Dans les coulisses de Yardland : un terrain d’expression pour le rap et ses communautés

“Plus qu’un festival. Le prototype expérimental d’une communauté future”, si la bio Instagram de Yardland peut paraître cryptique au premier abord, elle résume parfaitement la vision qu’ont eu les créateurs du festival : celle d’un espace d’expression, d’un terrain neutre où tous les acteurs du rap et de ses cultures pourraient s’exprimer, sans concession. Un projet né d’un constat dès 2016 : “Il n’y avait pas cet espace pour le rap, pas d’espace pour nos gens et pour vivre nos cultures à 360 degrés” résume Yoan Prat, le co-fondateur de Yard. Alors Yard a voulu lancer son propre festival dès 2016 celui qui correspondrait à cette vision. Ce n’est qu’aujourd’hui, 8 ans plus tard en 2024, que ce festival peut enfin voir le jour avec une programmation qui met à l’honneur le rap, les musiques afro-caribéennes, la mixité de la France, les quartiers populaires et qui s’annonce comme une célébration pour ses communautés.

Yardland, la suite logique de Yard

Retour en 2016. À l’époque, les soirées Yard sont considérées par beaucoup comme les meilleures de Paris, à la Machine du Moulin Rouge l’hiver ou au Wanderlust l’été. Média, agence et organisateur de soirées de référence, notamment en région parisienne, l’idée du festival germe comme une suite logique pour l’entreprise selon Caroline Travers : “On interrogeait beaucoup nos communautés à l’époque et on se rendait compte que c’était cohérent”, raconte-t-elle. “Mais on sentait aussi qu’il n’y avait aucun festival qui passait vraiment notre musique. On voulait créer cet espace culturel, ce terrain d’expression pour notre communauté”. Fort de cette idée, Yard se met en tête de la mettre en œuvre et entre en contact avec Live Nation pour organiser une première édition. “Au-delà du modèle économique, c’est aussi et surtout le lieu qui nous a fait galérer. Pendant longtemps, on a visité plein d’endroits mais rien ne convenait.” explique Yoan Prat. Le projet initié en 2016 n’aboutit pas. C’est en 2020 qu’il redémarre vraiment avec un lieu : la scène musicale. “On avait démarré le développement du projet et puis le covid est arrivé” explique Caroline Travers amère. C’est We Love Green qui décantera finalement la situation avec une proposition : Le Parc de Choisy, dans le 94. “C’est vraiment lorsqu’on a trouvé le lieu que le projet s’est lancé” raconte la directrice du festival.

Pour Yard travailler en équipe est une première : à l’époque l’entreprise n’avait jamais collaboré sur ses projets avec d’autres organismes. “C’est normal qu’on s’entoure : organiser un festival, ce n’est pas comme booker des artistes à nos soirées. Il y a tout un système professionnel dont on ne faisait pas partie avant et on a beaucoup appris, on apprend toujours.” explique Yoan Prat. “Après le fait d’avoir une agence, ça a quand même été une bonne école pour nous parce qu’on savait déjà gérer des budgets, des événements et même si c’est différent en festival, on a déjà booké des artistes. Finalement, le festival c’est un peu comme le plus gros budget qu’on ait jamais eu.” conclut Caroline Travers. C’est donc main dans la main avec We Love Green que Yard se lance concrètement dans son premier festival Yardland, prévu pour 2023. 

Le premier festival du rap et de ses cultures

Pour cette première édition 2023, les artistes bookés détonnent sur le modèle prévu par Yard : pour nous par nous. Là où les autres propositions festivalières prévoient les rappeurs les plus en vue, Yardland veut les meilleurs représentants de sa culture dans une programmation qui mélange à la fois des scènes confidentielles de rap, de la musique afro-caribéenne, de gros vendeurs, des artistes internationaux et surtout des shows spéciaux comme la reformation de 13 Block ou surtout Kaaris qui performe Or Noir sur scène. Des moments qui s’annonçaient iconiques pour tout fan de rap. “L’objectif ce n’était pas d’aller chercher un nouveau public, mais bien de rassembler une communauté autour de notre culture” rappelle Yoan Prat. “C’est aussi une façon de se démarquer des autres festivals.” explique le co-fondateur de Yard.

Alors qu’en 2016 le rap était encore embryonnaire dans les festivals, il est désormais partout. Ninho, Hamza, SDM ou SCH se retrouvent ainsi dans de nombreuses programmations “et on a pas les moyens de les programmer. Donc il fallait innover.”  Ces spécials shows, ce sont aussi des façons de réparer des erreurs culturelles, selon Yoan Prat : “Kaaris qui performe Or Noir, avant les Bercy de cette année ce n’était jamais arrivé alors que c’est l’un des plus grands albums du rap français. Mais on ne l’avait pas vu en festival ni dans des Arenas, idem pour les Sheguey de Gradur. On était aussi dans la même énergie sur les Flammes en invitant un Mac Tyer ou un La Fouine. Ce sont des rappeurs qui ont des œuvres importantes pour notre patrimoine et qui doivent être joués sur de grosses scènes.” 

Plus qu’une programmation, l’édition Yardland 2023 prévoit aussi à l’époque de nombreux corners, avec des créatifs, de la food et aussi des associations pour une expérience globale, toujours dans cette optique d’une vision à 360 de la culture défendue par Yard. Une culture qui prendra un coup terrible quelques jours avant le début prévu pour le festival. 

Deuil et annulation

Le mercredi 27 juin 2023, un policier assassine Nahel Merzouk, un franco-algérien de 17 ans dans un contrôle de Police à Nanterre. Un meurtre qui embrase les quartiers de France, surtout en région parisienne. Côté Yardland “On n’avait pas le coeur à organiser un festival dans ce contexte. Mais à J-3, c’est une machine inarrêtable. Et puis surtout on sentait que les artistes, les assos, les partenaires et même le public poussaient pour que le festival arrive parce que dans le contexte du meurtre de Nahel, c’était un moment de célébration important à tenir.” raconte Yoan Prat. Mais les émeutes prennent de l’ampleur et un envahissement se produit le jeudi à Créteil soleil, à 10 min de voiture du Parc de Choisy. “La préfecture nous contacte et ne veut pas signer d’arrêté en notre faveur. Le problème c’est que sans arrêté, on perd les forces de police, les pompiers et on prend la responsabilité entière des milliers de personnes qui viennent à Yardland ” raconte Yoan Prat. Finalement, c’est l’interdiction pure et simple que décrétera la préfecture la veille de l’ouverture du festival.

“Il y a eu deux réactions, la première c’est une déception immense après des mois et des mois de travail et un investissement humain énorme. C’était dur pour toute l’équipe et pour tous les acteurs engagés. Et en même temps, on avait le sentiment qu’il y avait plus importantes qu’un festival et ça nous a aidé à relativiser” résume le co-fondateur de Yard. 

Yardland 2024, plus grand, plus ambitieux

“On a pris le temps de digérer et on a repris les discussions direct à la fin de l’été. On n’a pas lâché. Et puis l’avantage, c’est qu’on avait une base sur laquelle bâtir. On devait repartir au parc de Choisy comme en 2023” se rappelle Caroline Travers. “Sauf que le préfet du 94 a changé et le président du parc aussi”. Fin novembre, Yardland reçoit un message, une interdiction d’organiser le festival au Parc de Choisy. “Voici le motif : les musiques et le public de ce festival ne correspondent pas aux valeurs du département” récite Yoan Prat. “Tu as beau avoir 10 ans d’événementiel totalement clean derrière toi, tu te fais quand même stigmatisé à partir du moment où il y a du rap sur le line-up” résume le co-fondateur de Yard. Mais le festival rebondit et avec l’aide de la mairie de Paris, il trouve refuge à l’Hippodrome de Paris-Vincennes. Plus grand que le Parc de Choisy avec une ergonomie différente, le lieu force Caroline Travers et ses équipes à remodeler un festival qu’ils avaient déjà commencé à préparer depuis plusieurs mois. Et cette première édition de Yardland, si elle ressemble à celle prévue en 2023, semble avoir upgrade en tout point. 

Plus grand, avec plus d’invités et toujours ce flair qu’à Yard pour capter les artistes les plus prometteurs du rap et de ses cultures, la programmation de Yardland est peut-être la plus complète en France en ce qui concerne le rap etv ses cultures. Elle oscille entre des phénomènes qui ont éclos cette année comme TH, des représentants des sonorités du moment comme Maureen avec le shatta et quelques invités internationaux comme Cristale dans un registre confidentiel de drill UK ou dans un registre de superstar avec Gunna et Rema. Mais ce qui frappe, c’est la multiplication des “spécial shows”. Là où il n’y en avait qu’un l’année dernière avec Kaaris qui performe Or Noir on en retrouve 5. D’abord Kaaris encore lui, le dernier annoncé ce dimanche qui performera cette fois “ses classiques” et sur un registre similaire Gradur avec les freestyles “Sheguey” qui ont marqué les années 2010. Pour les autres, ce ne sont non pas des concerts à thème mais bien des shows originaux conçus sur mesure pour les artistes : “Kalash fait son Carnaval”, “Naza ouvre son Nazaland”, “Jolie Garce club avec Shay”.

“Au fil des années on a construit de vraies relations de confiance qui nous permettent de mettre en place ces shows avec les artistes, ils nous font confiance.” explique Caroline Travers. “Chez Yard on a de jeunes créatifs qui connaissent très bien, qui écoutent énormément les artistes et qui sont capables d’imaginer et de créer des D.A, d’avoir des idées pour qu’on mette en place un concert qui correspond vraiment parfaitement à l’univers de ces artistes. Ce n’est pas un concert parmi d’autres : tu construis l’artiste au sein de ton festival”. Le carnaval iconique et tellement important en Martinique, l’île d’origine de Kalash. Le concept de Jolie Garce sur lequel s’est construit Shay, ou la jovialité contagieuse de Naza, illustré dans un parc d’attraction… Difficile de contredire la directrice du festival tant les concerts semblent calibrés pour les artistes alors même qu’on ne connaît pas encore leurs détails. 

Yardland, pour donner la parole à ceux qu’on entend trop peu

Plus haut, on précisait que Yardland ce n’était pas juste de la musique. “A terme, pour comparer grossièrement, Yardland on veut que ça devienne notre fête de l’Huma.” détaille Yoan Prat “On veut que ce soit un évènement ou les gens qui se retrouvent, qu’ils sachent qu’ils ont les mêmes convictions politiques, la même vision de ce qu’est un citoyen de ce pays et de la façon dont il devrait fonctionner.” Le festival s’est toujours tenu à des convictions politiques résolument orientées vers l’ouverture, la considération des quartiers populaires et de leur culture et l’acceptation de l’autre. Des valeurs qui semblent mises à mal en France ces derniers temps avec la montée en puissance de l’extrême droite qui au moment de la publication de cet article se présente comme le parti majoritaire en France, via une politique qui prône l’exclusion de l’autre, la préférence nationale et qui ouvre la voie au racisme. Grand vainqueur des élections européennes, le RN est en effet en place pour obtenir une majorité à l’Assemblée nationale et le siège de Premier ministre pour le leader du parti (suite à la dissolution de l’institution décrétée par le président Emmanuel Macron) après avoir remporté le premier tour des élections législatives. “On a beaucoup réfléchi et on réfléchit encore à ce qu’on peut mettre en place par rapport au contexte politique. On va certainement afficher des messages concernant le vote, on se sert déjà de nos réseaux sociaux… On aurait bien aimé mettre un bureau de vote dans le festival mais c’était un peu compliqué (rires). On fait aussi confiance aux artistes et aux assos invitées pour avoir le bon message.”

Centre Tara fait partie des associations invitées par Yardland. Elle vient en assistances aux MNA “Mineurs Non Accompagnés”, des jeunes qui arrivent en France seuls et dont l’association gère les modalités administratives en plus de les suivre. Elle leur donne également des terrains d’expressions en participant avec les MNA à des activités culturelles. “C’est ce terrain d’expression libre qu’on a vu chez Yardland, cette volonté de laisser de l’espace pour s’exprimer à des gens dont on parle tout le temps, sans leur donner la parole à eux” explique Kenza membre de l’association. Si Tara sera là pour sensibiliser à sa cause, c’est important aussi pour Kenza d’aborder le contexte politique actuel en France entre montée du RN et génocide en Palestine : “J’ai discuté avec l’organisation des talks avec Yardland. Et on a voulu faire quelque chose pour parler de la montée de l’extrême droite et de la situation à Gaza aussi. Plusieurs associations ont pris la même initiative et en fait, nos luttes sont communes : on se bat contre des systèmes racistes et des systèmes d’oppression. Donc oui soutenir les MNA, c’est aussi soutenir la Palestine et faire barrage à l’extrême droite.” 

“Cet évènement, il est aussi là pour nous rallier derrière le même message et pour qu’on puisse se permettre pendant deux jours d’être qui on veut sans les restrictions du monde extérieur” résume Yoan Prat. Rendez-vous les 6 et 7 juillet pour cette expérience immersive dans la future communauté que Yard souhaite pour sa culture.