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“La Vie En Violet” d’Ateyaba, le monde se déchire 

C’était attendu et c’est arrivé. Le nouvel album d’Ateyaba a débarqué et le petit monde du rap français s’est déchiré. Le vendredi 14 juillet avait des allures de guerre nationale. De combat rangé entre deux clans, armés d’arguments parfois solides et de toute la mauvaise foi possible. Entre eux, il n’y avait rien d’autre qu’un champ de bataille : pas de juge de paix, pas d’arbitre, pas de règles ou de tentatives de réconciliation. La Vie En Violet libéré, les fans se sont engouffrés dans la brèche et ont montré une nouvelle fois à quel point le public est fragmenté. Mais aussi combien le rapport des auditeurs à la musique a changé. Un mal pour un bien ? 

À partir du 15 juin, le temps a défilé très vite. Au moyen d’un tweet sorti de nulle part, un mois après une série de déclarations transphobes, Ateyaba annonce La Vie En Violet. Et c’est comme si tout le monde, média comme public, devait immédiatement se mettre en ordre de marche. L’homme était attendu, son retour sera scruté. 

Avant même la sortie de l’album, plusieurs contenus sont dévoilés. Des Youtubeurs prennent la parole, puis des médias répliquent. La médiatisation se pense en amont. Il faut se positionner, au risque d’être laissés dans le rétroviseur. Faire une rétrospective de la carrière d’Ateyaba, des prédictions sur le disque à venir, n’importe quoi. Comme si les participants commençaient à trottiner trois jours avant le signal de départ, simplement pour être mieux échauffés que les concurrents. Quand la course commencera, il n’y a aura plus seulement des confrères avec qui jouer des coudes, mais une flopée d’auditeurs aux avis définitifs. Ne pas se laisser noyer tout en réaffirmant sa crédibilité devient aussi difficile que salvateur.

Postures ? 

À chaque fois qu’un album longtemps attendu d’une tête d’affiche pointe le bout de sa cover, c’est la même rengaine. Au matin de la sortie de La Vie en Violet, ce n’est déjà plus le contenu de l’album qui prime. Il fait l’objet de toutes les exagérations. Ce ne sont pas les performances d’Ateyaba qui sont discutées. Elles sont le sujet de toutes les hyperboles et des pires critiques. Ce qui compte, c’est de donner son avis. À tout prix et le plus vite possible. De se placer avant les autres. Encore plus quand les artistes, comme Ateyaba, comptent sur une base d’auditeurs fidèles. 

Peut-être davantage que sa musique, dont les nombreuses qualités ont longuement été célébrées, c’est toute la force du rappeur : celle d’avoir su fédérer autour d’une identité artistique qui sortait des sentiers battus du rap français. L’ex-Joke, avec son flow, le choix de ses instrumentaux, son attitude et ses références culturelles, a eu un impact évident sur le genre. Le fait est indiscutable. Mais dès 2012, écouter Ateyaba devenait pour certains une posture : ne pas l’apprécier était vivre dans le passé. C’était être presque inculte, face à une masse qui avait vu à quoi le futur allait ressembler. 

L’arrivée de La Vie En Violet, et la multitude de réactions enflammées – souvent, il faut l’avouer, divertissantes -, qu’il suscite, alimente cette scission entre ceux qui seraient en mesure d’être progressistes et ceux dont les aiguilles de la montre ne tourneraient plus. Et les fameux “vous comprendrez plus tard”, pleins d’arrogance et souvent sans fondement, fusent en reléguant “ceux qui ne comprennent pas” au rang d’ignares. Plus largement, les débats autour de la musique d’Ateyaba rappellent ceux qui agitent la communauté rap depuis des décennies, entre l’ancienne et la nouvelle génération, entre les “puristes”, terme qui n’a jamais voulu rien dire, et les plus “ouverts”, qualificatif sans substance. Comme si les deux ne pouvaient pas coexister, alors que cet équilibre permet à n’importe quel courant artistique de s’inscrire dans la durée. Reste à savoir où se situer entre ces deux mondes, ou bien de choisir de s’asseoir par terre plutôt que d’avoir le cul entre deux chaises. 

Réinvention

Quelques heures seulement après La Vie En Violet, des médias demandent à leurs lecteurs de livrer leur réaction à chaud, et certains auditeurs interpellent des journalistes qui tarderaient à donner leur avis. Se placer ou disparaître. Dans ce contexte, l’analyse de l’album – de n’importe quel album de ce type, en réalité – passe au second plan. Il y a aussi moins d’espace pour les contenus longs, pensés quelques semaines ou mois après la sortie. Ils seront considérés comme obsolètes. Les interviews ? Rébarbatives. 

Personne n’est responsable de cela, ni les journalistes, ni les médias, ni le public. Ce petit monde est victime, malgré lui, d’une industrie où la concurrence est chaque semaine plus accrue, et qui hisse des albums sur le devant de la scène pour les renvoyer en coulisses une semaine plus tard. Attendre, c’est se tirer une balle dans le pied. 

Cet état de fait n’est pas nouveau et a été longuement discuté, particulièrement dans le domaine du rap. Par des journalistes inquiets, à juste titre, et qui voient leur rôle d’analystes perdre de sa superbe. Par des auditeurs qui s’insurgent contre des prises de position hâtives et contraires à leur conception de la musique. Par les artistes eux-mêmes, qui voient une œuvre parfois conçue pendant des années être disséquée en quarante minutes. Mais peut-être n’est-ce pas une si mauvaise nouvelle que cela. Pas question de tomber dans les éternels “c’était mieux avant”. 

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Pour les journalistes, ces évolutions imposent de changer de fusil d’épaule. De sortir de la critique, qui a fait la pluie et le beau temps de la presse musicale pendant tant d’années, pour penser des contenus originaux, novateurs. Puisque plus personne ne semble intéressé à l’idée de lire une chronique, puisque les notations d’albums sont perçues comme archaïques, puisque de moins en moins d’artistes se prêtent au jeu de l’interview, que reste-t-il ? À la fois pas grand-chose et un monde à défricher. La matière est de plus en plus abondante. Les années défilent et apportent leur lot d’analyses possibles. Les ponts entre les genres et les époques sont plus faciles. Les artistes sont à portée de DM et les sources d’informations prolifèrent. Reste à trier le vrai du faux, le crédible du fantasmé : rien qu’un journaliste ne sait pas faire. 

Pour les auditeurs, ils permettent de confronter les points de vue et de devenir acteurs d’une sortie, au même titre et au même niveau que n’importe quelle personne. Et à la faveur de quelques tweets et d’un Thread bien mené, des avis sont diffusés massivement et alimentent les opinions. Surtout, et c’est sans doute la beauté et la limite de l’exercice, ils ramènent à une conception de la musique où tout est instinctif et rien n’a besoin d’être intellectualisé. Pas de calcul, de tentative d’explication : les émotions parlent et rien d’autre. Cela ne veut pas dire que les albums ne méritent pas d’écoutes plus poussées, loin de là. Simplement qu’il y a de l’intérêt dans l’aspect excessif d’une réaction à chaud, et qu’elle ne doit être ni balayée ni dénigrée. 

Dans le cas d’Ateyaba, il faudrait quelques semaines pour digérer le contenu de La Vie en Violet. Le comparer avec ses disques précédents, décrypter les références glissées dans ses chansons. Comprendre comment il s’inscrit dans une discographie souvent célébrée comme une de celles qui a eu le plus d’influence sur le rap francophone à partir de Kyoto. Évaluer si oui ou non, Ateyaba est toujours à l’avant-garde des tendances et expliquer pourquoi. Mettre cet album en parallèle avec d’autres sorties francophones et américaines, déceler des similitudes et des ruptures. Un travail de longue haleine, fastidieux, mais nécessaire. Un travail qui devra se laisser le temps, comme un moment a été laissé à tout ce que les réactions à chaud ont de précieux. 

Les deux peuvent, doivent, exister sur le même plan. Pour que l’Histoire s’archive de la bonne manière, avec toutes ses contradictions.