Corteiz est né hors système, en 2017. Sur le canapé d’un appartement de Stamford Hill, borough londonien repoussé en bordure de ville. Clint a pensé sa marque comme on lève son troisième doigt. Par le peuple, pour le peuple. Pourtant, à chaque drop, c’est les mains vides que la plupart rentre chez soi. Corteiz fait dans la rareté. Avec des produits au compte-goutte, distribués dans un espace-temps réduit.
Un parfum d’exclusivité
Un jour de 1975, aux États-Unis, les psychologues Stephen Worchel et Jerry Lee mènent une expérience sur la préférence des consommateurs, autour d’un bocal de cookies. Les sujets de l’étude doivent, là, évaluer l’attrait, le goût et le prix des biscuits. Un premier groupe fait face à un bocal de dix cookies. Un second, de seulement deux. Sans surprise, les cookies moins nombreux, pourtant identiques, sont perçus comme plus alléchants et coûteux. Plus un produit est rare, plus il gagne en valeur et désirabilité. « Chaque fois que notre liberté de choix se trouve limitée ou menacée, nous y attachons soudain plus de prix, et nous estimons davantage les biens qui y sont liés » explique Robert Cialdini dans son livre Influence : la psychologie de la persuasion. Un principe au fondement de la « réactance psychologique », théorisée par Jack Brehm.
Chez Corteiz, les cookies prennent la forme de baskets, de t-shirts, de survêtements. Tous, sont proposés en quantité limitée. À défaut d’une rareté naturelle, liée aux composants des pièces ou à leur procédé de fabrication, la marque se donne de la rareté artificielle.
En janvier 2022, pour le Da Great Bolo Exchange, orchestré sur un parking de l’ouest londonien, Corteiz n’avait que 50 vestes à distribuer. En une poignée de minutes, une file interminable avait déjà pris forme. À l’arrière d’un camion, des doudounes The North Face, Moncler, Supreme ou Arc’teryx – de plus grande valeur réelle – s’échangeaient contre des modèles floqués de l’île d’Alcatraz – de plus grande valeur symbolique. Quelques mois plus tard, dans un stand éphémère au marché de Shepherd’s Bush, on pouvait acquérir des pantalons cargo Corteiz pour 99 centimes.
Le prix comme la qualité des produits du label importent peu. Leur grandeur tient à leur exclusivité. En possédant une pièce Corteiz rare, l’acheteur se démarque du commun et du vulgaire, s’élève au-dessus. Il se sent spécial, unique, privilégié. Posté sur les réseaux sociaux, son butin force le respect, l’admiration.
La quête des produits aussi, gonfle l’étoffe. Corteiz provoque et maintient la tension du désir par la réduction de leur diffusion, mais aussi l’instauration d’obstacles bridant leur accès. Une barrière logistique, d’abord. Se rendre dans une ville spécifique. Braver la foule. Suivre un jeu de piste, généralement via des coordonnées GPS. Une barrière temporelle, ensuite. Patienter plusieurs heures. Sans jamais se décourager. Corteiz conçoit ses créations comme des objets d’exception que l’on doit mériter. L’inaccessibilité nourrit l’attraction.
Pour être averti des sorties et accéder aux produits, il faut faire partie de la communauté.
Sur Instagram, le compte de Corteiz est privé. Au départ, il était même caché. On devait connaître quelqu’un qui le suivait pour le trouver. Le site, lui, est protégé par un mot de passe, communiqué par une newsletter.
Corteiz est une marque d’initiés. Les fans se sentent appartenir à un club fermé. Des uniformes, les vêtements griffés, un symbole visuel, l’île d’Alcatraz, un mantra, « Rule the world », puis des valeurs communes, l’authenticité, l’anticonformisme et la liberté, comme signes de ralliement.
Mi-avril, sur son e-shop, Corteiz avait tenté l’accès libre à sa dernière collection. Plusieurs jours après leur mise en ligne, les pièces étaient encore disponibles, quand, d’ordinaire, elles s’écoulent le temps d’une respiration. L’altération du sentiment d’exclusivité a-t-elle désincité la consommation ? Depuis, l’entrée du site a été reverrouillée.
L’urgence de consommer
« Le drop repose sur une stratégie de pression temporelle », commente Sandrine Heitz-Spahn, maître de conférences en science de gestion à l’université de Lorraine, auprès de Libération. « Saisi par une sensation d’urgence, le client achète un produit sans en avoir besoin. C’est ainsi que l’on crée de la surconsommation.»
Le caractère éphémère et la pénurie organisée accélèrent la prise de décision, encouragent un achat immédiat.
Chez Corteiz, les rendez-vous physiques sont révélés sur le fil, comme pour raccourcir le temps de réflexion. Il faut de l’impulsif, de l’irraisonné. En situation de rareté, la vision est brouillée.
La marque capitalise sur le FOMO (Fear Of Missing Out), cette peur de rater quelque chose. Elle fait naître un besoin d’acheter là, tout de suite, au risque de passer à côté. Maintenant sinon jamais.
Les images de foule et d’embrasement, documentées et diffusées par la communauté elle-même, favorisent l’effervescence autour de chaque nouveau drop. Elles précipitent les clients, angoissés par l’idée d’une perte potentielle, à se rendre sur les lieux au plus tôt. Un retard peut être fatal. « Premier arrivé, premier servi » alerte Corteiz sur les réseaux sociaux. La crainte de se faire doubler par un rival presse davantage.
Là encore, l’expérience des cookies éclaire. Dans un second temps, l’un des psychologues était venu retirer huit biscuits du bocal plein, sous prétexte de les apporter à un autre groupe, dans la pièce voisine. Soudainement limités et convoités, les cookies devenaient instantanément plus séduisants. Cialdini : « Non seulement nous désirons davantage un article quand il est rare, mais nous le désirons particulièrement quand nous sommes en situation de compétition. »
Le 12 avril dernier, à Paris, pour le drop de ses Nike Air Max 95 « Les Bleues », Corteiz avait prévu 600 paires pour des milliers d’âmes. Fureur concurrentielle, impatiente, exaspérée. Ça s’était laissé agripper par la fièvre ambiante, emporter par la course effrénée, submergé par la frustration. Les stores de la boutique avaient été forcés, des bagarres avaient éclaté.
La stratégie de la rareté a ses limites. Elle nécessite d’anticiper les déceptions et les débordements, de prévoir un système de sécurité et d’encadrement.
Il y a deux étés, à Los Angeles, Jayren Bradford, un vendeur de Shoe Palace, avait été tué à bout portant, un jour de raffle pour des Nike Dunk Low. La mère de la victime avait porté plainte contre Nike, révoltée par le déséquilibre « forte demande/volumes limités, destiné à créer en permanence de la désirabilité. » Qui blâmer, en réalité ? Les clients ? Les marques ? Les médias ? La société ? Chacun, probablement, tient sa part de responsabilité.