Travis Scott est une icône. De la musique et de la mode. Travis Scott est une superstar. Une figure fascinante à l’univers visuel baroque. Travis Scott est un homme torturé. Une âme complexe, dopée, à ses débuts, à des psychotropes créant des chansons aux contours flous. Travis Scott est un homme dont chaque geste est scruté, et dont l’album, le tant attendu et maintes fois annoncé Utopia, doit finir de l’imposer comme la force principale du circuit. À l’aube de son quatrième album solo, les questions sont plus nombreuses que les réponses. Se montrera-t-il à la hauteur de son influence ?
Chez les Webster, la musique résonne dans toutes les pièces. Le grand-père de Jacques Bermon Webster II était un jazzman, son oncle Travis, un bassiste, et son père, un artiste du circuit Soul et un batteur. Dès l’âge de trois ans, Travis se saisit de baguettes, les frappe sur une batterie et ne regarde plus en arrière. Mais sa famille ne veut pas le voir devenir artiste. Ils sont déjà passés par là, connaissent les épreuves que cela représente et à quel point réussir est une utopie. Son père rentre régulièrement dans sa chambre pour lui ordonner d’arrêter de triturer les machines sur lesquelles il se rêve en producteur de rap. Travis ne l’écoute pas. Et à force de travail, T.I, légende d’Atlanta, le repère et l’adoube. Première pierre d’un édifice en construction.
Travis vend des instrus, et son travail attire l’attention de Kanye West. La grande attraction commence, et les rails sont solides. Comme Kanye, Travis se rêve en hybride entre un beatmaker et un rappeur. Les sessions d’enregistrement de la compilation Cruel Summer puis de l’album Yeezus, en 2013, lui permettent de voir que l’horizon est dégagé. Elles lui prouvent surtout que les ruptures musicales sont possibles et qu’il ne doit écouter que ce que son instinct lui dicte. Toute sa carrière et tous ses albums sont le miroir de cette prise de conscience. Sur Yeezus, Kanye fait table rase du passé et Travis l’aide à renverser la table.
Dans les traces de Kanye
Il faut l’imaginer dans un coin du studio. Le menton haut, le regard concentré. Travis Scott observe, note, et se promet de se souvenir de tout lorsqu’il entrera en studio. Au moment d’enregistrer Rodeo, Travis fera appel à tout ce qu’il a appris pendant les sessions de Yeezus. Le moment est singulier : Travis s’est construit en partie sur le modèle de Kanye, pour ses textes mais aussi dans sa manière de se présenter au monde. Jamais où on l’attend, excentrique et calculateur, un pied dans la mode, l’autre écrasant des MPC. Une basket dans la classe moyenne de Houston, l’autre dans un ghetto de la ville, où vit sa grand-mère.
Le rap est, pour Travis, une évidence depuis qu’il a entendu Kid Cudi, mais le rock, le trip-hop, la musique électronique et ses dérivés lui servent aussi de patron. Portishead, Bjork et Coldplay lui montrent comment construire des refrains et des mélodies, et les Sex Pistols, groupe de punk rock britannique, avec leur musique plus sombre, plus chaotique et débridée, le fascinent. La filiation est évidente : en concert, Travis agit comme une rock star, se jetant dans la foule dans une débauche d’énergie parfois à la limite du supportable, martelant les mêmes chansons plusieurs fois de suite. Les t-shirts sont déchirés, les mosh pits s’enchaînent et le rappeur hurle dans son micro, jette la tête en arrière et s’improvise en punk rocker. Car sa réputation se construit aussi sur scène, à l’image des groupes de rock dont il s’inspire et revendique l’héritage. Kurt Cobain est un autre de ses modèles : Travis “La Flame” Scott se reconnaît dans ses démons, et alors que sa carrière l’amène à explorer le monde, l’enfant de Houston est, comme Kurt, replié sur des tourments et des addictions que la drogue n’atténue jamais totalement.
De Houston au sommet du monde
“I am everything except a rapper/Je suis tout sauf un rappeur” rappe-t-il sur “Apple Pie”, avant de le rabâcher “I’m Not A Rapper” sur “Escape Plan”. Une posture, qu’il revendique sur ses chansons et dans ses interviews. Comme une obsession, un rien agaçante, qui se traduit dans des albums où le rock déferle, et les textures sonores se mélangent à la faveur du psychédélisme. Travis Scott mélange tout, superpose les motifs mélodiques et tente de garder la tête hors de l’eau. Sa musique se pare de nuances, parfois métalliques, parfois plus mélodieuse, jamais apaisée. Et alors, les contraintes s’envolent. Comme les Sex Pistols, qui se fendaient d’une musique débridée, Travis Scott n’hésite pas à changer de beat en plein morceau – “SICKO MODE” -, ou à faire cohabiter le travail de plusieurs producteurs différents au sein d’une même chanson, comme sur “Mamacita”. Sur ce point, son influence est surestimée. Travis Scott n’a pas inventé le beat switch, loin de là.
Avant qu’il ne le fasse sur “Oh My Dis Side” ou “SICKO MODE”, The Roots l’avaient fait sur “Take It There”, Killer Mike sur “Don’t Die”, ou JAY-Z sur “A Million And One Questions / Rhyme No More”. Avec “Sicko Mode”, il emmène cet artifice instrumental vers des niveaux commerciaux jamais effleurés, et fait un hit d’un titre qui, grâce à sa construction audacieuse, n’est pas censé en être un. Il en profite pour glisser une référence à la riche tradition du rap de Houston, en conviant, pour une brève partie vocale, Big Hawk, un des fondateurs de la Screwed Up Click avec DJ Screw, l’inventeur du Chopped & Screw.
Elle est là, l’influence de Travis Scott, et une partie l’explication de son succès. Dans les références discrètes qu’il glisse çà et là, et cette confiance inébranlable en sa vision artistique, qu’il impose en dépit des modèles prédéfinis par l’industrie. En 2022, le média NPR souligne que “Sicko Mode” est le seul titre sorti sur la décennie 2010-2020 avec un changement de tonalité à être entré au sommet du Billboard. La performance est symbolique.
À l’instinct
Dans un article pour Mouv, le journaliste Raphael Da Cruz présente Travis Scott comme un chef d’orchestre. Plus que cela : il est un savant fou. Dont l’appétit pour l’exploration artistique frôle l’overdose – “Guidance” -, et dont les chansons fourmillent de détails – “Stop Trying To Be God”-. Seul compte le voyage. En cela, il prolonge le travail de Kanye West.
Car Travis vit dans un monde où l’imagination est débordante et où rien n’a de limites. Enfant, il se rend régulièrement dans un parc d’attractions, Astroworld, proche de chez lui, auquel il donnera le nom d’un de ses albums. Là-bas, Travis enchaîne les attractions, les montées d’adrénaline, et cela a sans doute une influence sur sa musique. Ses chansons partent dans toutes les directions, amorcent un virage à la manière d’une montagne russe, avant d’entamer une descente vertigineuse.
Pas étonnant : sa vie personnelle, au-delà des frasques associées à son succès récent, a elle-même été chaotique. Ses tentatives de décrocher un diplôme échouent, son déménagement à New-York pour vivre de sa musique tourne court, et ses parents lui coupent les vivres quand ils réalisent qu’il n’est pas à l’école. Dos au mur, il file à Los Angeles, loin de son Texas natal. De ce déracinement naît une volonté accrue de réussir, par tous les moyens possibles. À L.A, il travaille autant sur ses qualités de producteur que de rappeur. Cette partie de sa carrière est celle qui subit le plus de critiques. Les mêmes défauts ont d’ailleurs été associés à Kanye. Travis Scott se laisse facilement dominer par les rimeurs qu’il invite sur ses chansons – Kendrick Lamar, Future, ScHoolboy Q – et ses textes racontent peu de choses. Ou ne dévoilent presque rien de sa personne. L’armure est solide.
Mais s’il n’est pas le rappeur le plus talentueux du circuit, Travis Scott a du flair. Forcément : les savants fous tentent des choses, font des paris et laissent leur mélange son effet.
En 2013, sur sa première mixtape, Owl Pharaoh, Travis laissait le producteur Toro Y Moi s’exprimer sur une interlude d’une minute 40, “Chaz Interlude”, avant de l’inviter de nouveau sur “Flying High”, sur Rodeo. En permettant à Toro Y Moi de faire étalage de ses sons abstraits, à cheval entre la house, le rock, et des influences hip-hop, Travis Scott semblait vouloir montrer au monde, dès sa première sortie à exposition nationale, qu’il ne se laisserait limiter à rien. Plus tard, Tyler, The Creator invitera Toro Y Moi sur deux titres de Cherry Bomb, album expérimental s’il en est.
En 2014, alors qu’ils sont encore confinés au circuit des mixtapes, il met la lumière sur Rich Homie Quan, Young Thug et les Migos. Les artistes d’Atlanta prendront bientôt le monde par surprise et modèleront à leur manière le rap américain. Birds In The Trap Sing McKnight quant à lui, est autant une célébration des influences de Travis Scott – André 3000, Kid Cudi, The Weeknd -, qu’une mise en avant de talents en train d’éclore, ou qui connaissent tout juste leurs premiers succès. NAV, encore presque inconnu, y passe une tête, et 21 Savage, qui venait de dévoiler le premier Savage Mode avec Metro Boomin quelques mois plus tôt, se distingue sur “Outside”. Côté production, Murda Beatz est crédité de deux morceaux, au cours d’une année 2016 qui le voit prendre son envol pour devenir un des beatmakers les plus courus du circuit (Drake, Rick Ross, PartyNextDoor, French Montana,…) après avoir débuté sous l’égide des Migos. Tout comme Metro Boomin, en 2014 qui, sur trois pistes de Days Before Rodeo, lançait à grande échelle une carrière qui allait le consacrer comme un des artisans principaux du Rap américain. En 2019, Travis offre une rampe de lancement à Pop Smoke sur JackBoys, la compilation de son label Cactus Jack Records, alors que le rappeur de Brooklyn vient tout juste de dévoiler Meet the Woo et fait frémir la planète.
Bien dans son époque
Son instinct s’étend au-delà de la musique. Malin, Travis Scott a saisi les codes d’une génération biberonnée au streaming et à la culture internet. En investissant le domaine du streetwear, collaborant avec Nike sur des collections aussi célébrées que prisées, en prenant temporairement possession du jeu Fornite et en concevant une musique aux influences électroniques, il devient l’avatar du rappeur des années 2010-2020. Son univers visuel, où des influences de science-fiction se mêlent à celles des comics, le propulsent au rang des grands créatifs. Au point d’être nommé “personne la plus influente pour la jeunesse” en 2020, par le média Complex. Sa fondation Cactus Jack, dans laquelle il s’investit, notamment dans le domaine de l’éducation, lui permet de prendre le pouls de cette même génération et de l’accompagner. Dans le secteur du streewear, ses paires de Jordan 1 et de Dunk s’arrachent, et quand il porte un modèle de chaussure, la Newcastle SB Dunks par exemple, son prix monte de 40% dans les trois premières heures suivant la nouvelle, selon le site StockX. La “marque” Travis a infiltré bien des sphères, de la mode, jusqu’au cinéma, en passant par le luxe. Mattel, Nike, Sony et McDonald’s se sont offerts ses services. Partout, tout le temps.
En France, puisque les observateurs ont la comparaison facile, l’univers artistique de Laylow a souvent été rapproché de celui de Travis. Mais plus que de réelles références esthétiques, qui paraissent hasardeuses, c’est surtout au niveau de l’envie de construire un univers artistique cohérent, où tout, des clips, aux pochettes, des images à la musique sert une ligne directrice, que l’artiste toulousain se rapproche de son homologue texan. En envisageant la musique comme un des éléments d’une identité globale, et non pas comme un point plus important qu’un autre, Travis Scott prouve qu’il est possible d’être radical dans sa proposition artistique tout en connaissant un succès colossal. Ses ad-libs – “Goosebumps” -, cette manière de fractionner son couplet – “3500” -, de jouer sur les silences – “Beibs in the Trap” – ou d’étirer ses parties vocales en usant de l’autotune – “Way Back” : tout sera repris par ses contemporains. Au carrefour des styles, Travis sourit et se démultiplie pour emprunter tous les chemins.
Roller Coaster permanent
Écouter Travis Scott, c’est comme sortir de soi, accepter de se laisser dérouter et s’immerger dans un monde qui n’est pas tout à fait le nôtre. Peut-être est-ce pour cela qu’il emporte autant l’adhésion. Pas pour ses textes, qui ne disent pas grand-chose, ou pas assez. Pas pour sa proposition musicale, audacieuse et célébrée à juste titre, mais dont des traces ont été décelées ailleurs. Ni pour sa discographie, où les moments de grâce côtoient des redites de ce qui a été. Travis a d’ailleurs été l’objet de plusieurs accusations de plagiat : DJ Paul de Three Six Mafia l’a accusé d’avoir emprunté le refrain de “Tear Da Club Up” sur “No Bystanders”. Benjamin Lasnier, un artiste danois, l’a aussi accusé d’avoir volé un motif de guitare présent sur “Highest In The Room”, tandis qu’en 2014, un graphiste hollandais affirme que Scott a plagié une de ses illustrations pour la pochette de Days Before Rodeo. Entre autres affaires. De quoi bousculer son statut ?
Travis Scott est un personnage. Et les personnages sont attachants parce qu’ils n’incarnent qu’une partie de la réalité. Il se représente lui-même comme un jouet sur la pochette de Rodeo et dans le clip de “90210”. Il devient un super-héros sur “Highest In The Room”, entre en lévitation sur “Wake Up” et multiplie les effets spéciaux sur “Butterfly Effect”. Une version améliorée, plus audacieuse, plus puissante et indestructible de ce qui existe déjà ; comme si être simplement lui-même ne suffit pas. Travis Scott invite à rêver et son identité artistique est le reflet de ses aspirations.
Sans doute est-ce pour cela qu’il a appelé son prochain album Utopia, et a accompagné sa campagne promotionnelle d’une phrase résumant ses promesses : “L’utopie est l’endroit où vous vous trouvez”. Un endroit imaginaire où tout est parfait. Où l’exclusion sociale et le racisme n’existent plus, où la brutalité policière s’efface, où les concerts se déroulent sans accroc et n’envoient personne au cimetière. On dirait presque que Travis Scott a, plus que jamais, besoin de quitter sa planète. Il le faisait déjà dans les clips d’”Highest In The Room” ou “Stop Trying To Be God”, extraits de ses deux plus récentes sorties, où il évoluait dans un univers parallèle. La transition était amorcée.
Alors que sa carrière a manqué de dérailler après le fiasco du festival Astroworld et qu’une nouvelle affaire judiciaire, en mars de cette année, a fragilisé son image, Utopia devrait, devra, être l’album qui réinstalle Travis Scott aux sommets qu’il prétend mériter. Il devrait aussi dévoiler les fêlures d’un homme qui a construit une partie de sa carrière sur le chaos. Le chaos familial, le chaos sonore et le chaos esthétique. Et alors, l’image artificielle qu’il renvoie, cette stature d’homme à qui tout réussit, aux albums truffés d’effets sonores qui semblent parfois construits pour cacher les imperfections, se briserait. Travis Scott deviendrait un peu plus humain.
Utopia n’a pas d’autre choix que d’être plus grand que nature.