – Pee Wee Longway, 2 Chainz, Ludacris, Waka Flocka Flame, Young Thug – ni de la “zone 6” – Young Scooter, Future, Child Gambino, OJ da Juiceman, Gucci Mane – ces espaces géographiques utilisés par les policiers pour diviser la ville et la patrouiller. Les Migos émergent à une cinquantaine de kilomètres de la ville, dans la banlieue de Lawrenceville. Cela ne veut pas dire qu’ils ne sauraient être affiliés au rap d’ATL, ou sont des pâles copies de leurs illustres collègues. Ils racontent sensiblement les mêmes histoires de trafic et de réussite que T.I, ont le flegme et le charisme de Gucci Mane, l’appétit pour les ad-libs de Young Jeezy, reprennent des idées vocales de Waka Flocka, mais ils se réapproprient tout et partent dans des directions différentes. Tandis que Future et Young Thug, d’autres architectes de la trap, poussent leurs voix et leurs déboires vers les abysses, les Migos s’épanouissent dans une scène de fête et une célébration perpétuelle. Loin de l’apparente simplicité de leurs chansons, ils sont chirurgicaux dans leur approche de la rime, capables de rendre leurs mots, faits d’argots du Sud et de syllabes tronquées, duplicables par un public venu de tout horizon. Et les “skrrt”, “bando” et autres “dab” sont scandés à outrance.
Elle est là, la véritable force des Migos, dans cette complémentarité évidente entre ses trois membres, dans cet aspect débonnaire et ludique, et cette capacité à transformer la redondance en magnétisme.
Les Migos ont amené la trap d’Atlanta, avec toutes ses nuances, vers le monde entier, la rendant divertissante, et plus seulement cantonnée à un mode de vie et une zone géographique précise.
Les histoires que racontent les Migos ne disent rien de nouveau, mais leur image, elle, s’éloigne de celle associée aux “trappeurs” originels. Habitués de la Fashion Week parisienne, ils sont des rockstars d’un nouveau genre, mêlant des pièces de luxe à du sportswear, multipliant les couleurs et les bijoux clinquants. Il faut que tout brille, sauf leurs lunettes noires, qu’ils semblent porter en permanence. Au MET Gala de 2018, Takeoff et Quavo posent avec Donatella Versace, entièrement habillés en Versace et le magazine Vogue fera même un sujet sur le trio, les suivant pendant leur séance d’essayage pour les Grammy Awards de la même année.
Ils s’autorisent même à verser dans le second degré, comme dans le clip de “What The Price” ou de “T-Shirt”. Une partie de l’identité du groupe se trouve dans cette excentricité amusante, donnant l’impression que le rap n’est pour eux pas une affaire si sérieuse. Sans se placer au niveau du commun des mortels, tant ils célèbrent un mode de vie fait de luxe et d’argent coulant à flots, leurs personnages semblent plus proches que T.I, le hustler ultime, que Gucci Mane, l’homme sans foi ni loi, ou que Future, rongé par ses démons. Plus que leurs homologues, les Migos ont amené la trap d’Atlanta, avec toutes ses nuances, vers le monde entier, la rendant divertissante, et plus seulement cantonnée à un mode de vie et une zone géographique précise.
Lorsque “Versace” déferle, c’est comme si tout le monde se mettait à rapper de cette manière ; Snoop Dogg voit d’ailleurs d’un mauvais œil ces similitudes, affirmant, sans doute avec un peu de mauvaise foi, dans une interview en 2015 pour Pigeons & Plane qu’il est désormais incapable de discerner qui est qui face à ce déferlement de copies conformes. La fracture avec l’ancienne génération semble consommée, et les Migos, ou Future et Young Thug, eux aussi d’Atlanta, sont régulièrement pointés du doigt pour avoir donné naissance à une flopée de “mumble rappeurs”, ces artistes qui marmonnent leurs mots et hachent des syllabes, jusqu’à, parfois, devenir impossibles à comprendre. En France, Oboy, Cinco, Cheu-B, voire Hamza s’y sont essayé, et aux États-Unis, Lil Yachti, Rich Homie Quan, Desiigner, 21 Savage et tant d’autres ont suivi le même chemin.
Le rap influence Migos et Migos influence le monde
Leur lexique fait aussi des émules : en appelant une de leurs chansons “Hannah Montana”, un personnage blanc d’une série télévisée, les Migos font référence à la cocaïne, elle aussi blanche, et font entrer la métaphore dans le dictionnaire. Le rappeur Maes, dans son tout récent single “Fetty Wap”, utilise par exemple lui aussi le nom d’Hannah Montana pour parler de drogue, Niska y fait aussi référence, tout comme de nombreux autres artistes en France et aux États-Unis. Le rap influence Migos et Migos influence le monde.
Il est probable que les Migos n’auraient sans doute pas pu se distinguer ailleurs qu’à Atlanta. En ville, l’excentricité est permise, voire encouragée. Où, ailleurs, qu’en Géorgie, auraient pu émerger les voix d’iLove Makonnen, de Playboi Carti ou de Young Thug ? Avec leurs variations vocales étranges et leur identité artistique à cheval entre le chant et le rap, ils étonnent mais finissent par trouver leur public. Avant eux, Jermaine Dupri avait fait émerger le duo Kriss Kross, des gamins de douze et treize ans sur qui personne n’aurait parié et qui finiront par faire sauter le monde entier, le tout en portant ses jeans à l’envers. Leur premier album, Totally Krossed Out, sort en même temps que celui de TLC, un trio à cheval entre rap et r’n’b, qui connaîtra un succès colossal. Les producteurs L.A Reid et Babyface, derrière le label LaFace Records, sur lequel sont signées les TLC étaient venus s’implanter à Atlanta, conscient que la position géographique de la ville, mais aussi son statut de “Mecque de la culture noire dans le Sud” avaient le potentiel de leur ouvrir les portes de l’Amérique. Ce terrain fertile et cette riche histoire culturelle et sociale ont permis aux Migos de s’épanouir et de trouver des canaux de diffusion encourageant leur émergence.
Au sein de la même ville, se mêleront au fil des années la dureté de Trouble – lui aussi tué par balles cette année -, avec son “Bussin’” apocalyptique, les flows chantés de Lil Baby et de Rich Homie Quan, la rage politique de Killer Mike, la nonchalance de Gunna, le r’n’b minimaliste de 6lack, l’explosivité et la polyvalence de Ludacris et les contes de rue de Gucci Mane.
Les Migos, eux, étaient un centre de gravité et un repère. Que Takeoff repose en paix.