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Photo : GQ

Rap américain, le creux de la vague ?

Cela fait des années que les discours pointent vers une hégémonie totale. Des années qu’à chaque mois de décembre, au moment où des médias classent les genres les plus écoutés, en Amérique du Nord et en France, le rap occupe les sommets. On dirait presque qu’il est indétrônable, bien installé sur un trône depuis lequel il toise ce qui frémit en contrebas. Et pourtant.

Répétitions

Le 12 juin dernier, le média Billboard annonce qu’en 2023, aucune chanson associée au rap n’a été numéro un des charts aux États-Unis. Le constat a l’air implacable, et l’annonce a fait son effet. Lassitude ? Manque de créativité ? Report de l’attention vers d’autres genres ? Superstars manquant à l’appel ? Les raisons sont multiples, les constats, aussi. Le média Billboard, dans un article analysant les causes de ce semblant de déclin, désigne, entre autres, les décès et déboires judiciaires de rappeurs comme responsables. L’argument a du sens si l’on considère qu’un séjour derrière les barreaux éloigne les artistes des studios, mais paraît bancal d’un point de vue strictement commercial : les tragédies ont cela de malsain qu’elles font vendre. La réalité est ailleurs. 

Au mois de mai, Lil Durk dévoile son huitième album, Almost Healed. Troisième meilleure vente de la semaine au Billboard, il est, en termes de classement, une des sorties les plus populaires de l’année, après Hope du rappeur NF – deuxième de sa semaine – et Mansion Musik, de Trippie Red – troisième -. La performance commerciale de Lil Durk n’a que peu d’importance : c’est plutôt le contenu de l’album qui interpelle. Médias et auditeurs ne cachent pas leur manque d’enthousiasme à l’écoute des vingt-et-un titres du rappeur de Chicago. Ils paraissent, sans être de mauvaise facture, une redite des sept autres précédentes sorties d’un artiste qui s’est imposé comme un des portes drapeaux de ce rap au flow chantonné, replié sur ses tourments et habité par des tragédies. Et aux thèmes et mélodies répétitives, qui fleurissent sous les voix de dizaines d’artistes. Même constat pour Lil Baby, dont le It’s Only Me, quelques mois avant, souffrait des mêmes défauts. 

Lil Durk, Almost Healed
Lil Durk, Almost Healed

Alors que Travis Scott se fait attendre, que J. Cole peine à sortir un album définitif, que Young Thug risque d’être enfermé pendant de longues années, et que Lil Wayne et Nicki Minaj n’ont plus la même aura, il semble que les principaux vendeurs de la fin des années deux mille/début des années deux mille dix, aient perdu de leur superbe. Difficile, aujourd’hui, de désigner un artiste au potentiel commercial indéniable, dans une industrie où cohabite une multitude de leaders, productifs jusqu’à l’overdose – YoungBoy Never Broke Again – et qui divisent un public toujours plus nombreux mais aux envies diverses. 

Kendrick Lamar lui-même, un artiste qui semblait, jusqu’à présent, faire l’unanimité, a essuyé son lot de critiques après la sortie en 2022 de Mr. Morale & The Big Steppers. Qu’elles soient justifiées ou non n’est pas le sujet : pour la première fois de sa carrière, l’enfant de Compton est bousculé de son piédestal. Future avait lui aussi déçu avec I Never Liked You en avril de la même année. 

Ouvertures et richesses

Entre promesses non tenues, direction artistique qui interroge et créativité en berne, les têtes d’affiche de jadis voient le temps faire son effet. En 2023, ce sont SZA, une artiste RnB, et Morgan Wallen, un chanteur de country, qui dominent le Billboard américain de la tête et des épaules. 

Dans ce début de marasme, Drake semble être le seul dont la puissance de frappe commerciale ne s’érode pas. Sans doute parce qu’il est celui qui a le mieux compris comment capter les tendances et se les réapproprier. Drake vampirise tout, s’approprie des sonorités et des flows, avec un talent certain mais en diluant l’identité des artistes desquels il s’inspire. Lui-même ne s’en cache pas. Drake est malin : il calcule et évalue les potentiels. Flaire la bonne affaire et l’adapte à ses propres sensibilités. La mixtape More Life, en 2017, est le parfait exemple d’un esprit en recherche constante des nouvelles tendances, entre UK Drill, Afrobeat ou Dancehall. 

Comme s’il savait que le rap allait forcément se mettre en retrait au profit d’autres genres. C’était inévitable, et il est même étonnant que cela ne soit pas arrivé plus tôt, tant la toute-puissance des plateformes de streaming couplée à la démocratisation des outils de composition et d’enregistrement ont fait voler en éclat toute notion de frontière. Derrière le rap et ses nuances, d’autres genres et artistes aiguisaient leurs lames, et il n’était qu’une question de temps avant que les habitudes d’écoute ne se dispersent. Elles l’ont toujours fait. Le Blues a créé mille merveilles, avant que le Rock ne le prolonge. La Soul a dominé, avant que le Funk, puis le Disco ne mènent la danse. Aucun genre n’a disparu, il a simplement dégagé un peu de place aux autres ; la diversité ne pouvait être que source de richesse. Demandez à Lil Uzi Vert. 

Les émergences de Tems, Davido, Burna Boy et de Wizkid, associés à la scène nigérianne, mais aussi de Bad Bunny, du côté de Porto Rico, reportent l’attention vers des artistes dont une partie de l’identité repose sur des influences rap, mais pour qui le genre est un ornement, voire un détail. Et qu’importe si leurs textes ne sont parfois pas chantés ou rappés en anglais : les rythmes emportent tout, et à la faveur de quelques chansons qui fleurent les douces soirées estivales, ils tapent sur l’épaule du rap pour signaler leur présence.

Le genre serait-il alors arrivé en bout de cycle, condamné à ne plus réussir à se placer au-devant des tendances ? Ou à ne vivre que sur des succès passés ? Rien de tout ça. 

Dans le rétro

Le rap fonctionne par cycles. L’exemple français est révélateur : quand, au début des années 2000, la crise de l’industrie du disque frappe de plein fouet le rap français et voit des artistes évincés de leurs maisons de disques, les ventes s’effondrer et des carrières trébucher, le rap ne s’éteint pas. Il s’éloigne des sommets des classements, mais crée ses propres canaux de diffusion. Les mixtapes et street-CDs se multiplient, l’indépendance artistique et commerciale devient salvatrice, et sous l’égide d’artistes comme Alpha 5.20, le Ghetto Fabulous Gang, LIM et d’autres, le rap, à de rares exceptions près, se replie sur lui-même tout en trouvant des moyens d’exister. Comme s’il attendait son heure, tapi dans l’ombre, prêt à montrer les crocs si des opportunités commerciales pointaient le bout de leurs promesses. Dans cet intervalle, il est resté actif, foisonnant, et en 2023, c’est ce qu’il continue de faire. En France, les singles classés numéro 1 continuent de pleuvoir depuis le début de l’année : Zola, avec “Amber”, Maes avec “Galactic”, Hamza et Damso avec “Nocif”, PLK avec “Demain”, SDM avec “Bolide Allemand” et d’autres, règnent sur les classements français. Sans compter les albums entrés au sommet des ventes : ceux de Jul, de Niro, d’Hamza, de Zola, etc. Mais pour combien de temps ?

S’inquiéter de l’absence de numéros 1 au sein d’un genre musical revient à ne mesurer un succès qu’à des chiffres. S’oppose alors conceptions du parcours d’un artiste : est-il plus judicieux de placer des titres dans les cinq premières places des charts, ou de ne jamais s’approcher de ce semblant de Graal, tout en construisant une base de fans solides, qui remplissent des concerts et deviennent de meilleurs ambassadeurs que des auditeurs passifs ? Le succès a mille variables, et les médailles d’or sont forcément éphémères. 

En direct du sous-sol

Même si ce que l’on nomme, par mépris ou absence de terminologie convenable, “la scène underground”, a depuis toujours accouché de beaux succès, ce circuit prend de plus en plus d’ampleur : des artistes font le choix conscient d’évoluer à contre-courant des diktats de l’industrie du disque, en empruntant, comme il y a quelques années, la voie de l’indépendance. 

Récemment, l’émission Le Code Review s’emparait de ce sujet, en se demandant si le rap “mainstream” existait toujours et si oui, quels en étaient ses contours. Sandra Gomes, Raphaël Da Cruz et Mehdi Maïzi répondaient au rappeur Makala, archétype de ces artistes empruntant des chemins parallèles mais dont la réussite est symbolique. Il est probable que Makala n’ait jamais envisagé une place de numéro un comme une issue alléchante, et que le simple fait d’y penser reviendrait, pour lui, à se mettre dans la peau d’un artiste qu’il refuse d’incarner. Parce qu’il aurait l’impression de devoir se trahir, de moduler sa musique pour qu’elle se fonde dans un moule qui n’épousera jamais sa silhouette. Une démarche qui le rapproche du prospère et acclamé label Griselda, chantres du Rap indépendant aux Etats-Unis, dont les morceaux ne font pas trembler les charts mais suivent une philosophie dictée par l’indépendance et la liberté de créer ses propres chemins. 

L’absence de rap au sommet du Billboard est à ce titre, en réalité, un signe de bonne santé. Elle offre une chance de se recentrer, agit comme un rappel de la nécessité de se réinventer ou de prolonger l’existant. Elle prouve une nouvelle fois que l’attention doit être portée vers les scènes et artistes les moins exposés. Car sous les couches du Billboard ou des charts francophones, le rap bouillonne et se métamorphose. En France, en Belgique, en Suisse comme aux États-Unis, des artistes émergent et rebattent les cartes. Plug, DMV, Hyperpop… Les frontières se brouillent et les auditeurs se précipitent dans la brèche. Les artistes portant ces innovations existent dans un circuit plus confidentiel, pour le moment, que celui de la Trap ou de la Drill, pour ne citer que les sous-genres les plus identifiés de ces dernières années. 

Ils mélangent les genres et bousculent les habitudes, en diffusant à un rythme effréné des EPs, comme des shots d’énergie, servant des clients en quête de nouveautés. Les plus gros noms du circuit ne leur donnent pas ce qu’ils attendent, ou du moins, les auditeurs veulent systématiquement une entrée et un dessert en plus du plat principal. Dans leur sillage, les nombres d’écoutes de la même chanson ou du même album se diluent et le public se disperse. Friand de ces expérimentations ou hermétique, il se divise, se déchire, et, inévitablement, s’éloigne. Les scènes locales se renforcent, les sous-genres se scindent en d’autres sous-genres, attirant leurs lots d’adeptes et de détracteurs. Si le constat français, où le rap domine toujours les tops albums et singles, est différent de celui des Etats-Unis, chez nous comme ailleurs, le marché se fragmente de la même manière. Comme si l’offre augmentait plus rapidement que la demande. 

La définition même de ce qu’est le rap s’en retrouve bouleversée. Au sein de quelles frontières se situe-t-il ? Est-il devenu tellement riche que tenter de le restreindre est un non-sens ? 

S’interroger sur l’absence de numéro un au Billboard soulève une foule de questions, mais si, en surface, elle peut inquiéter, elle est avant tout révélatrice du solide état de santé d’un genre qui n’a jamais été aussi tentaculaire, riche, et, paradoxalement, populaire. 

Peut-être que, pour une fois, les chiffres mentent.