Mai 2023, Festival de Cannes. Dans l’air ambiant de la Croisette flotte un doux parfum de nouveauté. Alors qu’Anatomie d’une chute, How to have sex ou encore La Zone d’intérêt marquent les esprits, l’excitation est tout autre au Maghreb et au Proche et Moyen-Orient. Une édition, pour le moins particulière, avec pas moins de quatorze films, réalisés par des cinéastes d’origine nord-africaine et/ou du Moyen-Orient. Un record absolu dans l’histoire du festival. Une pierre blanche dans celle du cinéma arabe. Le plus important n’étant pas juste de participer. Un principe que les réalisateurs et réalisatrices arabes ont bien compris. Les Filles d’Olfa, le documentaire de la réalisatrice tunisienne Kaouther Ben Hania présenté en sélection officielle, a fait couler de l’encre en briquant pas moins de quatre prix.
En parallèle, La mère de tous les mensonges, de la marocaine Asmae El Moudir, a lui brillé dans la catégorie Un Certain Regard en remportant le prix de la meilleure réalisation et l’Oeil d’Or du meilleur documentaire, ex-aequo avec Les Filles d’Olfa. Asmae El Moudir devient ainsi la première Marocaine à remporter ce prix et seulement la deuxième femme arabe à décrocher cette distinction.
Mais les palmiers de la Croisette ne sont pas les seuls à avoir bouger sous ce vent de nouveauté. Outre-Atlantique, les réalisateurs et réalisatrices arabes continuent d’écrire l’histoire et de porter encore un peu plus haut le nom du cinéma arabe. Les Filles d’Olfa est d’une telle prouesse technique que le documentaire a réussi à être à la fois nommé dans la catégorie du meilleur film documentaire et à être shortlisté, aux côtés de La mère de tous les mensonges, dans les 15 films retenus pour la catégorie du meilleur film international. Kaouther Ben Hania entre dans l’histoire en étant la première femme arabe à être nommée dans deux catégories aux Oscars.
Un succès qui n’est pas seulement critique puisqu’à l’affiche des grands cinémas parisiens et français se déclinent de plus en plus de noms à consonance arabe et aux horizons autres que les États-Unis et la France. Sans que cela ne déplaise au grand public. Un véritable tour de force, porté par une nouvelle génération, soucieuse de mettre le monde arabe sur la carte du cinéma. Loin de tout stigma, cette génération entend mieux défaire les clichés et encore plus repousser les limites du débat.
Une jeunesse revendicatrice
Au-delà de tout référent identitaire, un point commun semble unir ces films : ils sont réalisés et portés par une jeunesse qui entend s’affranchir des clichés politiques et sociétaux dans lequel le cinéma international a eu tendance à enfermer le cinéma arabe.
Pour Mathilde Rouxel, programmatrice pour le festival AFLAM et le festival du film franco-arabe de Noisy Le Sec, cette nouvelle vague est animée par « la volonté de montrer le monde arabe et l’Histoire de ce monde ». Tout l’engouement critique et intellectuel autour de ces films s’explique notamment par le fait « qu’ils sont portés par une jeunesse ». Ces films ne sont certes en rien novateurs dans les thématiques abordés et s’inscrivent dans la longue continuité du cinéma arabe où les logiques sociétales sont au cœur des réalisations. Cependant, pour Louise Gholam, cheffe opératrice franco-libanaise dans le cinéma et ancienne membre du Habibi Collective, qui soutient les réalisations féministes de la région du MENA : « Il n’y a certes pas d’émergence sur les sujets mais il y a une plus grande liberté à les porter ».
Une génération décloisonnée qui s’acharne à bouleverser les regards traditionnels. Tant ceux de la société arabe que ceux des sociétés occidentales. Et cela se ressent à l’écran, comme le confirme Louise Gholam : « Ces dernières années, la confrontation à la religion et à la société est beaucoup plus frontale (…) Je n’ai pas le souvenir de voir quelque chose d’aussi frontal lors des dernières décennies ».
Les Lueurs d’Aden se confronte au tabou religieux de l’avortement dans une société yéménite qui refuse et condamne l’acte.
Inch’Allah un fils se veut le plaidoyer d’une mère veuve contre l’oppression patriarcale dans une société jordanienne où l’héritage revient de droit aux hommes de la famille.
Un nouvel élan du cinéma arabe porté par une nouvelle génération mais avant tout par des femmes. Le premier long-métrage du cinéma arabe, Laila, est réalisé par une femme, Aziza Amir, en 1927 en Égypte, berceau du genre. L’excellence de ce dernier continue de se conjuguer au féminin. Une étude menée en 2018 par la Northwestern University estime à 25 % la part de réalisatrices dans le monde arabe. Au Liban, le chiffre atteint la barre symbolique des 50 %. Une observation que partage Mathilde Rouxel : « La présence des femmes derrière la caméra est quelque chose qui se fait de plus en plus ces dernières années ». À titre de comparaison, seulement 16% des cinéastes à la tête des 250 films les plus lucratifs en 2023 à Hollywood sont des femmes, d’après une étude de l’université de San Diego.
En 2020, d’une initiative commune est lancé le collectif Rawiyat avec pour objectif de soutenir les réalisations féminines dans le monde arabe. Ce collectif, dans les rangs duquel on retrouve Lina Soualem (Bye Bye Tibériade), Asmae El Moudir (La Mère de tous les mensonges), repose sur l’esprit de sororité : « offrir un soutien non seulement aux réalisatrices mais plus largement à toutes celles qui œuvrent dans ce domaine, en créant un réseau et une structure mobilisable à l’échelle de toute la région et transmissible aux talents futurs qui souhaiteront s’inscrire dans ce changement durable ». Un soutien qui se manifeste via l’organisation de nombreuses conférences et de workshops sur les aspects techniques du métier afin d’encourager les femmes du monde arabe à exprimer librement leur créativité. Pour Mathilde Rouxel, ce collectif est certes « un phénomène assez nouveau mais c’est un phénomène qui germe ».
Les réalisatrices arabes sont dans une lutte incessante, à la fois contre les regards de leur propre société, mais également contre les regards occidentaux, qui ont tendance à fantasmer et à victimiser les femmes nord-africaines et du Moyen-Orient.
Et s’il existe une certaine évolution et ouverture d’esprit du monde arabe, certains démons restent compliqués à vaincre. L’Algérie a en effet adopté, le lundi 4 mars, une proposition de loi visant à condamner les professionnels du cinéma dont l’activité serait contraire « aux valeurs et constantes nationales, à la religion islamique et aux autres religions, à la souveraineté nationale, à l’unité nationale, à l’unité du territoire national et aux intérêts suprêmes de la nation, aux principes de la révolution du 1er novembre 1954, à la dignité des personnes ». Une première depuis l’indépendance du pays et un véritable contre-pied à la créativité cinématographique d’un pays qui se veut un pôle régional et international de production. Au Maroc, le Parti de la Justice et du développement a demandé, en juin 2023, l’interdiction de la diffusion de Bleu du Caftan, qui ferait “la promotion de l’homosexualité”.
Ces deux exemples sont la parfaite illustration des nombreuses difficultés auxquelles les réalisateurs et réalisatrices du monde arabe restent encore confrontés. La censure est une épée de Damoclès dont les cinéastes arabes n’arrivent jamais vraiment à se défaire.
De l’intime à l’histoire
Le cinéma arabe dresse une pluralité de portraits et se veut la traduction d’une construction esthétique de l’intime. Bye Bye Tibériade se construit comme un tissage d’archives familiales et historiques sur la mémoire palestinienne. Le documentaire est un récit personnel venant questionner la mémoire maternelle de la réalisatrice, Lina Soualem. Les voix des femmes de la famille s’imbriquent pour mieux raconter le déracinement et l’occupation israélienne en terre palestinienne. A l’intime se mêle le lourd poids de l’Histoire.
Un constat visible avec le non-documentaire de Kaouther Ben Hania, Les Filles d’Olfa, dans lequel plusieurs niveaux sont visibles : « Celui de l’histoire intime, de la mère et ses filles dans un contexte social très pauvre et violent. Ensuite, celui de l’histoire contemporaine de la Tunisie, cette partie visible de l’iceberg qui a influencé leur vécu d’une manière très tragique », d’après la réalisatrice dans une interview pour L’Humanité. La convocation de l’intime est nécessaire à la mobilisation de l’histoire pour mieux caractériser et humaniser les conflits et les problèmes inhérents à la région. L’individu, au travers du cinéma arabe, se veut en résistance. En résistance contre le dogme sociétal, contre le référent religieux et contre le poids de l’Histoire et ses conséquences. Pour Louise Gholam, ces films mettent en avant « des personnages aux trajectoires plus fortes et plus marquantes ».
L’ensemble des films mentionnés ont tendance à faire le portrait de femmes en résistance, luttant contre la misère dans une espèce de malheur les caractérisant. Ils mettent en lumière le quotidien et interrogent sur le poids des traditions. La noblesse du cinéma arabe se fait sur la représentation de la misère sociale. Mathilde Rouxel et Louise Gholam s’accordent sur un point : le cinéma arabe n’a de cesse de dresser un portrait de la femme misérable. Pour la programmatrice du festival AFLAM, « ce sont des logiques qui existent depuis un bout de temps avec des sujets qui touchent davantage à la morale qu’à la société ».
Mais pour Mathilde Rouxel, avec la nouvelle génération de réalisateurs, on remarque un certain affranchissement de cette logique de misère sociale. La programmatrice cite l’exemple de Reines, de la réalisatrice marocaine Yasmine Benkiran, thriller d’action dans les montagnes de l’Atlas, ou encore d’Animalia, film marocain de Sofia Alaoui, aux aspects surnaturels et qui est « une critique sociale et non sociétale ».
Un public réceptif
Ce développement récent du cinéma arabe illustre un phénomène particulier : la réception occidental de ces films. Pour Louise Gholam, « il y a une envie du public d’entendre ces histoires”.
Le grand public se déplace et investit de plus en plus ce genre cinématographique. Le Bleu du Caftan, de la marocaine Maryam Touzani sorti en mars 2023, a réussi à rencontrer son public en cumulant plus de 211 000 entrées. Les Filles d’Olfa enregistre à ce jour près de 139 000 entrées. Bye Bye Tibériade, s’est imposé comme un succès critique et enregistre plus de 45 000 entrées. Les plus petites réalisations, comme Inch’Allah un fils et Les Lueurs d’Aden, enregistrent près de 26 000 et 17 000 entrées chacun.
Pour Mathilde Rouxel, « ces films sont certes distribués dans le monde arabe mais ils sont avant tout destinés à un public occidentalisé (…) et ne cherchent pas forcément à discuter avec le public arabe ». Un exemple concret : Les Lueurs d’Aden avec un réalisateur qui cherche à montrer la ville d’Aden au monde entier pour la programmatrice. Un constat que partage Louise Gholam, qui relève la notion de « devoir d’information » de ces films, avec des réalisateurs qui ont conscience de « la nécessité de donner du contexte aux spectateurs et des clés de compréhension à des gens qui n’ont pas d’affinité avec cette région ».
Mais le succès rencontré par ces films s’explique également par des logiques de production. Le public est réceptif car ce sont « des formes de films occidentalisés », d’après Mathilde Rouxel, avec des films portés par des gens qui ont étudié en France ou dans le monde occidental. Le succès rencontré est aussi lié aux thématiques abordées : « Ce sont des films qui ne sont pas agressifs, qui ont le mérite de comprendre des phénomènes, comme la colonisation, dans les gestes de l’intime ». Pas étonnant donc que le public soit séduit par ces films car ils sont l’illustration des stéréotypes que le public se fait sur le monde arabe. Ces films plaisent car ce sont exactement les portraits imaginés par les spectateurs lorsqu’il est question de l’Afrique du Nord et du Moyen-Orient.
En parallèle, les réalisateurs et producteurs du monde arabe ont de plus en plus de facilité de production. Les structures de production se multiplient dans le monde arabe, à l’image du collectif Rawiyat, et les instances de production européenne, comme le CNC (Centre National du Cinéma et de l’image), investissent le terrain. Les films mentionnés sont quasiment tous des coproductions avec le CNC.
Certaines structures n’ont pas attendu 2024 pour mettre en lumière le monde arabe et son cinéma. Le Habibi Collective effectue un travail d’archivage des films arabes afin de permettre au plus grand nombre d’accéder à ces œuvres. En France, trois festivals œuvrent chaque année à la visibilité du cinéma arabe. Le festival AFLAM, à Marseille, a pour objectif « la mise en lumière des cinématographies arabes d’hier et d’aujourd’hui ». À Fameck, dans l’Est de la France, le Festival du Film Arabe met en valeur depuis 34 ans un pays du monde arabe et est devenu un lieu de rencontre incontournable pour les acteurs de ce monde. Enfin, le Festival du film franco-arabe de Noisy-Le-Sec, se veut « une véritable immersion artistique et un voyage cinématographique dans le monde arabe ».
Il est indéniable que ce cinéma gagne en puissance ces derniers temps, signe d’une ouverture sur le monde arabe et sur la richesse des récits que ce dernier propose. Si ces films atteignent un certain niveau de reconnaissance, ils restent malgré tout confrontés à de nombreux plafonds de verre et lorsque le succès est au rendez-vous, cela s’apparente toujours à un exploit. Le marqueur d’une invisibilisation permanente.