En 1995, juste avant la sortie de son album, The Gold Experience, Prince marque les esprits en arborant sur son visage le mot “Slave” (“Esclave”) pour dénoncer l’emprise de Warner sur son art. Il évoque aussi la question épineuse de la rémunération. Une dénonciation qui fait écho avec celle plus récente de James Blake, qui s’est emparé de ses réseaux sociaux pour alarmer sur l’état de l’industrie musicale.
Le compositeur anglais, connu pour ses multiples collaborations avec Kendrick Lamar, Beyoncé ou encore Travis Scott, a tapé du poing sur la table, dans une série de tweets, sur l’état de l’industrie musicale actuelle : “Si on veut de la musique de qualité, quelqu’un doit payer pour ça. Les plateformes de streaming ne rémunèrent pas proprement, les labels veulent une part toujours plus grande et n’attendent que le moment où vous allez être viral, TikTok ne paye pas correctement, et les concerts sont de plus en plus chers pour les artistes”. Un “lavage de cerveau” qui aurait fonctionné d’après l’artiste puisque nombreux seraient les auditeurs à penser que “la musique est gratuite”.
If we want quality music somebody is gonna have to pay for it. Streaming services don’t pay properly, labels want a bigger cut than ever and just sit and wait for you to go viral, TikTok doesn’t pay properly, and touring is getting prohibitively expensive for most artists.
— James Blake (@jamesblake) March 3, 2024
Une question rendue encore plus complexe par les réseaux sociaux, et notamment TikTok, où les chansons sont reprises et détournées sans que les auteurs et interprètes ne soient forcément crédités : “Vous vous souvenez quand ma reprise de ‘Godspeed’ est devenue virale ? Ni moi, ni Frank (Ocean) n’avons jamais gagné un centime parce que c’était identifié comme ‘création originale’ dans chaque vidéo”.
James Blake on the impact of TikTok on the music industry…
— tk (@teekaymusic_) March 2, 2024
“Remember when my Godspeed cover went viral? Neither me nor Frank [Ocean] ever made a cent cause it was an ‘original sound’ in every video”
“Most people didn’t even know it was me because my name didn’t show up”
“Next… pic.twitter.com/DCOpJB53Vh
Ce cri d’alerte a largement été relayé par d’autres artistes, à l’instar de Kanye West, Tyler, The Creator ou encore Metro Boomin. En parallèle, Kanye West vient tout juste d’annoncer que la sortie de Vultures 2 ne se fera pas directement sur les plateformes de streaming, mais sera d’abord vendue de manière physique, à l’image de l’industrie cinématographique : “On a aussi pensé à ne pas directement sortir le projet en streaming pendant un mois. D’abord le vendre (…) Les films sortent d’abord aux cinémas puis en streaming”. Une revendication également portée par 8ruki en France : “La famille, cette année, je vais sortir un projet uniquement en version physique. Restez prêts, ça peut arriver à tout moment. Il est temps de revaloriser notre musique ! J’invite tous les artistes lassés d’être dévalorisés par le streaming à suivre dans cette démarche”. Une démarche que le jeune rappeur français explique par le besoin de valoriser son travail, loin des plateformes de streaming, et par l’envie d’établir “un contact humain” dans cette industrie.
La famille, cette année, je vais sortir un projet uniquement en version physique. Restez prêts, ça peut arriver à tout moment. Il est temps de revaloriser notre musique ! J’invite tous les artistes lassés d’être dévalorisés par le streaming à suivre dans cette démarche.
— CAB ⚖️ (@Ruki88_8) March 11, 2024
Ces revendications, tout particulièrement celle de James Blake, questionnent sur l’emprise de TikTok sur l’industrie musicale. Avec plus d’un milliard d’utilisateurs, le réseau de ByteDance s’est imposé ces dernières années comme un mastodonte ayant totalement bouleversé le marché digital. Lancée en 2016 en Chine, la plateforme a connu un essor fulgurant en 2020, à la suite des différentes restrictions sanitaires, et affiche en 2023 un chiffre d’affaires estimé à plus de 14,3 milliards de dollars. Mais au-delà de ses revenus, TikTok bouleverse la manière dont la musique est diffusée, mais surtout dont elle est créée puis réappropriée par le public.
Un rapport de force inégal ?
Tout juste un mois après le retrait du catalogue d’Universal de la plateforme, la méfiance entre TikTok et les acteurs musicaux n’est que grandissante. Les contestations sont nombreuses du côté de l’industrie qui estime être dans un rapport de force inégal et une situation de faiblesse. L’argument principal avancé par Universal est avant tout économique, mettant en exergue le fait que TikTok ne respecterait pas le principe d’une rémunération juste des artistes.
Malgré la signature de contrats de licence, entre TikTok d’un côté et Sony, Warner et Universal de l’autre, afin de monétiser l’usage de leur catalogue, cette rémunération reste trop faible selon les majors. Les maisons de disques dénoncent également l’usage croissant des IA sur l’application, ce qui soulève un problème de droits de propriété intellectuelle tout en invisibilisant les artistes.
Du côté de la plateforme chinoise, le son de cloche est simple : la visibilité qu’apporte l’application ne peut qu’être profiteuse aux différents maillons de la chaîne et c’est de cette visibilité que découle toute rémunération.
Mais cette guerre n’en est en rien inédite et est symptomatique d’une industrie anxieuse de toute nouveauté technologique. Pour Florian Lecerf, fondateur de l’agence 135 MÉDIA, “cette querelle peut être rapprochée à celle qui a longtemps opposé l’industrie musicale à Napster, ou à Apple, lors du lancement d’iTunes (…) Dans les deux cas, les acteurs musicaux sont montés au créneau pour dénoncer ces nouveaux modèles de diffusion, qui seraient déloyaux selon eux”.
Le débat est continuellement le même : “dès que l’industrie est confrontée à un nouvel acteur technologique, elle se sent menacée et ébranlée dans son système de rémunération. Les plateformes, comme TikTok ou Napster, avancent constamment l’argument de la visibilité pour y répondre au détriment de celui de la rémunération”. Florian Lecerf différencie cependant ce conflit des autres, car TikTok instaure “un semblant de modèle de rémunération pour les artistes”, à la différence de Napster à l’époque.
Un bouleversement des normes de création
Au-delà du rapport de force inégal, ce qui est dénoncé, et notamment par James Blake, c’est cette course à la viralité qu’instaure TikTok. Une course qui serait synonyme de destruction de la création. Dans un post Instagram, le Britannique déplore l’effet de TikTok et des reels d’Instagram à la fois sur l’écriture et l’arrangement de la musique.
Pour James Blake, la réussite ne se conjugue plus forcément avec le talent artistique, mais davantage avec celui de la communication. Un avis que partage Metro Boomin, dans un tweet du 31 janvier : “J’adore la créativité et l’appréciation que les gamins nous montrent sur TikTok, mais je n’aime pas la complaisance forcée des artistes et des labels qui aboutit à ces disques sans vie et sans âme”.
I love the creativity and appreciation the kids show for the music on TikTok but I don’t like the forced pandering from artists and labels that results in these lifeless and soulless records.
— Metro Boomin (@MetroBoomin) January 31, 2024
Florian Lecerf a lui un avis plus nuancé, et souligne à quel point la plateforme est avant tout “un réseau organique (…) Le formatage TikTok n’est pas tant différent de celui qu’a pu enjoindre la radio ou plus récemment le streaming”. Là où le streaming a eu tendance à raccourcir la longueur des chansons, TikTok renforce l’importance du refrain entêtant et donc à potentiel viral, déjà cher aux ondes FM. “Même si certains artistes composent en fonction de ce nouveau formatage pour tenter de plaire à un public grandissant”, détaille-t-il.
À l’instar de Ckay, Olivia Rodrigo, Ice Spice ou encore PinkPantheress. TikTok reste indéniablement “une rampe de lancement pour les nouveaux artistes”, malgré une certaine saturation de la plateforme en 2024. Yamê ou encore Merveille en sont aussi la parfaite illustration. “Les artistes qui carambolent en tête des charts restent ceux qui cartonnent en parallèle sur l’application”. Et même si l’ancien Musical-ly a sa propre temporalité, une trend étant vite remplacée par une autre, le succès de la chanson, elle, demeure sur le long terme. Un exemple parlant, cité par Florian Lecerf, celui du morceau Pas Bête de Beendo Z.
Il est incontestable que TikTok offre un coup de projecteur, avec des maisons de disque qui intègrent de plus en plus cet élément dans leurs stratégies marketing. Tout l’enjeu pour les artistes étant de “réussir à transformer et à pérenniser ce coup de projecteur pour pouvoir prétendre à une carrière”.
Une nouvelle consommation de la musique
“Là où TikTok innove et bouleverse l’industrie, c’est en raison de son impact fort sur la consommation de la musique (…) c’est le seul réseau social qui a un impact aussi fort” note Florian Lecerf. En France, parmi les 21,4 millions d’utilisateurs de la plateforme, 72,2 % des utilisateurs auraient moins de 24 ans. L’utilisateur moyen français passerait en moyenne 38 heures par mois sur TikTok.
La plateforme chinoise avance régulièrement l’argument qu’elle est “le premier moteur de découverte musicale chez les jeunes”. Un argument corroboré d’un chiffre : en 2021, 75 % de ses utilisateurs auraient découvert de nouveaux morceaux grâce au réseau social.
Outre ce chiffre, la consommation est changeante également dans le rapport qu’elle instaure entre l’auditeur et l’artiste. Un changement ressenti par James Blake dans les concerts dans lesquels, d’après lui, “les fans ne connaissent qu’un seul moment d’une chanson et que pour le reste du concert (et même pour les parties de la même chanson qui n’étaient pas dans le clip) ils ne réagissent pas”. Un phénomène particulièrement visible, lors de la tournée de Steve Lacy en 2022, avec des spectateurs ne connaissant que la partie du morceau Bad Habit devenue virale.
@basicallyimonky wait until the end when nobody sang the next first in bad habit 😭 #stevelacy #steve #lacy #geminirights #badhabit #static #darkred ♬ original sound – anna ⛓
L’industrie se voit bousculée dans son écosystème, car avec TikTok la consommation est décidée par le public et ne se fait plus sous l’impulsion des maisons de disque et de leurs artistes. TikTok a encore une fois un écosystème à part où les trends se font tout autant sur l’actualité musicale que sur la résurgence de références plus anciennes. En France, plusieurs trends se sont créées sur les morceaux Pourvu qu’elles m’aiment et Garde la pêche de Booba, pourtant sortis respectivement en 2008 et en 2006.
Enfin, si le modèle TikTok est souvent remis en question aux États-Unis, la contestation ne semble pas avoir encore atteint la France. D’après Florian Lecerf, “en France, l’industrie voit encore le côté positif de la plateforme qui fait du bien aux artistes et qui leur profite”. Deux éléments peuvent également expliquer ce manque de constatation en France, “l’industrie musicale du rap en France ne s’exprime jamais ou très rarement (…) et s’y opposer peut passer pour une position à l’encontre du jeunisme, qui fait pourtant le caractère du rap”.
Dans un récent tweet, en date du 11 mars, James Blake est revenu sur la situation : “J’ai eu d’excellentes conversations avec des personnes qui partagent mon avis et je pense que j’ai trouvé une bonne solution. Annonce dans neuf jours”.
Been having some great conversations with like minds and I think I’ve landed on a nice solution. Announcement in 9 days 🚨 https://t.co/yIDyxtL5ib
— James Blake (@jamesblake) March 11, 2024
Après avoir mis en lumière le problème, le Britannique veut donc désormais faire bouger les choses en apportant une solution. Au fond, qui de mieux que les principaux intéressés, les artistes, pour impulser un nouveau souffle à l’industrie musicale ?