Cheveux décolorés, TN aux pieds et Grillz dorés… C’est ainsi que nous a accueilli Sofiane Pamart, lorsque nous l’avons rencontré quelques jours avant la sortie de son 3e album Noche. Loin des clichés de la musique classique, le pianiste pourrait facilement se faire passer pour un rappeur, tant il a épousé cette culture. Une culture dans laquelle il baigne depuis l’enfance.
Et si tout semble opposer sa formation de pianiste classique, débutée sur les bancs du conservatoire, avec sa passion pour le rap, Sofiane Pamart joint les deux sans effort alliant ainsi la rigueur et l’exigence du classique avec la spontanéité et le cœur du rap. De Dinos à Isha en passant par Laylow, le pianiste a ainsi pu collaborer avec une multitude d’artistes tout en développant sa carrière personnelle avec des albums de piano. Entre les singles d’or de ses collaborations, il accumule également deux disques d’or pour ses premiers albums, Planet et Letter. Désormais reconnu, même à l’international, le pianiste a choisi un thème universel : la nuit. Si elles peuvent être à la fois intimes et festives, moments de lâcher prise ou de réflexion intense, de froid ou de chaleur, les nuits sont surtout personnelles et propres à chacun. En nous racontant les siennes, c’est une partie de lui que Sofiane Pamart tente de nous livrer avec Noche.
Pour Views, il revient sur la conception de cet album et surtout sur son amour presque contradictoire du rap et du classique.
Tu as appelé l’album Noche. Qu’est-ce que ça représente pour toi la nuit ? Et pourquoi tu as choisi ce thème pour ton troisième album ?
À chaque album, j’essaie d’avoir une thématique différente qui va stimuler toutes mes compositions. Avec le premier, j’ai essayé de peindre des paysages comme s’il fallait que j’immortalise tout ce que j’ai vu autour de moi avec mon piano. Pour le deuxième, j’avais plus envie de me tourner vers le public, qui est très important pour moi. Pour le troisième, je suis arrivé dans un nouveau cycle de vie. J’avais envie de me livrer un peu plus intimement et la nuit, c’est le moment où mes émotions les plus intimes sont aussi les plus exacerbées. Donc je me suis dit que faire un album sur l’univers de la nuit, c’était la meilleure manière de livrer mes secrets, d’aller un peu plus loin dans l’intimité tout en gardant un peu de mystère, parce que ça reste du piano. Je n’ai pas besoin de révéler toutes mes pensées, les titres sont une suggestion et le reste, je le garde pour moi. Le reste, je le raconte uniquement en musique, il faut le deviner.
Le rap a défini mon identité en tant que personne et le piano a défini mon identité musicale.
C’est vrai que dans la nuit il y a quelque chose de très personnel, c’est le moment où on a de grosses réflexions, c’est le moment où on va se lâcher, faire la fête, c’est aussi le moment de retrouver sa compagne ou son compagnon. Et ce besoin d’aller plus loin dans le personnel, d’arriver à se livrer, on le retrouve pas mal dans le rap. Pour toi, c’est en quelque sorte la même chose mais avec le piano ?
Oui carrément. Mais je pense qu’artiste ou pas, on est tous plus sentimental la nuit. On se met en colère plus facilement, on va être triste, avoir du spleen plus facilement… Alors que la lumière du jour efface ces sentiments plus rapidement. La nuit, elle garde les sentiments, elle les rend plus intenses, plus importants. Et ça, c’est une inspiration que je retrouve beaucoup avec les rappeurs : la plupart du temps, on se retrouve la nuit pour créer. Bon, de temps en temps, on fait des sons solaires en pleine après-midi mais la plupart du temps la nuit nous appartient. C’est à ce moment-là qu’on arrive le mieux à se livrer. Même seul, je ne compose quasiment que la nuit et assez logiquement, j’ai tout fait en pleine nuit pour Noche.
Cet album, tu l’as composé en Amérique Latine, pourquoi ? Qu’est-ce qu’elles ont de particulier les nuits dans cette région du monde ?
Quand on est loin de son pays, loin de ses repères, on est aux aguets. Ça stimule la curiosité parce que tu sors de ton environnement et tu fais beaucoup plus attention à ce qui t’entoure. Tes sens sont plus affûtés par tout ce que tu ressens. Ça peut être des odeurs, des sons, un type de lumière. Et tout ça, le fait d’être dans l’inconnu, d’être dans cette découverte, ça m’aide beaucoup à être créatif parce que je sors de ma zone de confort. Les nuits en Amérique latine, c’est un moment que j’adore parce qu’elles ont cette chaleur, cette énergie, il s’y passe beaucoup de choses. Ce n’est pas comme la nuit dans d’autres régions du monde, où finalement ce n’est pas la même signification. Les nuits d’ailleurs racontent autre chose.
Cette nuit d’Amérique Latine, c’est celle qui te correspond le mieux finalement ?
En ce moment, oui. Après, ce que j’aime c’est chercher des régions du monde qui correspondent aux stades dans lesquels j’arrive dans ma vie actuelle. Là, c’était vraiment l’Amérique latine. Mais le deuxième album, je l’ai fait en Asie, avec un rapport aux gens, à la culture qui est très différent, même quasiment opposé à ce que j’ai vécu en Amérique latine. Pour Noche, je suis arrivé à un moment de ma vie où j’avais envie de chaleur, de rapports plus passionnels, plus intenses avec les gens et la culture. Il y a une manière aussi de surmonter des drames qui est très différente par rapport à d’autres cultures dans ces pays : on vit avec. Le nombre de folies qui se sont passées dans les familles des gens que j’ai rencontrés durant ce voyage… C’est vraiment impressionnant leur capacité à passer au-dessus des drames, mais dans la joie, dans la festivité, alors que beaucoup d’entre eux portent des fardeaux très lourds. C’est quelque chose que j’ai trouvé inspirant et que j’avais envie d’aller chercher.
Ça veut dire que tu as fait beaucoup de rencontres là-bas ? Globalement comment s’est déroulé le voyage ?
Contrairement à ce que j’ai fait sur Planet où j’étais parti faire le tour du monde pour chercher l’inspiration, uniquement pour la composition, cette année, c’était singulier, je faisais une tournée dans 6 pays différents en Amérique latine. Et je me suis dit que j’allais greffer mon album en même temps que la tournée. Ça me faisait un programme assez intense, mais par contre, la tournée amplifie les rencontres, avec tous les concerts, les déplacements etc. Et les gens m’ont beaucoup inspiré là-bas parce qu’ils me racontaient leur histoire, on a eu des moments de partages avec leur vision du monde, la mienne, l’expérience de vie qu’ils ont eux… Et j’ai cherché à attraper tout ça chaque nuit. Après les concerts, après les rencontres, je ne dormais pas. J’avais mon piano dans chacune de mes chambres d’hôtel. Chaque soir, j’essayais de raconter à mon piano ce que j’étais en train de vivre, un peu comme un journal intime ou un carnet de bord de voyageur.
Justement, j’ai l’impression que le piano pour toi, c’est une façon de voyager aussi.
Oui, le piano a vraiment été mon confident avant même d’avoir la capacité de voyager. Avant, j’avais un quotidien un peu plus dur que ce que je vis maintenant mais je m’évadais avec mon piano. Dès que je posais mes doigts dessus, que je lui racontais quelque chose, j’arrivais à partir complètement. J’ai toujours gardé ce rapport là à mon piano qui est une sorte de vaisseau spatial, parce que j’arrive à complètement sortir du présent dans lequel je suis, lorsque je joue.
Donc je me suis dit “et si j’arrivais à reproduire cette sensation dans la vraie vie ?” Est-ce que par le voyage, j’arriverais à recréer cette sensation et pas juste par l’imagination ? Et petit à petit, quand j’ai découvert d’autres cultures, quand j’ai découvert d’autres endroits, j’ai vraiment eu l’impression que tous ces univers complètement imaginés, je commençais à les rendre réels parce que je voyais des choses, des façons de vivre que je n’avais jamais vu de ma vie. Tout était différent.
J’ai toujours été habitué à ce que l’on ne me croit pas à propos du piano parce que je ressemble peu au schéma du pianiste.
Tu as parlé d’histoires que les gens t’ont racontées, est-ce qu’il y en a une qui t’a marqué plus qu’une autre ?
Celle du morceau “Vera”, qui raconte l’histoire d’une maman qui perd son enfant. J’ai vu la douleur la plus extrême qu’on puisse avoir, plus encore qu’une douleur de corps, c’est celle de perdre sa chair, son enfant. C’est tellement peu naturel que l’enfant parte avant sa mère ou son père… Dans ce genre de moment, on ne peut rien faire. Ça ne sert à rien de dire “ça va aller”, ça ne sert à rien de consoler ou de dire quoi que ce soit. Donc par la musique, j’ai essayé de trouver quelque chose où j’accepte que ce soit tragique, que ce soit triste. Et Vera, c’est un morceau super triste. Mais en même temps, j’ai voulu y ajouter quelque chose de lumineux, un petit espoir comme un souvenir de l’enfant disparu. Je me suis dit que si j’arrivais à trouver quelque chose qui sert à cette mère en deuil, ça servirait peut-être à d’autres personnes. Parce que le pire dans ces évènements là, c’est qu’ils ne sont pas isolés. On est énormément dans le monde à vivre des choses super dures comme ça et ça fait partie des épreuves de la vie. J’ai essayé de trouver les notes qui contribuent à surmonter cette douleur de la manière la plus douce possible.
Pour revenir un peu à tes débuts, c’était quoi tes premières expériences avec la musique, tu t’en souviens ?
En fait, ce que j’aime avec la musique, c’est qu’à chaque fois, elle représente une manière de se comporter, une manière de se looker, une manière d’interagir et d’être. Une façon de se définir même. Depuis que je suis petit, je trouve ça fascinant. J’ai appris à lire les partitions avant d’apprendre à lire l’écriture et donc j’ai toujours eu un lien avec la musique, plus naturel qu’avec les mots, j’ai toujours analysé le monde par le prisme de la musique. Et donc en m’intéressant aux musiques, j’ai remarqué que, telle musique crée ce genre de comportement, crée ce genre de danse, crée ce genre de look et ça, ça m’a toujours intéressé. C’est comme ça que le rap m’a fasciné d’abord. C’était vraiment la musique de mon environnement, la musique des gens que je trouvais cool donc j’avais envie de leur ressembler.
Et le piano, c’était comment la première fois que tu y as touché ?
J’étais vraiment petit, presque bébé. Ma maman m’avait offert un petit piano en jouet avec une douzaine de touches. Et je m’amusais à reproduire les sons que j’entendais à la radio, dans les dessins animés ou dans les films. Et selon la légende, je le faisais déjà pas mal ! C’est ce qui a motivé mes parents à m’inscrire au conservatoire deux ans plus tard. Je n’ai pas eu le temps de réfléchir à la question “est-ce que je fais du piano ou pas”, parce que ça m’est tombé dessus très petit. J’ai su très tôt que ce serait ma vie parce que c’est aussi l’instrument qui m’a permis de me sentir valorisé. Il faut savoir que mes parents ne sont pas musiciens donc à chaque fois que je réussissais quelque chose au piano, ils trouvaient ça magnifique, ils étaient impressionnés. Je partais un peu à l’abordage, à l’aventure avec mon piano. J’arrivais à défricher quelque chose d’inconnu de la famille et à le ramener à la maison. Ça me rendait trop fier, c’était comme une mission. Ce qui a été difficile en revanche, c’est comment accomplir cette mission là. Quand on sait aussi précisément ce qu’on veut faire dans la vie aussi jeune, à chaque fois qu’on n’y arrive pas, à chaque fois qu’on ne sait pas comment on va s’y prendre, c’est dur. Tu vois, il y a des gens qui ont du mal à trouver leur passion, c’est très difficile aussi. Mais au moins, ils sont souvent un peu plus ouverts à plusieurs voies dans leur vie. Moi, je n’avais qu’une voie si je n’y arrivais pas, je savais que j’allais être malheureux.
J’imagine que c’est d’autant plus difficile, ce milieu de la musique classique, très noble, très élitiste lorsqu’on vient d’un milieu social moins aisé. Ce n’est pas la voie la plus accessible. Est-ce que cet aspect là du classique, c’est quelque chose qui t’as bloqué, quelque chose que tu a dû surmonter ?
Carrément, mais je pense que c’est valable pour toute discipline poussée à très haut niveau. À un moment, ça demande des clés extra-scolaires, en dehors du conservatoire ou de l’apprentissage de la discipline elle-même. C’est-à-dire que tout l’accompagnement qu’on peut avoir de la part de ses proches, forcément ça aide. Au conservatoire, je voyais bien que, plus j’avançais, plus les enfants de “non-musiciens classiques” devenaient rares. Parce qu’il y a tout un bagage culturel très important et théorique qui est tellement difficile à assimiler dans le classique. Ce bagage là, les enfants de musiciens l’ont à la maison, mais quand on ne l’a pas, c’est beaucoup plus dur. Par contre, ça peut aussi être un atout parce qu’on peut avoir une approche, une sensibilité différente qui, pour ma part, m’a rendu plus singulier dans mes études au conservatoire. Déjà à l’époque, ça me faisait sortir du lot. Parfois, je pouvais avoir des lacunes dans le classique parce que je ne comprenais pas certaines règles qui ne me semblaient pas naturelles. En revanche, j’arrivais à rajouter des étincelles, des fulgurances qui me distinguaient complètement des autres. Je jonglais un petit peu entre les deux.
J’ai l’impression que ta personnalité s’est plus construite sur ta culture rap finalement que sur ta pratique du piano. Je me trompe ?
Non, tu as tout dit. Tu vois, le rap a défini mon identité en tant que personne et le piano a défini mon identité musicale. Après, j’ai juste mélangé les deux et enfant, les gens avec qui je traînais, c’étaient des gens qui écoutaient du rap, ce n’étaient pas des auditeurs de classique du tout ! Par contre ceux avec qui j’ai appris la musique, eux écoutaient du classique. Ça n’a jamais été une opposition dans ma vie parce que ça a toujours été mon quotidien, de sortir du conservatoire, de me retrouver avec des personnes qui écoutent du rap avec cette façon de parler, de s’habiller etc.
C’est qui les premiers rappeurs qui t’ont impressionés ?
Beaucoup 113, je ne sais pas pourquoi mais j’ai toujours adoré 113. Surtout l’album Les Princes de la ville, avec la chanson du même titre. Ils avaient un côté très street et en même temps, il y avait cette ambition qui me collait bien aussi. Ça a cristallisé quelque chose dans mon enfance qui n’a jamais bougé. Après, mon oncle m’a fait écouter Lunatic et je suis rentré dedans à mort. Il y avait NTM aussi… D’ailleurs Joey Starr, c’était un grand personnage de mon enfance. L’attitude qu’il avait, ses grillz, la manière de répondre en interview… C’est une chance d’avoir quelqu’un d’aussi indocile, d’aussi rebelle, d’aussi provocateur et qui en même temps définit autant la culture rap en France. Et quand 10-15 ans plus tard, je me retrouve à bosser avec lui et que ça devient un ami, c’est un rêve de gosse.
Les adolescents qui viennent me voir à la fin des concerts, je vois qu’ils ont plein de rêves, ils aiment le fait que je fasse du piano à ma manière, sans rentrer dans le carcan du classique. Ils se disent qu’ils peuvent faire la même chose.
Est-ce que le rap ne te permet pas de t’affranchir des codes un peu guindés de la musique classique aussi ?
C’est une sorte de fusion plutôt. Je pense que plus les cultures sont différentes, plus elles ont de choses à s’apporter. Parce qu’elles ont exploré une manière d’être et de voir les choses qui sont à l’opposé, mais dans lesquelles pour chacune il y a une part de vérité. Et si tu vas chercher les vérités d’une culture radicalement différente, quand tu la mélanges avec la tienne tu obtiens quelque chose d’encore plus grand. Plus les gens sont différents, plus on découvre de choses, parce que c’est là qu’on à le plus à s’apporter les uns et les autres. Et entre le rap et le classique, c’est ce qu’il se passe. Il y a une culture très spontanée, revendicatrice, dans laquelle on se jette au feu parfois avant même d’être prêt. Et l’autre a plusieurs siècles sur les épaules et donc beaucoup de discipline, d’exigence et de préparation avant de jouer de monter sur scène. Mélanger les deux, c’est vraiment mélanger deux approches et j’aime autant l’une que l’autre pour des raisons différentes. Après, on peut préférer le mode de vie prônée par une culture plutôt que celui de l’autre. Personnellement, je préfère avoir un mode de vie de rappeur, que celui d’artiste classique.
C’est vrai parce tu fais l’effet d’un rappeur. Évidemment tu ne rappes pas, mais dans ce que tu dégages la manière dont tu te mets en avant, l’ambition et l’assurance que tu affiches… Tu es affilié à cette culture rap et tu vis rap.
C’est vraiment ça, moi je rappe avec mon piano, je pose mes couplets avec mon piano. Les rappeurs ont capté ça et quand ils m’invitent en featuring, ils me laissent la place pour m’exprimer. Quand Josman m’invite sur Vaccin il me dit “tiens, là maintenant la prod est faite, j’ai posé mon couplet, à toi de poser le tien.” Et je pose, je kick la prod sauf que c’est avec mon piano. Ca me fait trop kiffer que les rappeurs aient capté ça et qu’on arrive à créer des choses ensemble dans notre culture commune. Et depuis que je suis petit, parmi les gens qui avaient cette culture rap, on m’a toujours valorisé dans mon instrument. Mon oncle par exemple, c’est un personnage de cité avec tous ces codes rap mais dans sa tête, le piano, c’est mon truc.
J’ai l’impression que ton oncle, c’est quelqu’un d’important pour toi, parce que là, tu l’as déjà cité plusieurs fois depuis qu’on discute. Qu’est-ce qu’il représente pour toi ?
A chaque fois qu’on parle de rap ou de mon enfance, je pense à lui. Il n’y avait pas de rappeur connu autour de moi, quand j’étais petit. Mais tu vois, ce grand de cité que tout le monde kiffe ? Le plus voyou de tous , celui à qui on veut ressembler, le plus charismatique ? J’ai eu la chance que ce soit mon oncle en fait. Ce sont des personnages qui ont des lubies. Pour mon oncle c’était “mon neveu, il a un talent, mais t’inquiète je vais lui faire son éducation street”. Et du coup il m’emmenait avec lui. Mon grand à moi, c’était lui. Il n’était pas rappeur, ou proche du milieu mais il était à fond dans le rap. Il se sapait rap, il allait à des concerts, il vivait dans cette culture là, mais il avait capté que mon truc c’était le piano et il était fier de ça. Du coup, je me suis toujours senti légitime dans mon environnement et dans le rap, par rapport au piano. C’est pour ça que lorsque j’ai commencé à travailler avec des rappeurs, je n’ai jamais eu de doutes sur qui j’étais. Je n’ai jamais eu envie de rapper. Ils ont compris et ils comprennent de manière instinctive que je suis comme eux sauf que je fais du piano. Ma manière d’être et mon éducation, c’est ce qui a construit ma légitimité dans le rap.
Et pour la musique classique la légitimité est-ce que tu la ressens déjà, et si oui à quelle moment elle est arrivée ?
Je l’ai gagnée par l’interprétation, par les compétences. Forcément, j’étais moins évident, ça fitait moins, à l’inverse du rap. Tu vois dans le rap, j’arrive je n’ai pas l’art, la discipline, par contre j’ai le mode de vie. A l’inverse dans le classique, j’ai les compétences mais pas le comportement. Mais à chaque fois j’avais une porte d’entrée. La porte d’entrée du mode de vie, de porter la culture sur soi est plus naturelle, mais les compétences ça rend toujours légitime, peu importe ton apparence, tes vêtements ou ton attitude, si tu es bon. Moi, j’ai toujours été habitué à ce qu’on ne me croit pas à propos du piano parce que je ressemble peu a l’idée qu’on se fait d’un pianiste. Mais par contre une fois que je joue, c’est bon. Et j’ai bien aimé ça en fait, ça m’amusait. Moins je ressemblais à un pianiste avant d’arriver devant le piano, plus ça me faisait kiffer.
Il y a ce truc de prouver sa valeur, de compétition de performance que tu retrouvais à ce moment-là ? C’est quelque chose qui existe beaucoup dans le rap.
Oui voilà. Et ça, c’est kiffant. Il y a ça dans le rap mais chez les sportifs aussi. Petit, j’aimais beaucoup les sportifs. J’admirais cette arrogance, cet ego, il y a ce truc chez eux de prouver, de mettre tout le monde d’accord.
C’était qui ces sportifs que tu admirais ?
J’étais à fond dans Jordan, je le trouvais fascinant. Il avait un mental incroyable. Un peu plus tard, j’ai beaucoup aimé Tiger Woods. Ce que ce genre d’athlètes amènent dans leur discipline, je voulais le ramener au piano classique. Je pense que c’est normal : on a besoin de mentors imaginaires dans sa tête pour se construire, se dire “il l’a fait dans sa discipline, moi je peux le faire aussi dans mon truc”. Aujourd’hui, ce qui me fait kiffer, c’est qu’il y a des gens qui font pareil avec moi. Les adolescents qui viennent me voir à la fin des concerts, je vois qu’ils ont plein de rêves, ils aiment le fait que je fasse du piano à ma manière, sans rentrer dans le carcan du classique. Ils se disent qu’ils peuvent faire la même chose. Ca, c’est un des trucs les plus important pour moi : rendre quelque chose qui m’a permis de me construire accessible à d’autres, que ce rêve là soit possible pour eux aussi.
Tu as composé avec et pour beaucoup de rappeurs, il y en a qui t’ont impressionné et si oui qui ?
Toujours sur ces thématiques des rêves qu’on a adolescent : je suis trop content d’avoir travaillé aussi étroitement sur un album qui parle de ce sujet là, L’Étrange Histoire de Mr. Anderson. L’ADN de ce qui est raconté dans cet album, c’est l’ADN de ma vie. Et là, quand je tombe sur un un artiste qui met des mots sur quelque chose qui est aussi important pour moi, le sentiment d’accomplissement que je ressens, c’est un truc de malade. Quand, je vois, Jay, ce qu’il arrive à exprimer sur “UNE HISTOIRE ETRANGE”… On s’était dit qu’on allait faire ce morceau là, dès qu’on a commencé à bosser sur son album et au final c’est le dernier titre qu’on a ajouté à la tracklist, la dernière pièce qui manquait. C’est aussi la pièce qui résume le mieux la pensée de l’album et j’en suis super fier, surtout en bossant avec un rappeur comme Laylow. C’est quelqu’un avec qui je m’entend vraiment super bien sur la mélancolie. On a quelque chose ensemble, une sorte d’ambition et une forme d’incompréhension. Le spleen d’être dans une vie où on doit faire avec, surmonter beaucoup sans forcément se sentir compris. Et en même temps, Laylow c’est quelqu’un de très positif, il t’encourage. En fait, tu comprends en l’écoutant que c’est normal de ne pas être compris et que ce n’est pas grave.
Et en studio avec lui, ça fonctionne comment ?
De manière générale, c’est toujours du feeling. On aime beaucoup se voir, passer du temps ensemble et après c’est vraiment dans le ressenti. Quand on est côte à côte, je le capte tout de suite. Il y a une émotion qui prend le dessus. Ce qu’on se dit ce n’est pas le plus important, c’est ce qu’on ressent et la manière dont nos sentiments communs vont se rejoindre qui importe. Parfois, je bosse avec un artiste et je touche du doigt ce que je veux exactement avec lui. 93 mesures le son avec Dinos, c’est le titre duquel je rêvais avec lui, avec Laylow j’en ai fais plusieurs de morceau comme ça, mais une histoire étrange c’est ça aussi. Pareil pour Parano le morceau de SCH ! J’ai l’impression qu’il n’y a que SCH qui peut le raconter comme ça. Plus simplement, quand je fais une collaboration que je ne pourrais pas faire avec un autre artiste et qu’on arrive à cette alchimie, c’est à ce moment-là que la magie arrive. Ca me rend vraiment heureux ces morceaux.
Cette imagination, ce rêve, c’est la solution que j’ai toujours cherché dans ma vie et c’est celle que je veux continuer à apporter, à offrir aux aux gens : le rêve comme refuge pour encaisser la réalité.
C’est vrai que tu travailles avec des rappeurs qui sont très différents, sur des morceaux variés. Comment tu t’adaptes techniquement à chaque rappeur, dans ta façon de composer ?
Je m’adapte à eux comme je m’adapte avec l’être humain de manière générale. Je suis quelqu’un qui est très à l’écoute de ce qu’est l’autre. A partir de ce moment-là, j’essaye d’en faire quelque chose avec mes compétences. Et la singularité des artistes, souvent elle déborde d’eux même on l’entend plus fort qu’avec les autres. Il y a quelque chose qui est plus fort qu’eux, il faut absolument que ça sorte. C’est une sensation que je ressens moi-même et que j’ai appris à canaliser. Mais quand je suis avec un rappeur, j’écoute ça, cette sorte de fil un peu invisible et les notes me viennent naturellement.
Malgré ton catalogue, il reste encore des collaborations que tu aimerais réaliser ?
Là j’ai grave des références à l’international. Parce que ma musique prend bien en dehors de la France, donc ça m’a ouvert pas mal de portes. Là où en France, j’ai fait beaucoup de collabs et ensuite j’ai pu vraiment définir mon identité en tant que pianiste, j’ai l’impression qu’à l’international ça commence un peu à l’inverse. D’abord je suis identifié comme pianiste et ensuite les collaborations vont tomber. Et j’ai très hâte de voir si je peux réussir à percer d’autres mystères en allant chercher d’autres langues.
Tu dis que tu es encore dans ton songe, c’est à dire que le processus créatif pour toi, c’est comme une forme de rêve ?
C’est carrément ça. Depuis enfant, je me suis toujours réfugié dans l’imaginaire. Tu vois, en ce moment, il y a des choses terribles qui se passent dans le monde et qui sont bouleversantes. Il y a plusieurs manières de gérer, d’encaisser ça et je pense que l’imaginaire en est une. Cette imagination, ce rêve, c’est la solution que j’ai toujours cherché dans ma vie et c’est celle que je veux continuer à apporter, à offrir aux aux gens : le rêve comme refuge pour encaisser la réalité.
Photos : Félix Devaux
Interview : Lucas Désirée
Direction Artistique : Iris Gonzales & Noémi Bonzi
Production : Alice Poireau-Metge
Graphisme : Noémi Bonzi