Dans la mythologie grecque, Sisyphe est symbole de la fatalité de l’effort répété : son châtiment consiste à pousser une pierre au sommet d’une montagne, avant qu’elle ne finisse irrémédiablement par retomber. Cette trajectoire faite des plus hauts sommets et de ses violentes retombées s’apparente aux récentes performances de Ciryl Gane à l’UFC. Le Français ne cesse de flirter avec les plus hautes sphères de l’organisation, sans pour autant obtenir le Graal que chaque combattant d’élite souhaite détenir : la ceinture de champion.
Cet objet noir et or, dont la production coûte 300 000 dollars par exemplaire, Ciryl l’a pourtant eu autour de ses larges hanches. C’était à Houston, un soir d’août 2021. Le pensionnaire du MMA Factory submerge Derrick Lewis avec une pluie de frappes et s’offre un succès inscrit dans la postérité des arts martiaux mixtes en France. Mais cette ceinture n’est pas le titre suprême. Il s’agit d’une récompense “intérimaire”, un titre de champion qui n’en est pas réellement un, en attendant que le véritable roi de la catégorie, à l’époque Francis Ngannou, se remette de ses blessures.
Tomber et se relever
Il faut alors unifier les deux titres, dans ce qui est devenu l’un des combats de MMA les plus médiatisés en France. Le scénario est parfait, de l’aveu même du coach Fernand Lopez. Et pour cause, deux anciens partenaires d’entraînement se font face pour le titre majeur des sports de combat, dans la catégorie reine des poids lourds. Mais telle la tragédie grecque de Sisyphe, la pierre retombe. Grâce à une lutte surpuissante, le Camerounais Ngannou bat son ancien comparse du MMA Factory, avant de claquer la porte de l’UFC pour des histoires de gros sous.
Le regard amer, Gane regarde la caméra et clame simplement : “Désolé“. Pour le Bon Gamin, il faut alors remonter la pente. Et c’est une première en MMA pour lui, qui n’a alors jamais goûté à l’amertume de la défaite dans ce sport. Pas le temps pour les regrets, l’ancien boxeur analyse froidement sa défaite et repart au combat. Le théâtre de son retour, neuf mois plus tard, ne peut pas être plus idyllique. Septembre 2022. Dans une Accor Arena chauffée à blanc, l’UFC réalise ses débuts dans l’Hexagone, après de longues années où le sport y était illégal. Ce soir-là, Gane fait face à Tai Tuivasa, un Australien de 118 kilos, ancien rugbyman, qui restait sur cinq victoires par KO.
“C’est ma meilleure expérience, le meilleur souvenir de ma carrière“, confesse Gane. Mis au tapis par une lourde frappe de Tuivasa, le Français puise dans ses ressources les plus profondes pour reprendre le dessus et l’emporter par TKO. Il triomphe dans l’adversité, porté par le soutien de 15 000 fans présents qui entonnent la Marseillaise. “C’était émouvant lorsque j’ai obtenu la ceinture contre Lewis, mais l’UFC Paris, c’était encore plus fort, c’était une union exceptionnelle avec le public. Beaucoup de fans m’ont dit que ça a été leur meilleur souvenir de sport avec France 98“, raconte-t-il.
Le poids lourd a pleinement vécu le patriotisme retentissant de l’Accor Arena : “J’ai entendu la Marseillaise parce que je suis détendu quand je combats. J’avais la lucidité de l’entendre, et de toute façon il fallait être sourd pour ne pas l’entendre. Même mon adversaire était impressionné par ce chant à l’unisson, qui a pris beaucoup de place dans la salle.” Le 3 septembre 2022, le pensionnaire du MMA Factory semble au sommet du monde, fierté de tout un peuple. Mais une fois encore, la pierre retombe.
Jones, l’obstacle insurmontable
Ngannou parti, l’UFC se cherche un nouveau champion poids lourd. Fort de sa victoire à Paris, Gane s’offre un cadeau empoisonné : accueillir Jon Jones dans la catégorie, après plus d’une décennie de domination écrasante en moins de 93kg. Considéré comme le plus grand combattant de l’histoire du sport, Jones ne rate pas son rendez-vous avec l’Histoire. En mars dernier, il n’aura fallu que deux petites minutes, une projection au sol, une guillotine pour que Gane soit vaincu avant même d’avoir pu s’exprimer dans l’Octogone. “Sportivement, on ne peut pas en tirer grand-chose. J’ai fait une erreur tactique et il a su saisir l’opportunité. Je peux faire mieux et j’aurais dû faire mieux. Ma performance contre Jones n’est pas représentative de l’adversité que j’aurais pu proposer“, raconte Gane avec amertume.
“Je ne pense qu’au combat. Lui, il joue à la console. Il s’en tape de gagner ou perdre. Il est juste content d’être là…”, dit Jon Jones en préambule de ce duel. Une phrase reprise par les détracteurs du Français, mais aussi par une partie de ses fans, logiquement déçus de la manière dont il a perdu. Il n’y a rien à analyser sportivement sur ce combat, alors les discours portent sur ce qui a longtemps façonné la cote de sympathie du Bon Gamin. On se moque alors de ses signes de cœur à la pesée, de son côté “pas assez méchant” ou “tueur“, pas assez “concentré” sur l’immensité de ce challenge. Le combattant découvre alors à ses dépens que le public français n’hésite pas à se retourner contre ses idoles.
“Il y a des reportages qui ont été faits sur la cruauté des messages que peuvent recevoir les sportifs après une défaite, mais il ne faut pas porter d’importance à ce genre de personnes, qui veulent juste diffuser leur haine, être méchant. Les réseaux font sortir la pire facette des gens. Mais ça n’est pas représentatif du soutien que j’ai dans mon pays, quand je me balade dans les rues de Paris ou n’importe où en France“, explique-t-il. S’il est évidemment marqué par cet épisode, sa réaction reste à son image. Tirer le positif et se concentrer dessus. Coûte que coûte, Gane fait toujours honneur à son surnom et ne cherche pas à se venger des détracteurs ou même de Jones. “L’idée d’une revanche ne me hante pas.”
Rédemption parisienne
Après une défaite humiliante, il n’est pas question de faire business as usual. Réputé pour ne pas s’entraîner en dehors des périodes de préparation de combat, Gane a fait son retour au MMA Factory seulement trois jours après sa défaite contre Jones. “Des choses ont changé sportivement. On est retourné très vite à l’entrainement et on a accentué le travail sur le sol et la lutte. Je veux appuyer sur l’importance d’en faire quotidiennement, que ça devienne instinctif“, détaille-t-il. “Le fait d’avoir perdu de cette manière, ça me donne faim pour la suite.“
La suite, la nouvelle montagne à franchir, se nomme Sergey Spivak, à l’occasion du retour de l’UFC à Paris. Méconnu du grand public, il a pourtant tout de l’adversaire coriace sur lequel on se casse les dents. “On a tout à gagner. Rien à perdre“, résume l’entraîneur de Spivak, conscient que Gane sera favori et à domicile. Ce Moldave qui approche des 120 kilos sur la balance grandit au cœur un quartier ravagé par la criminalité, dans un pays alors fraîchement indépendant, mais instable depuis la chute de l’URSS. Sauvé par le sambo, la boxe ou encore le judo, qu’il pratique depuis son enfance, Spivak n’est pourtant pas un combattant talentueux lorsqu’il débute. “Aucune aptitude ne laissait penser qu’il pourrait percer“, raconte son père. Un constat validé par le principal intéressé : “À mes débuts, je perdais tous mes combats. Ça a duré 7 ans.” Mais voilà, lorsque l’on n’a rien à perdre, on s’obstine. Acharné de travail, Spivak devient peu à peu un combattant établi à l’UFC, jusqu’à détenir aujourd’hui un palmarès de 16 victoires pour 3 défaites en MMA. “Parce qu’il n’a pas la hype, parce qu’il n’est pas spectaculaire, les gens le sous-estiment. Mais ce serait une grosse erreur. Je m’en fiche qu’il soit huitième du classement et moi deuxième. Ça ne veut rien dire, encore moins dans cette catégorie, où chaque coup peut finir en KO“, explique Ciryl Gane, sur son futur adversaire.
Le chemin emprunté par les deux hommes qui se feront face au centre de la cage de l’Accor Arena est en totale opposition. L’un commence le MMA à 24 ans et connaît une ascension fulgurante, grâce à des capacités d’apprentissage hors normes. L’autre représente l’acharnement d’un combattant sans talent, qui débute très jeune, pour devenir aujourd’hui un athlète respecté. Ce duel fascinant a un arrière-goût de rédemption pour Gane, tandis que pour Spivak, il est question de la plus belle opportunité de sa carrière.
Lorsqu’on lui parle du futur ou de l’héritage qu’il souhaite laisser, Ciryl botte en touche. Un brin carpe diem, il confesse “seulement penser au message [qu’il] véhicule actuellement, qui est que l’on peut faire les choses avec authenticité et simplicité, que l’on peut être un bon gamin.” En synthèse, le colosse se dit fier de montrer que “rester simple et toucher le haut niveau n’est pas incompatible.” L’humilité de son discours ne fait que renforcer la sympathie qu’il glane ces dernières années. Mais en MMA, la seule vérité est celle de l’Octogone. Ce samedi 2 septembre, lorsque la nuit sera couchée sur Bercy, les mots ne compteront plus. Seule la victoire pourra permettre au champion français de continuer à rêver des sommets.
Photos : Félix Devaux
Interview : Corentin Saguez
Direction artistique : Naël Gadacha & Iris Gonzales
Colorimétrie : Moïse Luzolo
Graphisme : Noémi Bonzi & Naël Gadacha