Avec une musique à l’avant-garde des dernières tendances du rap français, parfois qualifiée de “New Wave”, il serait facile d’associer S.Téban à un rookie en vogue. Il n’en est rien. Actif depuis les années 2000, d’abord en groupe avec des amis d’enfance, puis en solo grâce à la création de son label, le Marseillais s’attache à faire de la musique sans concession. À l’occasion de la sortie de son nouvel EP HYPERLOOP, sur lequel il réunit des talents de la nouvelle génération (La Fève, JMK$, Kosei, Demna, Lyele Gwapo…), S.Téban se raconte sans faire le bilan. Sans regret ni nostalgie, l’égérie d’OVO et de Corteiz a sorti trois projets depuis 2020 et n’a désormais qu’un seul mot d’ordre, regarder droit devant.
J’ai envie de commencer par une anecdote que j’aime beaucoup. J’ai lu que tes premiers textes, tu les écrivais sur des morceaux de Mobb Deep, mais tu devais faire abstraction des paroles, car tu n’avais pas les instrumentales.
Tu es chaud (rires, ndlr). C’est une époque où il n’y avait pas autant de beatmakers. Moi, je ne faisais pas de prods, je ne connaissais personne qui en faisait. Du coup, j’écrivais sur des morceaux que je kiffais et qui m’inspiraient. C’était une bonne manière de s’exercer, il fallait énormément de concentration pour faire abstraction de la voix du rappeur. C’est une anecdote marrante quand tu vois l’époque dans laquelle on est.
Tu en gardes de la nostalgie ?
Même pas, je ne ressens jamais de nostalgie moi. Je regarde toujours devant. Tout ce que j’ai vécu m’a apporté et a fait que je suis devenu ce que je suis aujourd’hui, mais je ne suis pas encore à l’heure du bilan. C’est pour ça que l’on retrouve très peu de mélancolie dans ma musique.
Ça t’a apporté concrètement de faire de la musique si jeune?
Avoir eu cette passion très tôt, ça m’a… (Il hésite) C’est cliché de dire ça, mais ça m’a aidé à ne pas virer du mauvais côté en tant que jeune qui a grandi dans un quartier. Le rap m’a aidé à rester concentré sur une voie.
Justement, tu parles de ton quartier, tu as grandi au plan d’Aou, le même que les Psy4 de la Rime. Ils représentaient quoi pour toi ?
On peut dire que c’est une inspiration, pour les jeunes de mon quartier, mais pas seulement. C’est un modèle de réussite et une fierté de les voir réussir dans ce qu’ils ont entrepris. Ils ont réussi en partant de rien. On est Comoriens, on a vécu au même endroit, on fait du rap, on se connaît depuis longtemps, donc ça a créé un lien fort. Grâce à eux, on s’est dit que c’était possible de le faire.
Avec ton groupe Lygne 26, tu as eu l’occasion de faire des premières parties des Psy4, mais aussi de la Fonky Family. Tu te souviens de comment tu gérais la pression d’ouvrir pour des personnalités importantes du rap français ?
Tu te dis que c’est ta chance, le moment de te montrer et de prouver. Les projecteurs sont sur toi. Mais en même temps, c’est amusant, tu es en groupe, il fallait que ça reste un moment où l’on s’éclate. Les premières parties ça reste particulier parce que tu es dans un rôle de challenger. Ce n’est ni ton public, ni ton concert. Tu as peu de temps, il faut créer l’envie de s’intéresser à toi. Si tu arrives à le faire en t’amusant, tu as gagné.
Ton rapport à la scène a changé avec le temps ?
Pas vraiment. Je n’ai pas eu l’occasion de faire une tournée pour défendre l’un de mes projets. Donc, je joue lors d’évènements où ce n’est pas que mon public. Il faut toujours le gagner. J’aborde la scène en me disant qu’il y a forcément des gens qui ne connaissent pas encore ma musique. En plus de faire kiffer ceux qui connaissent déjà, si je ne gagne rien qu’un fan lors d’un concert, je ne suis pas venu pour rien.
Ce groupe Lygne26, tu l’as fondé avec deux amis d’enfance. Tu tires quels enseignements de cette expérience ?
L’expérience en groupe est très différente d’une carrière solo. Ça m’a appris à partager des tâches, faire des concessions. Ça m’a servi dans la vie, pas seulement dans la musique. Mais pour la partie créative, se mettre d’accord sur le choix d’une prod n’est pas toujours évident. On peut être deux à la kiffer, si le troisième n’est pas dedans, c’est délicat. Il risque de suivre pour faire plaisir. Sur le choix des thèmes également, tu exprimes des choses moins personnelles.
Le fait que le groupe n’ait pas eu de reconnaissance nationale, ça a été une frustration ?
Pas vraiment, on ne saura jamais puisqu’il y a l’un des membres qui a quitté le groupe. Il ne voulait plus faire de musique. Il n’avait plus la même passion qu’auparavant. À partir de là, on ne sait pas jusqu’où ce serait allé. Mais je n’ai pas de frustration, comme je t’ai dit, je suis plutôt du genre à aller de l’avant. J’apprends de ce qu’il m’arrive et j’avance.
Tu as beaucoup travaillé avec la nouvelle génération du rap marseillais, alors que tu rappes depuis assez longtemps. Je pense par exemple à Zamdane ou JMK$. Comment tu l’expliques ?
Je pense que ça va avec mon état d’esprit. À partir du moment où je suis quelqu’un qui regarde toujours devant, ça a du sens. Que ce soient ceux que tu as cités, un groupe comme Guapo Cartel et beaucoup d’autres ; ils représentent cette évolution, ils amènent quelque chose de frais dans la musique. J’ai toujours été dans l’optique de ramener de la fraîcheur dans le rap, pas me contenter de faire ce qui marche ou ce qui a été déjà fait.
Cette proximité avec cette génération s’entend dans ta musique, mais en même temps, tu as des références d’initiés. Par exemple, quand sur “QN Baby” tu dis “Nique les clones, X-Men, retour aux pyramides”, c’est des choses qu’on n’entend pas forcément chez ces rappeurs-là.
J’ai la chance d’avoir écouté du rap depuis longtemps, ça fait partie de ma culture. Si je peux parler à un public plus large grâce à ma proposition musicale et mon vécu, tant mieux. Après, je ne le calcule pas vraiment, je fais vraiment ce que j’aime et ce que je ressens sur le moment. Je ne me dis pas “Tiens, je vais écrire une réf qui va plaire aux puristes, tout en rappant sur un prod de Kosei”. Non, je le fais naturellement et ça donne ce que ça donne.
Ça a créé le ressenti que tu es un peu le pont entre ces générations, sans forcément le vouloir.
On peut dire ça. Après un pont, on marche dessus, moi, je ne veux pas qu’on me marche dessus, je veux marcher sur les autres (rires).
Quand on a créé le label, on s’est dit qu’il fallait faire de la musique sans concession.
Dans ton développement, c’est intéressant de voir que tu t’es fait connaître à un moment où tu avais déjà beaucoup d’expérience. Tu as eu le temps de parfaire ta formule. Ça change quelque chose de se faire connaître à ce stade de sa carrière ?
Artistiquement, pour moi, c’est plus facile dans le sens où je sais davantage ce que je veux et ne veux pas. C’est surtout pour le public où c’est plus difficile de m’identifier, de comprendre comment ça se fait qu’un rappeur arrivé à maturité ait de l’exposition seulement maintenant. Mais c’est aussi une question de timing, la musique que j’aime faire fonctionne mieux aujourd’hui. Rien n’arrive au hasard de toute façon. Si je n’ai pas été exposé plus tôt, c’est que je n’étais pas prêt. Par exemple, j’avais eu une proposition pour signer en maison de disques il y a quelques années. Ça ne s’est pas fait parce que je n’étais pas raccord avec leur vision de ma musique. C’est l’avantage de savoir ce qu’on ne veut pas.
C’était quoi la vision qu’ils avaient de ta musique ?
C’était de la pop urbaine, je n’en sais rien (rires). Je ne me suis jamais reconnu dans toutes ces appellations qu’on donne à la musique. Ce qui a changé vraiment les choses pour moi, c’est la rencontre avec les compositeurs qui m’ont proposé de la musique qui me parle, c’est là que je me suis dit que si ça me plaît, ça peut toucher d’autres personnes.
Malgré ta longévité, tu as finalement sorti peu de projets. Il y a eu des soucis de maisons de disques et de labels, mais pas seulement ?
Oui, c’est aussi par souci de proposer quelque chose qui me ressemble vraiment, avec lequel je suis totalement aligné. Je n’ai jamais voulu faire de concession. C’était sans doute plus dur de faire ça auparavant. Ça a donc pris un peu plus de temps. C’est parfois mieux que les choses se passent comme ça puisque si ça ne s’était pas mal déroulé avec mes anciens labels, je n’aurais certainement pas créé le mien en 2019. Ça m’a poussé à aller au bout de ma vision.
Créer un label, c’est une décision importante dans une carrière. Pourquoi tu l’as prise ?
Justement par rapport à toutes les discussions que j’avais eues avec les équipes au sein des labels avec lesquels j’avais essayé de sortir de la musique. J’ai toujours fait ça par passion, en indépendant. On s’est toujours débrouillé pour faire des clips, aller en studio, faire des sons. Quand on a créé le label, parce qu’on l’a fait à deux, c’était suite à une discussion où on s’est dit qu’il fallait faire de la musique sans concession.
Au quotidien, ça a changé quoi dans ta vie ?
Aujourd’hui, j’ai plus seulement la casquette de rappeur. Gérer un label, c’est tout un taf. J’ai appris et j’apprends quotidiennement un autre métier. Mais c’est kiffant d’être du début à la fin sur la chaîne de production. Ce n’est pas facile de gérer un label indépendant, mais on fait ce qu’on aime, donc ça n’a pas de prix.
Depuis 2020, ta carrière a pris une nouvelle dynamique, avec notamment la sortie de l’EP Base 015. Qu’est-ce qu’il s’est passé pour toi à ce moment ?
Je pense que c’est dans la continuité de la création du label. À partir de là on s’est dit qu’on allait aller au bout de notre vision, sans vraiment calculer le reste. On avait juste confiance en notre musique et en l’image qu’on voulait développer.
Sur ton nouveau projet HYPERLOOP, tu travailles avec JMK$ et La Fève. Ce sont les artistes qui te stimulent le plus dans la création musicale actuelle ?
Comme sur Mode Sport, tous les feats que j’ai invités, c’est des gens dont je kiffe la musique avant tout. Ensuite, humainement, il faut que le feeling passe très bien. C’est soit la miff, soit l’entourage assez proche. JMK$ et La Fève c’est des artistes que je trouve très forts, avec qui j’ai déjà collaboré. Le morceau “GIGI” j’avais déjà la prod, on avait fait le feat avec JMK$ et il manquait le refrain. J’ai pensé à La Fève, je l’ai appelé, il est venu directement et on a tué ça ensemble.
Tu parles d’affinité sur tes feats, ça fait écho à la phrase sur “Fela Kuti”…
(Il coupe) “Si t’es pas le sang, c’est impossible qu’on feat !” C’est l’état d’esprit. Mais c’est juste dans le délire du rap, de la punchline, ça ne veut pas dire que je suis fermé à d’autres artistes. Drake, c’est pas le sang, mais je ne refuserais pas. Et encore, ce n’est pas loin de devenir le sang (rires).
Le plus gros artiste que tu as invité jusqu’à maintenant, c’est Alonzo. Comment t’abordais le fait de collaborer avec un pilier du rap français ?
Je mettais la musique au centre de la collaboration, avant même toute considération stratégique. Quand je pense à Alonzo et que je lui propose la prod de “Paris Dakar”, c’est parce que je sais qu’il est capable de jump sur ce genre de prods, que les gens n’ont pas l’habitude de l’entendre sur ce type de musicalité. J’y vais avec la confiance du résultat final, sans être sûr que l’artiste en face va kiffer. Alonzo a joué le jeu à fond, jusque dans ce clip. J’en suis très fier.
Il t’a beaucoup soutenu dans ta carrière, ça a été quelque chose d’important ?
Oui, évidemment, parce que c’est une légende. Je peux compter sur lui humainement. Mais je sais aussi qu’il le fait parce qu’il aime sincèrement ma musique. Ce n’est pas seulement car je suis un gars de son quartier, il y en a d’autres mecs de notre quartier qui rappent. Je me permets de le dire parce qu’il me l’a déjà dit, il kiffe ce que j’essaye de proposer.
Sur l’EP, on retrouve là aussi une nouvelle génération, celle des producteurs. On parle parfois de “New Wave” , que ce soit Lyele Gwapo, Kosei ou Demna. Tu as quel genre de relation créative avec eux ?
Lyele Gwapo, ça fait maintenant quelques années qu’on taffe ensemble. Il y a beaucoup d’échanges en dehors des studios, on parle souvent de nos inspirations. La création se fait en amont du studio. Kosei est de Marseille aussi, il était présent sur Mode Sport déjà. Il représente une nouvelle ère de la composition en France. Globalement, on écoute les mêmes choses, le feeling est fluide. Avant de travailler avec un beatmaker, tu parles avant toute chose de musique.
Tu leur fais des recommandations ou tu veux te faire surprendre ?
J’aime bien me faire surprendre. Faire une recommandation, c’est déjà le début de copier quelque chose. Même si la musique est une éternelle boucle où l’on s’inspire de choses passées, je n’aime pas trop les orienter. D’autant qu’à force de travailler ensemble, ils vont être force de proposition et me dire “Je vois bien ta voix, ton flow sur cette prod.”
Pour parler de ton univers visuel, le mot qui me vient en y pensant, c’est l’authenticité. Tu as envie de communiquer quoi à travers ton image et tes clips ?
Je ne sais pas si on peut faire exprès d’être authentique, mais ça fait plaisir que ça se sente. L’image, c’est comme la musique, il y a toujours moyen d’aller chercher quelque chose de plus fort. C’est mon ambition de me challenger à faire quelque chose de mieux à chaque fois. Ça me réussit parce qu’on parle beaucoup de mon image, mais je pense que je n’ai rien montré encore. On peut faire beaucoup plus.
Tu as évoqué Drake tout à l’heure, je voulais te parler d’OVO. T’as été égérie de la collection Printemps/Été 2021, la connexion s’est faite comment ?
(Il hésite) Les plugs ! (rires).
Je les veux bien les plugs…
… On ne peut pas tout dévoiler En vrai, la connexion s’est faite grâce à ma proximité avec la scène londonienne. Des gars comme Clint de Corteiz ou Lucien Clarke ont pas mal partagé ma musique. Un mec de mon équipe vit à Londres aussi. Du coup, c’est arrivé dans les oreilles d’Oliver El-Khatib, le PDG d’OVO. Aujourd’hui, il n’y a plus trop de frontières dans cette culture. Les Anglais nous écoutent, on les écoute. Les Américains regardent de plus en plus ce qu’il se passe en France. C’est aussi une question de timing, à ce moment, je représentais un personnage qui collait bien à leur vision de la marque.
Justement, tu parles d’Oliver El-Khatib, qui t’a également diffusé sur la radio OVO. Il avait passé le morceau “Les Affreux”. Tu as développé une relation avec eux ?
C’est une question d’étoiles qui s’alignent. Après la campagne, j’ai sorti ce son, du coup les projecteurs étaient sur ma musique. C’est honorable de leur part de pas juste “profiter” de la campagne sans regarder ce que tu fais ensuite. Je trouve que c’est cool de leur part d’avoir gardé ce côté humain, s’intéresser à ce que font les nouveaux artistes. C’était une belle exposition. Olivier est très intéressé par la scène européenne.
Sur “Train de vie”, tu dis que Virgil Abloh s’est abonné. Déjà, c’est un joli flex. C’est quelqu’un qui a compté pour toi en terme d’inspiration ?
Oui et vraiment pas que pour moi. C’est une inspiration pour pas mal de monde, pour notre génération et notre culture. C’est fort ce qu’il a accompli et ça va rester graver longtemps. J’ai eu l’occasion de discuter avec lui par messages. Ensuite, j’ai pu le rencontrer sur le dernier défilé qu’il a fait pour Louis Vuitton.
Ça t’a marqué ?
Forcément, ce n’est pas anodin. C’est la preuve qu’on peut faire de grandes choses tout en restant humain, en gardant les pieds sur Terre. La connexion Virgil Abloh/S.Téban n’est pas évidente, peu de gens l’imaginent. Il a prouvé dans beaucoup de ses actions qu’il aimait profondément la culture. Il était grand et authentique.
La mode, c’est un milieu qui t’intrigue ou t’intéresse ?
Qui m’intrigue non, mais qui m’intéresse oui. Je kiffe la haute-couture et les belles pièces, mais je ne sais pas si ça m’intéresserait d’y travailler. Je reste concentré sur la musique, mais avec l’importance qu’a pris l’image, c’est un aspect qui rentre en compte dans le travail. Tout est lié aujourd’hui, ton image peut inspirer les créatifs qui travaillent avec toi pour t’emmener dans une direction plus ambitieuse. Ce sont des milieux qui se nourrissent les uns des autres.
Vu ton attrait pour la mode, tu te vois imagines défiler à terme ?
J’aimerais bien si l’opportunité se présente et qu’elle a du sens, mais ce n’est pas un objectif. Pour l’instant mes objectifs ne sont que dans la musique.