Photo : @ladurso

Ozhora Miyagi, le shōnen d’un compositeur – Interview Off The Record

Croire en ses rêves et se donner les moyens de les atteindre. Si elle peut paraître naïve, cette maxime résume bien la mentalité véhiculée par les shōnens. Trouver les Dragon Balls pour Goku, le One Piece pour Luffy ou devenir Hokage pour Naruto… Ces mangas font la part belle aux accomplissements des quêtes. Des mangas avec lesquels Ozhora Miyagi s’est construit. C’est d’ailleurs au Japon, entre “Olive et Tom” et “Karate Kid”, que le producteur belge est allé chercher les références de son nom.

Alors quand il a trouvé sa voie pour la musique, Ozhora ne s’est fixé aucune limite dans son art comme un vrai héros de shōnen. Il n’a pas hésité à affirmer ses objectifs haut et fort, que ce soit celui de réaliser des albums, ou celui de placer pour les plus gros noms du rap francophone et surtout américain. Et encore une fois, comme dans ses mangas préférés, le compositeur s’est donné les moyens de ses ambitions et a commencé à franchir une à une les étapes de sa quête. Le jeune Ozhora, qui jurait à tout son quartier qu’il finirait par placer des productions pour les plus grands, peut aujourd’hui se targuer d’avoir travaillé avec A$AP Ferg, Booba ou encore Lil Wayne et d’avoir entièrement réalisé le dernier album de Kalash Criminel.

Photo : @ladurso_

Ton nom est inspiré de la culture manga. Cet univers, c’est quelque chose qui a pu t’inspirer dans l’esthétique de tes prods ou même dans ta mentalité ?

Dans tout ! Quand on regarde bien déjà la mentalité shōnen, je l’ai à 100 %. Moi, je suis quelqu’un qui scande les choses avant qu’elles n’arrivent, comme dans les mangas. Pour BON COURAGE, par exemple, huit mois avant la sortie de l’album j’étais déjà en train de le teaser sur Twitter avec des “On va sortir un album de fou !” et en fait l’album n’était même pas encore fait (rires). Après, je parle beaucoup mais je prouve aussi, c’est ça la mentalité shōnen. Et puis pour les morceaux, je reprends beaucoup les sonorités que l’on retrouve dans les mangas.

Pour revenir un peu au tout début de ta carrière, à quel moment tu commences la musique ?

J’ai toujours fait de la musique. Petit déjà, je chantais par-dessus les morceaux des artistes que j’écoutais. À l’époque, quand tu enlevais un peu les écouteurs de leur prise, tu n’entendais plus la voix mais juste la prod. Moi, soit je chantais par-dessus, soit j’écoutais attentivement les détails des compositions. J’ai fait ça pendant 15 ans. Je savais que je voulais faire du son à l’époque, je l’ai toujours su. Je ne savais pas comment, où, quand, mais je savais que c’était ma voie. Du coup, j’ai un peu tout testé : j’ai rappé, j’ai chanté, j’ai été à la chorale, j’ai pris des cours de musique, j’ai fait de la flûte, même du triangle… j’ai tout fait.

Quand j’ai commencé les prods, je devais avoir quelque chose comme 12 ans. J’utilisais Aye Jay à l’époque. Tu avais des loops et tu devais les mélanger pour créer ta propre instru. Au début, ce n’était pas fameux. Ensuite, j’ai eu FL studio 4 ou 5, ce n’était pas fameux non plus (rires). Du coup, j’ai un peu délaissé les compos, j’ai commencé à rapper et c’est ce qui m’a fait m’y remettre, je voulais faire mes propres prods. J’avais un pote qui maîtrisait FL6 à la perfection, je l’ai observé pendant 6 mois et je m’y suis remis. C’est parti de là, j’ai arrêté de rapper pour me concentrer là-dessus, ça devait être en 2008 ou en 2009.

Tu te mets à faire des prods et ton premier placement, ce n’est ni en Belgique ni en France mais avec un Américain et pas n’importe qui : A$AP Ferg. Comment c’est possible d’arriver avec son premier placement direct aux US ?

Comme je te le disais, je parle beaucoup. Bien avant d’avoir placé ma première prod, je disais déjà que j’allais placer aux États-Unis. Les gens se moquaient carrément de moi, ils pensaient que je n’allais jamais le faire. J’étais en mode “Ah ouais, je ne vais jamais le faire ? Ok on va voir.” Et c’est là que mon esprit de Shōnen arrive à 1000 %. Pendant 6 mois, je ne suis pas sorti. Plus personne ne m’a vu : je n’ai fait que travailler mon karaté. Ensuite pour obtenir des placements, j’allais sur Facebook et je cherchais les potes des rappeurs. J’étais un inspecteur, je regardais le meilleur ami du meilleur ami, du meilleur ami… Je remontais comme ça au plus près de l’artiste. Je mentais aussi, je disais que j’étais canadien. La sauce passait mieux comme ça parce qu’à l’époque, le Canada avait le vent en poupe, Drake était en train de péter. Après sinon je faisais vraiment tout ce qui pouvait me rapprocher d’un artiste. J’allais aux concerts, je me faisais passer pour un mec de l’équipe de l’artiste pour accéder aux backstages, je lançais des clés USB sur scène, j’essayais de choper des Skype ou des mails par tous les moyens…

Tout ça a fini par payer. Déjà avant Ferg, j’ai réussi à placer pour pas mal d’Américains. Je ne gagnais pas d’argent, c’était le plus souvent sur des mixtapes qu’on trouvait sur Datpif. J’ai placé pour des gars comme Kid Ink, Meek Mill, Wale, même French Montana. Et puis boum, j’ai réussi à placer sur le premier album d’A$AP Ferg. Dans mon quartier, je disais à tout le monde “Alors, je l’avais dit ou pas(rires).

Comment tu as fait cette prod pour Ferg, c’était quoi le processus de création ?

Il faut savoir que je suis un grand fan de jeux vidéos. Un jour, dans un magasin vintage, je tombe sur un jeu dans lequel tu gères un dauphin. Il y avait un son dans ce jeu qui m’a tapé dans l’oreille, justement quelque chose qui rappelait ce dauphin. En rentrant, je vais le chercher sur internet, je le sample et je fais une prod que j’envoie à A$AP Ferg via Facebook. On me répond “C’est incroyable, on va faire un gros son avec”. À partir de là, plus de nouvelle, silence radio pendant 6 mois.

Et puis un jour, Ferg balance une vidéo de lui et Bone Thugs-N-Harmonie en studio en annonçant que son album arrive et j’entends ma prod. Le sentiment était incroyable : j’ai fait un morceau pour Ferg et Bone Thugs-N-Harmonie, groupe iconique dont je suis fan. J’apprends ça comme tout le monde. Ils me contactent pour me confirmer et finalement deux semaines avant la sortie petite frayeur : on me dit qu’en fait, ils ne peuvent pas clearer le sample et que si je veux être sur l’album, il faut que je refasse la prod. J’ai ré-essayé, re-samplé mais ils n’aimaient rien ! Au final la 16ᵉ ou 17ᵉ  version a fini par être validée.

Parmi les gros morceaux que tu as pu produire outre-Atlantique, il y a aussi “Diego” de Tory Lanez. Là aussi, c’est quelqu’un que tu as rencontré en ligne ? 

Je suis tombé sur une vidéo de lui. Il avait sorti une mixtape à l’époque de Datpiff. J’aimais bien et du coup je me suis connecté avec lui. Il m’a envoyé son Skype que j’ai toujours gardé. Mais je n’ai pas composé “Diego” tout de suite. J’avais fait A$AP Ferg et après, j’ai eu une disette d’un an et demi au moins, je n’avais plus de placements, alors qu’après avoir placé pour lui, je pensais que tout le monde allait m’appeler. Mais personne n’est venu. Ça a provoqué une grosse remise en question, je me disais que mon son n’était pas assez bon. Donc ce que j’ai fait, c’est que je suis beaucoup sorti en boîte mais pas pour m’amuser. Je m’asseyais dans un coin et je regardais comment les gens bougeaient en fonction du type de son qui passait. Je me disais “ok tel drum les gens bougent, tel instrument les gens bougent…”.

Et puis un jour, après une soirée bien arrosée, je rentre un peu ivre. À 6h, je commence à taffer une prod. Il faut savoir que c’est une co-prod avec quelqu’un qui m’avait envoyé la loop du début, j’ai bossé sur le reste. Nous ne sommes plus en bons termes, je préfère ne pas m’étaler sur le sujet. À la base, le morceau était pour Gradur, je crois. Une fois la prod finie en écoutant du son, je retombe sur du Tory Lanez. Et j’avais toujours le Skype, donc je lui ai envoyé ma prod. Deux semaines plus tard, il annonce un nouveau son. Je vois passer l’info, “prod. by Tory Lanez”. Mais quand le morceau est sorti, c’était ma prod ! À la suite de ça, on a un gros biff sur Twitter, je l’insulte etc. Et en privé, je vais lui demander pourquoi il fait ça. Il devient super arrogant, il m’envoie des “oui, c’est ma prod maintenant, tu ne vas rien faire, suce-moi”, ce genre de choses. Tout le monde commence à voir l’histoire, les gens lui écrivent. Et j’ai voulu taper plus fort. J’ai contacté une journaliste de Complex pour qu’elle fasse un article sur moi, avec mon interview. La journaliste a contacté Tory Lanez et là, il a eu chaud. C’est à ce moment qu’on a pu s’arranger. 

Ferg, Tory Lanez, ce sont de gros placements mais ton plus grand fait d’armes aux US, c’est d’avoir bossé avec Lil Wayne. C’est un artiste qui a été important dans ta culture musicale ? 

Lil Wayne, c’est le GOAT ! Quand il a dit que c’était le meilleur rappeur vivant tout le monde a douté et il a prouvé derrière. C’est une figure très importante pour moi dans le sens ou à un moment, je ne regardais que lui. L’un de mes premiers objectifs de carrière, c’était de placer pour Lil Wayne. Avoir bossé avec lui, ça représente énormément. The Carter III, c’était quelque chose, on se l’est tous mangé. Ça a marqué un temps dans le rap, il a marqué le rap et d’ailleurs, il a fait beaucoup d’enfants derrière. 

Comment tu as réussi à travailler avec lui ? 

Le placement s’est fait en 2018 mais Lil Wayne, c’est un travail de plus ou moins 10 ans. C’est le premier nom que je suis allé cherché. J’ai vraiment bossé pour ce placement !

J’ai envoyé mes prods à tout le roaster de Young Money. Les techniciens de surface, les photographes, les gens qui ont peint les murs… Tout le monde connaissait Ozhora (rires) ! J’ai tellement abusé que quelqu’un a fini par répondre à l’appel. C’est Yago, le frère d’Euro, qui était signé chez Young Money. Il a cru en moi et on a grave sympathisé, on est devenu ami et il m’a aidé à obtenir des placements avec Lil Wayne. Je dois avoir bossé sur une bonne centaine de tracks avec Wayne en studio pour certains, des titres qui ne sont jamais sortis. Le seul dehors, c’est un feat avec Euro que Wayne lui a donné du coup. Euro qui est décédé aujourd’hui, paix à son âme. 

Donc, tu étais en studio avec Lil Wayne… Tu as réussi à rester normal ? 

Non (rires). J’étais comme un enfant, j’avais le sourire jusqu’aux oreilles. Mais Lil Wayne, c’est un grand enfant, un gosse super riche. Chez lui, il fait du skateboard. Ses potes vivent avec lui…. Sa maison, c’est la fête foraine. Et cet esprit d’homme enfant en fait, c’est ce qu’il fait dans ses textes avec ses métaphores un peu cheloues. La fameuse phrase quand il dit “Les vrais G bougent en silence comme les lasagnes”, c’est cet esprit d’enfant en fait. 

Parmi les légendes avec lesquelles tu as travaillé, il y a aussi Booba pour qui tu as produit “Génération Assassin”. C’est une prod particulière pour toi ?

J’ai un rapport spécial avec mes prods, ce sont vraiment mes bébés, donc je me rappelle la conception de chacune. Celle-ci c’est encore un envoi de mail. Booba me l’avait donné lui-même. Il faisait une séance de dédicaces dans un magasin Unkut à Liège. Je l’ai checké et au lieu de lui demander un autographe, je lui ai dit “Tu n’as pas un mail s’il te plaît ?” et je lui ai donné un cd aussi. À partir de là, j’ai commencé à lui envoyer des prods. 

L’instru de “Génération Assassin”, je ne la trouvais pas dingue au début. Je l’ai faite un jour où je séchais l’anglais à la fac. Je me suis mis devant One Piece, ils parlaient de “Wano Kuni”, l’île des samuraïs dans le manga. Ça m’a inspiré tout de suite. J’ai commencé une prod avec tous ces éléments tirés de cette inspiration, d’où ce côté très Japon dans le son. Et puis le même jour, je me suis dit que j’allais envoyer quelques prods à Booba. J’écoute les dernières prods que j’ai faites pour voir lesquelles je vais mettre dans le pack et au moment où je joue “Génération Assassin”, mon petit frère débarque dans ma chambre. Et il me dit “Celle-là pour Booba ça va grave le faire, c’est sûr, il te la prend”. Moi, je l’engueule en mode “Qu’est-ce que tu me veux toi ? De quoi tu parles ?” (rires). À l’époque, les packs que j’envoie à Booba, c’est de la trap bien Lex luger avec des grandes trompettes etc. “Génération Assassin” dans le pack, c’était la seule qui détonnait de cette esthétique. En plus, mon frère était sûr de lui, il a insisté ! Du coup, je me suis dit que ça ne coûtait rien de l’ajouter au pack. Finalement, c’est celle-là qu’il a prise. Vraiment s/o au meilleur D.A, mon petit frère. Il avait la vision que je n’ai pas eue. Fun fact : aujourd’hui, c’est le D.A de mon label. Les derniers placements ça vient de lui. SDM cette année, ça vient de lui. “La Pièce” de Bendo Z, ça vient de lui. Aujourd’hui, il est vraiment devenu D.A, c’est son taff et son premier fait d’armes, c’est “Génération Assassin”. Il devait avoir 12 ans. 

Tu as des références de producteurs qui t’ont inspiré ? 

Quincy Jones est numéro 1, direct. C‘est lui qui m’a donné cette envie de réaliser. Dès le départ, je voulais être réalisateur. La première prod que j’ai faite, je disais déjà que je ne serais pas un beatmaker. D’ailleurs dès le début, j’ai eu ce truc de réalisation. Quand j’étais plus jeune, mon père m’avait acheté un ordi et un micro : ma chambre est devenue le studio du quartier. Donc j’ai toujours été le réalisateur de tout le monde en fait. J’enregistrais les mecs, je leur disais “Chante comme ci, chante comme ça” et souvent ce qui se passait, c’est que quand les mecs enregistraient de leur côté, le morceau était nul. Dès qu’ils bossaient avec moi, chez moi, le morceau était chaud. Je me disais déjà à l’époque qu’il y avait un truc. 

Donc Quincy Jones en premier, ensuite Neptunes avec Pharrell. Eux, c’est presque au-dessus de Quincy Jones. Ce sont eux qui ont créé, inspiré ma musicalité. Il y a aussi Timbo, Lex Luger au début, Zaytoven et puis Kanye, Just Blaze, Prince, Rick Rubin…

Est-ce que tu as une méthode particulière quand tu travailles, que ce soit seul ou même en studio avec des artistes ? 

Non, ça vient comme ça. Je peux commencer par les percussions, les drums, d’autres fois ce sera plutôt la mélodie. Je n’ai pas de méthode à proprement parler. Mais depuis fin 2023, quand je suis en studio avec des artistes, je dis qu’on va faire des sessions aléatoires. J’en ai marre d’aller en studio et qu’on m’impose un son qu’eux veulent faire. Parce qu’ils viennent avec leur mood et ils pensent que je suis dans le même mood, alors que parfois ce n’est pas le cas. Ils sont là “Oui fais un son comme ça, mélange ce son-là de Dinos avec les drums de Tiakola et ça va créer le son dont j’ai envie”. J’ai eu de très mauvaises expériences en 2023 comme ça et je ne veux plus faire ça, plus jamais. Si c’est pour copier un énième compo de je ne sais où, ne m’appelez pas. Appelez-le mais pas moi. Si vous m’appelez, on va faire une session aléatoire.

C’est une collaboration, tu ne considères pas travailler pour quelqu’un. 

Oui, c’est ça. Je ne sais pas ce qu’on fera, toi non plus et on verra en studio. Si l’inspiration qui arrive, c’est de faire un son love, on fera un son love. Si on doit faire du zouk, ce sera du zouk… Tu captes ? Je trouve qu’en 2022 – 2023 il y a eu une baisse de régime. Tout le monde disait que c’était toujours la même chose, qu’on n’évoluait plus etc. Mais en fait, les artistes n’évoluent plus parce qu’ils veulent tout contrôler. Ils contrôlent le texte, la prod, l’ingé, le mec qui masterise… Certains veulent même contrôler leur promo ! Eh les gars, à un moment, il faut que chacun se mette ou se remette à sa place. Il y a des artistes qui font tout en même temps, auteur, compo, interprète et qui le font très bien mais ce n’est pas fait pour tout le monde. À partir du moment où les artistes ont voulu contrôler des compos sans les écouter et les ont privés de leur libre-arbitre, c’est là qu’on a vu les mêmes chansons se répéter et que ça a baissé en niveau. Les artistes n’étaient inspirés que par ce qui fonctionne alors qu’on est tous différents ! Du coup, on s’est tous retrouvés à faire la même musique et ça a formé un entre-soi. C’est pour éviter ça que je préconise les sessions aléatoires et si tu n’es pas prêt à l’accepter, ce n’est même pas la peine de m’appeler. 

Photo : @ladurso_

Tu n’es pas français mais belge. Les Belges parlent souvent de difficultés qu’ils ont pu avoir dans le rap avant que Bruxelles ne devienne une place-forte du hip-hop francophone ces dernières années. Toi, en tant que compositeur, tu as pu ressentir une différence de traitement par rapport à tes homologues français ? 

La seule différence, c’est que je n’étais pas sur le terrain en France contrairement aux autres compos qui eux plaçaient plus que moi du coup. Pour moi, les placements, c’était un peu au compte-goutte. Du coup, je devais être dix fois plus fort que tout le monde. Encore une fois, l’esprit shōnen, on est là-dedans. Quand on était au studio et qu’il y avait d’autres compositeurs, je les fracassais. Parce que j’étais prêt, je savais que je devais être plus fort quand les autres étaient plus “chill” puisqu’ils occupaient le terrain. 

Même si tu places pour des gros noms américains ou français, tu es très proche de la scène belge avec qui tu collabores régulièrement, même avec de petits artistes. Bosser avec de jeunes artistes, c’est aussi un moyen pour toi de te renouveler musicalement ? Parce que tu fais office de vétéran maintenant dans le milieu. 

Malheureusement oui, je suis un vétéran (rires). Plus sérieusement, le truc c’est que je fonctionne beaucoup à l’humain et j’aime ce que font ces artistes. Je ne suis pas là pour l’argent en vrai. Oui, j’en gagne mais je ne suis pas vraiment à la recherche des chiffres etc. Je sais quand je dois chercher le hit ou juste faire du sparring. J’aime bien bosser avec des petits profils justement parce que c’est ça ma fierté : prendre un petit et le rendre gros.

En plus, le travail de réalisation sur des profils comme ça doit être super intéressant parce que ce sont des artistes qui se cherchent encore. 

C’est ça ! Ce sont des mecs qui se cherchent donc venez, on se cherche ensemble. J’aurais peut-être le crédit d’avoir fait le premier hit de cet artiste-là. Dans cette optique-là, ça m’arrive d’aller en maison de disques et de dire, “bon ils sont ou vos artistes poubelles ? Moi, je veux bosser avec eux”. Ça étonne tout le monde mais ce sont ceux-là que je veux : les relous, ceux qui ne hypent pas, dont on ne veut pas écouter le nouveau son. 

Pour aller un peu plus sur ton actualité, tu as réalisé Bon Courage, le dernier album de Kalash Criminel. Ce travail de réalisation d’un album, ça consiste en quoi ? 

Déjà, il faut savoir que ça ne veut pas dire que tu fais toutes les prods. Réalisateur, c’est comme une espèce de taff de D.A. En gros, je dois suivre une ligne directrice déjà. Je la définis avec l’artiste et je sais dans ma tête ou je dois aller et où je ne dois pas aller. Parti de là, on construit le reste. On reçoit des prods, parfois, je les fais moi-même. On est en studio, l’artiste pose, je vais lui dire fais ça, pas ça, plutôt ça… Je suis un peu comme l’entraîneur. À chaque fois qu’il y a un nouvel entraîneur dans une équipe, il change de tactique. Celui-ci était défenseur droit avant, au final, on va plutôt le mettre ailier parce qu’il court vite. Je vois vraiment ce taff comme celui d’un entraîneur. C’est pour ça qu’on me baptise souvent “Monsieur Mourinho” : parce que quand j’arrive en studio et que je réalise un album, je fous le bordel. Tout ce que les gens faisaient à la base, je refais. Si je dois renvoyer quelqu’un, je le fais. Je fous tout à la poubelle, on recommence tout à zéro et je pousse les gens dans leurs retranchements. Donc parfois, après un projet, toi et l’artiste, vous ne vous entendez plus et vous ne pouvez plus jamais vous voir (rires).

Avec Kalash Criminel, ça va ? 

Oui avec lui, ça a été un coup de foudre musical, heureusement. Parce qu’on a les mêmes références, on écoute les mêmes gars, on est fan des mêmes rappeurs. 

Tu es fan de T.I aussi alors ? 

Exactement ! Le jour où on s’est rencontrés, on a beaucoup parlé de lui, à se citer des morceaux, des albums… Une belle discussion de geek et tout le monde nous regardait en mode “De quoi ils parlent ces mecs ?”. Donc c’était facile quand je donnais une référence, on se captait tout de suite. Ce que j’ai énormément kiffé avec le fait de bosser avec Krimi aussi, c’est qu’il m’a vraiment laissé carte blanche. Il m’a fait confiance de A à Z. Pour comparer, j’ai déjà bossé en réalisation avec des artistes qui ne me faisaient pas pleinement confiance, ils avaient toujours ce besoin de tout contrôler. Ils mettent un réal à disposition pour au final lui dire ce qu’il doit faire alors que c’est le taff du réal de guider l’artiste.

J’aime ce travail de coach, j’aime faire les artistes prendre des risques ou leur faire pousser leur style à son paroxysme. Par exemple sur l’album de Kalash Criminel, “LE FLOW DE MAUBOUTOU SUR UNE PROD TRAP”, tu sens le paroxysme de la trap là ! C’est exactement ça mon taff de réal. Tout ce qui fait ton essence, on va le maximiser mais on le fait aussi selon ma vision, parce qu’un réal a sa patte, son parti-pris. Parfois, ça peut ne pas marcher, ça m’est déjà arrivé de me planter. C’est pour ça que je dis que c’est comme un entraîneur. Mourinho, quand il était à Porto, c’était The Special One mais à la Roma, ce n’est pas trop ça. C’est pareil pour un album : tu développes un style, une idée. Je suis vraiment attaché à cette notion d’”album”, parce qu’on a beaucoup trop de compilations. On va faire 56 morceaux et dedans on en choisit 14 et on va dire “ok c’est fini, c’est mon album”. Ce n’est pas ma vision du tout : un album, ça doit s’écouter. 

C’est une vision un peu à l’ancienne ça…. 

Mais remise au goût du jour, elle prend tout son sens. Parce que regarde aujourd’hui avec le streaming, tu peux sur-streamer deux morceaux à 25 millions de streams dans un album avec les autres titres qui font à peine 100 000. Tu peux faire disque d’or comme ça mais tu auras fait une compilation. Parce que dans les 14 morceaux de ton projet, tu en as deux qui sur-performent et qui portent ton disque d’or, ce n’est pas très logique. 

Avec un album bien complet, tu n’auras peut-être pas les deux singles qui streament de fou mais tu auras quand même plus ou moins tous tes tracks qui sont à 3 millions. Tu vas avoir ton disque d’or et surtout ton album restera dans les mémoires. Et puis, c’est mieux économiquement pour tout le monde. Parce que les compositeurs, les ingé son, ceux qui ont bossé sur le projet s’y retrouvent avec de la sacem et des royalties réparties sur les différents morceaux du projet. 

Photo : Fifou

Comment tu te considères ? Parce que j’ai l’impression que “beatmaker” c’est un terme que tu n’aimes pas trop.  

Que je n’aime absolument pas. Moi, je me considère comme un producer (rires). Parce qu’en fait, je suis beaucoup plus qu’un beatmaker. Je pousse les artistes dans leurs retranchements et quand je dis pousser dans leurs retranchements, ils me trouvent relou (rires). Mais quand le morceau sort, ils se disent : “heureusement que j’ai appelé le relou.” En gros, moi je compose, j’écris, je fais les toplines, je te dis comment tu dois chanter, je te dis comment tu dois utiliser ma prod. Tu utilises aussi mes ingés, tu utilises la personne qui masterise mes morceaux parce que tous mes morceaux doivent sonner tout le temps pareil, c’est important. S/o d’ailleurs à Eric Najar qui est mon ingé attitré, mon Mike Dean à moi. Je ne bosse qu’avec lui parce que c’est le mec qui a compris mon son et moi j’ai compris sa manière de bosser. Parce que tu peux faire une belle prod, un ingé qui ne connait pas du tout ton style va tout bazarder parce qu’il va mettre ton kick un peu trop fort ou que le piano qui va sonner comme-ci alors que tu voulais qu’il sonne comme ça… Non ! Moi, ça me fait une charge de travail en moins, pas besoin d’expliquer ce que je veux à Eric, on se sait déjà. Donc oui compositeur ou producer ça me va mais pas beatmaker. J’ai commencé en tant que tel, je ne dénigre pas le travail de beatmaker, mais producer ce n’est pas la même chose, c’est un peu comme une évolution. 

C’est marrant parce que tu dis que tu n’es pas beatmaker mais producer, en anglais. Est-ce que les américains n’ont pas eux, cette vision globale du producer qui nous manque peut-être encore en France ?

Si totalement, c’est réel. Il y a longtemps, j’avais déjà dit à un D.A en France, que j’aimerais réaliser un projet. Il m’a répondu “Oh moi je ne suis pas fan de ça parce que toutes les prods vont sonner pareil”. Alors que c’est le contraire justement, je suis très versatile et je le lui ai expliqué mais ça n’a rien changé. Et en fait, alors qu’on n’a pas voulu me laisser réaliser directement ici, un Metro Boomin a commencé à faire ça dès le début de sa carrière. 

Tu m’as dit “je topline et j’écris pour les gens”. Ça, c’est un truc dont on parle assez peu dans les médias. Il y a beaucoup de compositeurs qui font ça ? 

Je ne sais pas pour les autres. Il faut savoir un truc avec moi, c’est que je vis dans mon monde à moi solo. Je connais beaucoup de compositeurs, certains sont des amis. Mais je ne traîne avec personne. Certains le prennent mal, pensent que je fais le malin, etc. D’autres captent que je suis juste dans mon monde. Mais je suis vraiment dans mon monde. Pour te dire, je n’écoute même pas de rap français ni de rap américain. Je n’écoute même plus trop de rap pour le moment. 

Qu’est-ce que tu écoutes ?  

J’écoute beaucoup de musique ancienne en vrai. J’écoute beaucoup de motown en ce moment par exemple. Je suis toujours en train de chercher des sonorités de là-bas pour les mixer avec des sonorités d’aujourd’hui, je cherche à créer de nouvelles symbioses. Moi, je suis une éponge. Ça veut dire que si je me mets à écouter trop de rap français, ou trop de rap américain, je vais me mettre à reproduire. On est influencé comme ça. Donc quand je dis que je n’écoute pas, c’est juste que je sais que si je me mets à trop en écouter, mon inspiration va être bousillée. 

À quelle fréquence, ça t’arrive de topliner pour des artistes et depuis combien de temps, toi, tu le fais ? 

Pas depuis longtemps, ça fait …. (il réfléchit) si depuis longtemps (rires). Ça fait 5 ans au moins. Mais souvent, je ne le dis pas. Il y a des morceaux dans lesquels je laisse ma voix, il y en a même beaucoup. Dans Bon Courage par exemple, j’ai ma voix un peu à droite à gauche, un peu partout sur des backs, etc. Je fais pas mal de backs et sur les morceaux chantés, ça m’arrive même de faire des cœurs. En fait, il y a beaucoup de choses que je ne déclare pas. Je suis en mode “Je sers la musique”, je ne vais pas crier partout que j’ai fait tel back ou telle ambiance. 

Mais oui ça doit faire 5 ou 6 ans maintenant que je topline pour des artistes. Pendant que je topline, je chante déjà des textes mais je n’écris jamais en avance. Kalash Criminel, il rappe un peu comme ça aussi. Mais lui, c’est super étonnant, c’est fascinant même. Je ne fais pas pareil, moi je recommence plusieurs fois. Je fais la topline et puis il y a des mots qui me viennent et je les pose petit à petit en réécoutant le combo prod/topline. Moi, je fais plus souvent les refrains que les couplets, je n’aime pas trop écrire des couplets.

J’ai vu des tweets un peu critiques sur des interviews que tu as pu faire. Notamment sur la redondance des questions qu’on a pu te poser. Des critiques que je peux entendre. À ton sens, qu’est-ce qu’on pourrait faire, nous les médias pour améliorer le traitement qu’on fait des beatmakers et des producteurs ? 

Je pense déjà qu’il faut des formats dédiés pour eux. Il y a un milliard de formats pour les rappeurs. Par exemple GQ, a un format dans lequel les rappeurs jugent les autres rappeurs. Pourquoi on ne ferait pas un format dans lequel on juge les prods des autres ? Ça pourrait fonctionner ! Pourquoi il n’y a pas de formats d’immersion… Il y a tellement de choses à faire de plus que de juste demander “Alors cette prod, c’était comment ?”. Je trouve ça bateau et il y a eu un moment, j’ai fait beaucoup d’interviews et j’en ai eu un peu marre. Je me disais “Allez lire l’autre truc un peu, parce que j’ai déjà répondu à ça”. Et je trouve que ça se voyait qu’on faisait une interview juste pour faire l’interview, sans rentrer dans le fond des choses, alors que pour les compositeurs, il y a autant à dire que sur les rappeurs. Il y a le business des producteurs, la santé mentale aussi dont on ne parle jamais ! Des gens qui vivent la nuit qui mangent mal, qui ont de vrais problèmes de santé. Et puis, ils sont dans un game ou tu peux savoir que tu es le meilleur compositeur du monde mais personne ne le voit et toi, tu ne sais pas comment montrer au monde ton talent. Ça, c’est super dur. Il y a tellement de choses sur lesquelles on peut discuter avec un compositeur… C’est dommage de se limiter à des questions redondantes. Donc à un moment, j’ai arrêté les interviews. 

Pendant 4 ans, j’ai tout refusé. Et après, une fois, j’ai dit ok pour en refaire et la première question, on me l’avait déjà posé. Ça m’a trop énervé, je suis parti sur Twitter et j’ai dit “Ça y est”, je commence à en avoir vraiment marre. Et c’est cool parce que j’ai l’impression que mon coup de gueule a poussé les gens à trouver de meilleures questions. Quelque part, j’ai peut-être servi à la cause. 

De tout ce que tu m’a dit, tu es très polyvalent, pourquoi on n’a pas encore eu un projet Ozhora Miyagi ? Parce qu’on voit de plus en plus de compositeurs sortir leurs propres projets. 

En vrai, ça fait peut-être un an que je cherche à faire ça mais les artistes sont des opportunistes. Pourquoi ? Parce que quand c’est pour bosser pour eux, les mecs sont là mais quand c’est pour toi, ça ne répond pas. Ils ralentissent le truc. Et parfois tu as un morceau avec eux tu demandes “Tu vas sortir le morceau ?”, on te répond non et puis quand tu demandes si toi, tu peux le sortir, pas de réponse mais le lendemain, on va t’appeler pour une session avec l’artiste. 

Ils n’ont pas encore compris que c’est important de faire l’effort et je n’ai pas envie de faire une compilation avec des chutes de studio. Ce ne sera pas beau et puis ça ne correspond pas à ma vision de la musique, je veux construire de vrais projets pas faire un travail bâclé. Je pense que ça prendra son temps et je ferai ce projet une fois que les artistes comprendront que c’est nécessaire aussi et que tout le monde servira la cause. J’ai encore un certain niveau à atteindre avant de pouvoir sortir un tel projet. Le niveau ou les artistes répondront présent quand je les appellerai pour bosser mon projet.