Kanye West n’a jamais rechigné à s’emparer de symboles. Et encore moins à célébrer son propre génie. Le 10 février 2024, il dévoile le premier volume de la série d’albums Vultures, pensée avec Ty Dolla $ign. L’album arrivait enfin après une succession de fausses dates de sortie, de sessions d’écoute grandeur nature et de prises de parole controversées. Et après plusieurs déclarations antisémites et symboles associés au nazisme. Une habitude chez Kanye. Vultures était aussi dévoilé à une date spéciale, pas seulement pour Kanye, mais pour l’histoire du rap américain : les vingt ans de son premier album, The College Dropout.
Dans la maison qu’il partage avec sa mère, Donda, Kanye West travaille nuit et jour. Elle se plaint parfois du bruit qui émane de la chambre de son fils, mais elle ne peut s’empêcher d’être fière de lui. Depuis qu’il est enfant, alors que son père, un ancien Black Panther n’est plus dans les parages, elle tente d’éveiller son fils à toutes les formes d’expressions artistiques. Elle le fait aussi voyager, notamment en Chine, où Kanye reste un an et apprend à parler le mandarin*1. Passionné de mode, souvent incapable de communiquer avec ses semblables, qui s’offusquent de son manque de tact et de son franc-parler, Kanye n’est pas un enfant comme les autres. Logique : sa mère était une femme à part. Première afro-américaine à occuper un poste de présidente au sein de la prestigieuse Chicago State University, Donda West est une présence exigeante, charismatique et érudite.
Elle était un symbole d’espoir et un modèle pour son fils. Il l’admire et s’inspire de son aura, de son engagement politique, de son amour pour la poésie, et de sa volonté de briser les barrières. Si Kanye est aujourd’hui obsédé par l’idée d’innover, c’est à sa mère qu’il doit sa vision, elle qui l’encourage à rêver toujours plus grand. Et rêver plus grand, pour Kanye West, c’est, entre la fin des années quatre-vingt-dix et le début des années deux mille, s’imposer comme l’un des artistes les plus talentueux de sa ville.
A la conquête de Chicago
A ses débuts, ses textes sont ceux d’un aspirant gangsta rappeur. Ses deux acolytes au sein du groupe Go Getters, GLC et Really Doe, s’en amusent. Eux viennent du South Side de Chicago et sont affiliés au gang des Gangsters Disciples, une des principales organisations criminelles de la ville. GLC fera même un rapide séjour en prison, et Kanye s’inspire en partie de sa vie pour coucher ses textes. Il conduit jusqu’au Sud de la ville, où il se frotte à un environnement différent du sien. Certains se moquent de son accoutrement, de ses manières, et GLC et Really Doe écoutent ses textes, eux aussi sceptiques quant à la direction qu’il prend.
Les Go Getters tentent de s’imposer à Chicago et font le tour des radios locales. Dans l’intervalle, Kanye développe alors une obsession pour le travail. Sur les conseils d’un cousin, sa mère lui avait acheté une console et un sampleur et Kanye les rudoie à longueur de journée. Il n’hésite pas à être impitoyable avec ses collaborateurs, les congédiant violemment s’ils ne se montrent pas à la hauteur. Il travaille nuit et jour, oublie de manger et de prendre sa douche, vit reclus dans sa chambre, où il compose, écrit, rature, recommence et rêve de grandeur.
Au fil des mois, il s’impose comme un des plus brillants producteurs du circuit. Dans sa chambre : des piles de magazines de mode côtoient des dizaines de disques de Soul et de Funk, dans lesquels il ne cesse de piocher des samples. De nombreux rappeurs de Chicago viennent écouter ce que Kanye concocte. Ce disciple de J Dilla, qu’il qualifie de “Dieu des drums”, et de RZA du Wu-Tang Clan, tente de dupliquer le génie de ses idoles, sans toutefois s’y limiter. Si Jay Dee était passé maître dans l’art du décalage rythmique, faisant claquer des batteries et des basses où elles n’étaient pas censées s’insérer, Kanye s’inscrit dans une école où les samples sont moins dissimulées que ceux de Dilla, mais tout aussi gorgés de Soul que les productions de RZA. Il se revendique aussi de l’influence de Q-Tip et d’Ali Shaheed Muhammad, architectes du son des A Tribe Called Quest, un de ses groupes favoris.
Conscient qu’il doit encore progresser, il harcèle alors No I.D, un producteur phare de Chicago, pour qu’il lui enseigne les ficelles du métier de producteur. D’abord réticent à l’idée de mentorer un jeune artiste qui semble aussi irritant que motivé, No I.D finit par lui ouvrir les portes de son sous-sol. Où Kanye élit presque domicile. Il y croise notamment Common, qu’il veut constamment défier en battle. Le futur auteur de Be (2005), presque entièrement produit par Kanye, salue sa détermination, apprécie ses instrus, mais sent que ses textes ne sont pas encore à la hauteur. A cette époque, et comme pendant toute sa carrière, Kanye ressent déjà l’urgence de battre contre le temps et sa propre légende. Il était déjà boursouflé d’égo, mais cette arrogance était encore synonyme de génie créatif. Plus tard, elle deviendra un obstacle, comme si elle l’empêchait de voir que ce qu’il propose n’est pas à la hauteur de ce qu’il imaginait. Pour preuve, Ye, Jesus Is King, Donda ou Vultures, habités par quelques éclats, mais jamais à la hauteur des ambitions d’un homme alors perdu.
Jouer les outsiders
S’il distribue ses instrumentaux à des rappeurs locaux, Kanye en garde aussi beaucoup de pour lui, certain que viendra le moment où il lui faudra poser sur ses propres compositions. Il dit à toutes les personnes qu’il rencontre qu’il sera amené à tutoyer les sommets, se comparant même à Michael Jackson. Ses interlocuteurs se moquent parfois de cet énergumène, sûr de lui jusqu’à en être agaçant.
Pour l’heure, il agit d’abord comme l’ombre de Deric “D-Dot” Angelettie, un membre de l’équipe des producteurs Hitmen, travaillant pour le label Bad Boy. Il sera aussi derrière des classiques d’Alicia Keys (“You Don’t Know My Name”) et Talib Kweli (“Get By”), incorporant et accélérant des samples de Soul dans ses productions. Mais dans sa tête, il prépare la suite. Alors Kanye toque à la porte de tous les labels qu’il juge dignes de sa musique. Après chaque rendez-vous, une réaction similaire : les directeurs artistiques aiment ce qu’ils entendent, mais ils ne veulent pas qu’il rappe sur les morceaux, préférant qu’il leur vende les instrumentaux pour les artistes de leur structure. Kanye refuse.
Le label Roc-A-Fella, où officie Jay-Z, devient une terre d’accueil. Dame Dash, cofondateur de la structure, connaît son talent de producteur, qui a pris une autre dimension depuis le succès de The Blueprint de Jay-Z en 2001. Mais sa signature est davantage une manière pour Dame Dash et ses associés de garder une mainmise sur Kanye en tant que beatmaker, qu’un moyen de mettre en avant son pendant rappeur. Le Roc balaye d’un revers de la main les espoirs de cet artiste qui insiste pour sortir son album solo. Pas crédible, trop talentueux derrière une console pour gâcher ses aptitudes derrière un micro. Ye fait miroiter à Dame qu’il travaillera sur une compilation du label, conscient que son patron a cette idée en tête depuis plusieurs mois. Mais au lieu de plancher sur cette fameuse compilation, Kanye prépare en fait son premier album solo, The College Dropout, sur lequel il avait commencé à réfléchir dès 1999. Il est conscient que son label n’investira rien, ou presque, sur lui. Il travaille alors en secret, accumulant les instrumentaux et les chansons.
Touché, loin d’être coulé
The College Dropout est à l’image de Kanye West de l’époque : plein de contradictions et habité d’une revanche à prendre. Comme si l’album était déjà sa dernière chance. Il fallait donc arriver en grandes pompes. Exploser à la face du monde avec un disque tellement ambitieux que personne ne pourrait jamais l’ignorer. Même un accident de la route presque mortel ne l’arrête pas. Au contraire, sur son lit d’hôpital, il estime que Dieu lui a donné une nouvelle chance, et qu’il doit se montrer à la hauteur.
Deux semaines après cet accident qui le laisse alité et en piteux état, il peine à articuler mais enregistre quand même “Through The Wire”, basé sur un sample de “Through The Fire” de Chaka Khan. Son débit est laborieux, ses mots sont parfois mâchés, mais il doit prouver, une nouvelle fois, qu’il s’apprête à dévorer le monde. Et qu’il ne se laissera ni abattre par des préjugés, ni par un label qui tente de le museler, ni par des pairs qui ne le prennent pas au sérieux.
Il investit son propre argent pour produire le clip de “Through The Wire”. Le morceau est un succès, et couplé au titre “Slow Jamz”, emblématique du Kanye West des années 2000, avec ses inflexions Soul et ses samples accélérés, The College Dropout commence à faire du bruit. Mais l’album est jugé difficile à vendre.
Dans les marges
Car le fils de Donda n’a rien du charisme de 50 Cent, de l’assurance de Fabolous ou de la flamboyance des Diplomats, tous auteurs de disques qui marquent l’année 2003, un an avant la sortie de College Dropout. Le crunk, avec sa débauche d’énergie est alors au sommet, tandis que T.I et sa Trap Muzik commencent à faire des remous, de l’autre côté du spectre artistique d’un Kanye qui, de prime abord, n’a ni l’attitude pour faire rêver les foules, ni les chansons pour les faire danser. Il est au contraire un gamin sans histoire de la classe moyenne, un fils à maman au style vestimentaire peu orthodoxe. Qui parle de religion, de foi (“Never Let Me Down” avec Jay-Z), de racisme systémique et de discrimination (“Spaceship”), des failles du système d’éducation américain (“School Spirit”), de matérialisme malsain (“All Falls Down”) et de problèmes familiaux. Il s’improvise aussi homme du peuple sur “Last Call”, dernière chanson de l’album, pendant laquelle il retrace son parcours en livrant un message d’espoir pour les marginaux.
Sur “Graduation Day”, il évoque le racisme des universités américaines, dirigées par des Blancs, et sur “Lil Jimmy Skit”, il tourne en dérision la valeur des diplômes universitaires. Et alors que les premiers albums sont souvent un terrain d’expérimentation, il tient tout de suite à marquer sa différence, conscient qu’elle sera la clé de sa longévité. Le Gospel est une musique sacrée ? Il la marie avec le rap sur « Jesus Walks », en mêlant des chœurs d’église avec des textes sur la violence de Chicago. Et peu importe que son entourage lui déconseille de commettre un tel sacrilège : sa mère lui a donné les clés pour déjouer les pronostics. “Jesus Walks”, un des premiers titres qu’il fait écouter à des labels, est d’abord rejeté. Trop religieux, trop inflammable. Trop politique.
Il célèbre Chicago, en conviant notamment Consequence, cousin de Q-Tip – ici aussi, J.Dilla plane, Q-Tip étant un de ses disciples – rencontré grâce au producteur 88-Keys sur “We Don’t Care”. “Spaceships” était d’ailleurs à l’origine un titre de Consequence*2. Ce même 88-Keys donne un sample de batterie à Kanye pour “Jesus Walks”, celui de “‘(Don’t Worry) If There’s a Hell Below, We’re All Going to Go” de Curtis Mayfield, icône de la Soul et de Chicago. La ville étant une terre de gospel, Kanye interprète un standard de Albert E. Brumley sur “I’ll Fly Away”, et convie une chorale, celle des Harlem Boys sur “Two Words”. La célébration de la ville qui l’a vue grandir est totale, et Kanye West rend hommage à toutes ses nuances et sa richesse culturelle, Chicago étant, depuis les années vingt, une des plaques tournantes de la musique américaine. Mais même si The College Dropout ressemble à un tour de piste victorieux, auréolé d’un succès commercial conséquent et de multiples récompenses, Kanye y montre surtout ses failles.
Le Ying et le Yang
The College Dropout est profondément personnel, rempli de questionnements existentiels (“Never Let Me Down”), ouvrant la voie aux albums de Chance The Rapper, Lupe Fiasco, tous deux de Chicago, J. Cole, Childish Gambino et tant d’autres, qui se revendiqueront directement de l’héritage de Kanye. Ces artistes écoutent en boucle “Jesus Walks”, où Kanye avoue être vulnérable, pisté par les tentations, et en quête d’un guide. La chanson est symbolique d’un album où son auteur lutte contre ses propres contradictions. On l’a souvent décrit, à la sortie de College Dropout, comme l’opposé des rappeurs matérialistes et obsédés par l’argent, le luxe et les bijoux qui ont marqué l’histoire du rap. Mais Kanye était lui aussi attiré par les belles voitures, l’argent et les femmes. Il le rappait simplement différemment des autres. Et il ne cachera d’ailleurs jamais son obsession malsaine pour le sexe, avouant être accroc à la pornographie au point de mettre en péril son couple et sa vie de famille.
Kanye West est pris au piège entre un besoin de s’élever spirituellement, son envie d’explorer les affres du racisme, et ses appels du pied vers un capitalisme forcené, qui entraîne lui-même tant de discriminations. C’est une partie du message d’”All Falls Down”, basé à l’origine sur un sample de Lauryn Hill, mais que la chanteuse ne valide pas. C’est finalement Syleena Johnson, fille du légendaire chanteur de soul et de blues Syl Johnson, qui chante à la place de Lauryn.
Kanye se fait aussi critique de ce qu’il considère comme une dérive du rap américain, affirmant sur le morceau “Family Business”, qu’il est heureux d’avoir trouvé un moyen de rapper sans parler de “couteaux et de flingues”. En faisant cela, et même s’il n’est pas le premier à explorer ce créneau, il ouvre le rap à des thèmes jusque-là peu explorés à ces niveaux d’exposition médiatique, tandis que musicalement, sur “New Workout Plan” et “Graduation Day”, il prépare les expérimentations sous Auto-Tune de son album 808s and Heartbreak, quatre ans plus tard.
Boucles
Avec Late Registration et Graduation, les deux autres volumes d’un début de discographie basé sur le thème de l’éducation, Kanye West finira sa métamorphose, prenant à chaque sortie plus d’assurance. L’album qui suit, 808s & Heartbreak (2008), aurait presque dû sortir après My Beautiful Dark Twisted Fantasy (2010), une conclusion de ses trois premiers albums, dans laquelle Kanye n’invente rien mais célèbre ses influences et son héritage. Il y avait, sur cet album, cette même impression d’écouter un péplum musical que sur The College Dropout, la même démesure, et la même volonté de multiplier les samples, les couches instrumentales et les invités. Et Kanye West, au centre de l’arène, chef d’orchestre habile. Seul lui semblait capable de réunir plusieurs mondes. Peut-être parce qu’il était, à cette époque, le seul artiste de la sphère rap à avoir de telles ambitions.
808 et Yeezus (2013), eux, montrent Kanye en grand agitateur du Rap, déconstruisant tout, brillant dans sa radicalité et sa prise de risque. Tout ce que ses trois premiers albums et son cinquième ne sont pas vraiment. Pendant toute sa carrière, Kanye West fera l’inverse de ce qu’il dénonce sur The College Dropout. Il s’associera avec un président ouvertement raciste, déclarera que “l’esclavage était un choix”, deviendra une des figures du capitalisme avec ses marques de vêtements et de chaussures aux prix inaccessibles pour nombre de ses auditeurs et discriminera à répétitions la communauté juive, se confondant ensuite en excuses pour finalement faire marche-arrière. Ce sont tous les paradoxes incarnés par Kanye West et, aussi, tout ce que dit The College Dropout, un album qui n’en finit plus de se contredire.
Sur Vultures, paru en février 2024, il semble y avoir des flashs de The College Dropout. Ils sont discrets, et se dévoilent derrière l’orchestration de “Problematic”, derrière la vulnérabilité de “Keys To My Life” ou au détour de parties vocales de Ty Dolla $ign. Mais tout est dilué au milieu de productions bâclées, de textes misogynes et de moments où Kanye est une caricature de lui-même, se comparant à R. Kelly, Diddy ou Bill Cosby sur la même chanson. Vingt ans plus tard, Ye est toujours ce jeune homme qui ne sait pas sur quel pied danser et qui n’arrive pas à savoir qui il est ou ce qu’il est censé représenter. Et qui posait, comme abattu, le regard tourné vers le sol, sur la pochette de son premier album. La différence est qu’il a perdu, en route, la plupart de ce qui le distinguait de ses contemporains.
*1 Source : La Vie de Kanye, Pierre Boisson et Raphaël Malkin, Society, 2016
*2 Source : Kanye West’s ‘The College Dropout’: An Oral History, Erika Ramirez, Billboard, 2014