Ce mardi 14 février, le monde fêtait l’amour et Louis Vuitton une arrivée. Pharrell Williams, gourou touche-à-tout, prenait officiellement les rênes de la ligne Homme de la Maison. Une nomination surprise, témoin de la mutation du rôle de directeur créatif dans l’industrie.
“Une tête chercheuse supra-informée, connectée et inspirée”
Sur les réseaux sociaux, deux pensées en noir et blanc se confrontent. On applaudit la décision comme on s’en outre. Pharrell est hors sérail. Au même titre que Virgil Abloh, il ne s’inscrit pas dans la lignée des grands couturiers. Ne croque pas les silhouettes, ne sculpte pas les tissus. Du grain à moudre pour qui questionne sa légitimité. En vérité, le métier de directeur créatif a mué, s’est complexifié. Ses contours débordent et se réinventent, excèdent la dimension technique. Une formation traditionnelle en stylisme n’est plus un pré-requis.
Au micro de France Inter, il y a quelques mois, Simon Porte Jacquemus assumait ne pas manier le crayon : « Un créateur ne dessine pas forcément. En début de saison, moi j’envoie des concepts, des images de films, des titres, des mots, des sensations… C’est un PDF imaginons de 30 pages, très précis, pour donner un goût, pour donner une histoire à ce prochain film, avec un titre. Les gens [de mon équipe], à partir de ça, font des propositions et créent. Et ensuite naît une collection. »
Le directeur artistique contemporain est chef d’orchestre. Il donne le ton, la pulsation. Chapeaute, harmonise. La vision, l’univers et les thèmes des collections, mais aussi l’image et la communication.
Dans un article titré « How Does a Brand Like Louis Vuitton Choose a New Designer? », Business of Fashion pose : « Les grandes marques avec des équipes de studio importantes sont souvent moins intéressées par des techniciens du design que par ceux qui excellent dans la vision et la communication de marque. » Savoir humer l’air du temps, définir un monde, mettre en scène.
Contrairement à Chanel, Dior ou Saint Laurent, Louis Vuitton n’a pas éclos dans la couture. La mode s’est invitée chez le maroquinier en 1998, avec Marc Jacobs, à travers le prêt-à-porter. Dans ce domaine, la Maison n’a aucun héritage à perpétuer. Le luxe est un marché complexe, porté par des acteurs aux histoires, aux identités et aux aspirations différentes. Louis Vuitton, elle, avait besoin d’un curateur plus que d’un designer. Une tête chercheuse supra-informée, connectée, inspirée. Sans savoir-faire mais pleine d’idées.
Pharrell a le sens du marketing, de l’audace et de la créativité. Une culture sans borne, un réseau ronflant. Du goût, un œil, du flair. Il crée les tendances, plus qu’il ne les éponge. La chemise bûcheron nouée autour de la taille, c’est lui. La redéfinition de la silhouette des rappeurs, plus cintrée et composite, aussi. « Il n’y aurait pas eu de moi, pas d’A$AP, sans Pharrell » concédait Kanye « Ye » West sur la scène des CFDA Awards 2015, au moment de remettre à Skateboard P son prix d’icône mode de l’année.
“Toucher à tout, penser hors cadre, avoir mille talents”
« La mode est aujourd’hui une plateforme et LV est en train de devenir une grande maison médiatique. » Les mots tweetés de Yoon Ambush disent tout de l’évolution de l’industrie. On cherche, de plus en plus, à transcender le cœur de son activité, pour bâtir un imaginaire et un écosystème complets.
Louis Vuitton s’exprime à travers la bagagerie et différentes catégories de produits mode, mais aussi le parfum, les livres et la papeterie, les jeux, les équipements sportifs, le mobilier et les accessoires de maison, des espaces d’exposition et une fondation. Elle multiplie les dialogues créatifs avec des artistes, à travers des collections capsules, des installations en boutique ou des performances musicales lors de ses défilés.
Les directeurs artistiques doivent toucher à tout, penser hors cadre, avoir mille talents.
« Pharrell est un visionnaire dont les univers créatifs s’étendent de la musique à l’art et à la mode – s’établissant comme une icône culturelle universelle au cours des vingt dernières années » salue Louis Vuitton dans son communiqué d’annonce. « Son habilité à s’affranchir des frontières entre les différents univers qu’il explore s’inscrit tout naturellement avec la dimension culturelle de Louis Vuitton, renforçant ses valeurs d’innovation, d’esprit pionnier et d’entrepreneuriat. » On répète « culturel.elle » deux fois, pour bien ancrer l’intention.
Musicien prodige et faiseur de tubes qui campent les têtes, Pharrell est aussi entrepreneur, philanthrope, concepteur d’idées, apôtre du style, collectionneur d’art, commissaire d’exposition. Comme Abloh, il refuse les cases, réconcilie les genres et crée des ponts. L’artiste a mis sur pied les labels streetwear cultes Billionaire Boys Club et Ice Cream avec Nigo, l’acolyte de toujours, la ligne de soins Humanrace, l’association pour l’éducation Yellow, l’incubateur Black Ambition, le festival de musique Something In The Water ou encore le think tank I Am Other. Surtout, il empile les collaborations. Bijoux et lunettes de soleil pour Louis Vuitton. Mini collection de vêtements et d’accessoires pour Chanel. Sneakers pour adidas. Doudounes et solaires pour Moncler. T-shirts pour Uniqlo. Pochettes, sacs et foulards pour Moynat. Lunettes de soleil pour Tiffany & Co. Lignes éco-responsables pour G-Star Raw. Parfum avec Comme des Garçons. Hôtels avec David Grutman. Macarons pour Ladurée. Sculpture avec Takashi Murakami. Chaises et vélo avec Domeau & Pérès. Expositions avec la Galerie Perrotin.
Pharrell a un parcours pluriel, un savoir mosaïque, une vision transversale. Son langage éclectique touche un public d’âges, d’origines, de styles et de goûts différents. Grâce à lui, Vuitton espère prendre une nouvelle dimension. Dans son nouveau rôle, Pharrell aussi.
“Le directeur créatif est la figure visuelle, le visage d’une Maison”
Le directeur créatif est la figure visuelle, le visage d’une Maison. Sa marque personnelle, soit l’image qu’il projette, compte à l’égal de ses aptitudes. Numéro un mondial de la mode de luxe, selon Brand Finance, Louis Vuitton a trouvé, là, un ambassadeur à sa (dé)mesure. Une superstar, une idole pop, à l’audience XXL. Des airs d’opération RP. « Ça envoie comme message que le bruit [médiatique], la hype, l’énergie, sont plus importants que le cœur de cette industrie, les vêtements et les collections. » siffle le consultant mode Joseph Keeper auprès de Vogue Business.
En France, d’après Businesscoot, le marché du prêt-à-porter féminin représente le double du masculin. Moins porteuses, les collections Homme sont aussi, généralement, moins variées, moins spectaculaires, moins attendues. Chez Vuitton, alors que la ligne féminine, locomotive de la Maison, est pilotée par un directeur artistique traditionnel, on préfère, pour l’Homme, miser sur un « influenceur ». Les enjeux sont plus communicationnels que commerciaux. L’image prime sur le résultat. Paraître frais, dynamique, moderne. Capter l’attention, rallier la jeunesse.
Pharrell crée l’événement, de l’engouement digital et du dialogue viral à chacune de ses productions. Avec lui, Louis Vuitton s’assure une place permanente dans la lumière et les conversations.
L’artiste est aussi le porte-voix d’une culture née dans la rue, dont Louis Vuitton s’est emparée il y a plusieurs saisons. Dès 1996, la Maison faisait poser Grandmaster Flash, accroupi sur une boîte de rangement pour vinyles, pour une campagne anniversaire. Quelques années plus tard, Stephen Sprouse graffait une série de sacs et de malles. Puis des street artistes ont revisité des carrés de soie. Pharrell et Ye ont imaginé des capsules. Yasiin Bey a prêté son image pour des mini-films. Kim Jones, enfin, a façonné l’homme autour du streetwear. Offert une identité à une ligne qui, jusque-là, n’en avait pas. Point de départ d’une nouvelle esthétique, entérinée plus tard par Virgil Abloh. Avec Pharrell, Louis Vuitton poursuit le pari du hip-hop. Sa façon de rester cool et dans le vent. De se donner de l’attitude et du mordant.
Louis Vuitton Homme prend, au fond, le contrepied d’un tournant amorcé récemment : le retour au luxe classique et intemporel. Comme Burberry, Gucci ou Balenciaga. Le tapageur, l’effet, le flambant, passent doucement de mode. Dans quelques années, peut-être, la marque empruntera le même chemin.