Clarisse Agbegnenou a appelé sa fille Athéna, comme la déesse de la guerre et des armes. Un choix logique. Lorsque l’on regarde le parcours de la judokate française, on devine l’esprit guerrier qui l’anime.
Née grande prématurée il y a 31 ans, elle s’est battue pour survivre et pour faire taire ceux qui lui promettaient l’échec. « On m’a toujours dit que je n’allais pas y arriver », nous confiait-elle lors de notre entretien à l’INSEP en mars dernier. Mais Clarisse Agbegnenou aime déjouer les pronostics. Moins d’un an après son accouchement, elle est devenue championne du monde pour la sixième fois de sa carrière. Beaucoup pensaient qu’il lui serait impossible de revenir au plus haut niveau, malgré ses cinq titres de championne d’Europe et ses deux médailles d’or olympique en individuel et par équipe.
Pour continuer à faire perdurer son impressionnant palmarès, Clarisse Agbegnenou a un objectif : conserver son titre olympique chez elle, devant son public, sa famille et Athéna.
Le judo est l’un des sports dans le camp français où l’on attend beaucoup de médailles. Et toi, tu tenteras de conserver ton titre olympique. Comment gères-tu cette double pression ?
J’essaye de ne pas me mettre la pression. C’est vrai, les gens nous disent à chaque fois : « On ne regarde pas le judo, mais quand il y a les Jeux, on est toujours derrière vous parce que vous ramenez beaucoup de médailles. » Ça peut être stressant. Je veux vraiment rester championne olympique et le faire à la maison serait merveilleux. Je suis une compétitrice, je vais tout faire pour garder cette médaille d’or. Mais si je perds, je n’aurai rien à me reprocher, j’aurais tout donné et je resterais toujours championne olympique.
Est-ce que tu dirais que ces Jeux olympiques sont la compétition que tu appréhendes le plus ?
C’est particulier. Le stress et la tension pour les JO sont tellement différents par rapport aux autres tournois. Les Jeux olympiques, c’est LA compétition qui te consume le plus émotionnellement. Quand j’ai fait mes premiers Jeux à Rio, j’avais une boule au ventre, je ne pouvais même pas me tenir droite, je n’avais jamais ressenti ça de ma vie ! Je ne savais pas comment gérer ce stress. Pour les JO de Tokyo, c’était assez compliqué à cause de la covid-19, j’étais en dépression, mais j’ai pu m’en sortir.
Aujourd’hui, le fait d’être maman me permet d’avoir du recul, je suis plus apaisée. Je me dis que ce n’est que du sport, il y a autre chose dans la vie. Je vais aux Jeux olympiques de Paris avec plus de maturité.
La préparation pour ces Jeux a été dure ?
La préparation était très dure parce que le retour d’une femme enceinte est totalement différent. J’ai vraiment souffert. J’ai déjà été blessée, quand ça arrive, tu repars un peu de 0 ou 50 sur 100. Là, j’étais à moins 100 ! Il a fallu tout recommencer et j’étais fatiguée, je n’avais pas beaucoup d’heures de sommeil, j’allaite. Donc, ça a été très difficile. Mais je me suis bien entourée et je peux dire que la phase la plus dure est passée.
Quand on dit que la France n’est pas un pays de sport, ce n’est pas pour critiquer, mais pour aider les prochaines générations, pour avoir plus de champions.
Clarisse Agbegnenou
Il y a eu plusieurs polémiques autour des JO, j’aimerais avoir ton avis sur certaines. Lorsque Florent Manaudou a déclaré dans une émission que la France n’était pas un pays de sport, cela a scandalisé. Mais beaucoup d’athlètes sont d’accord avec lui, toi aussi ?
Bien sûr que je suis d’accord. Nous ne sommes pas une nation qui éduque les enfants par le sport. Quand j’étais jeune, on me disait tout le temps que le sport n’apporte rien et à l’école il n’y avait pas beaucoup d’heures de sport.
C’est à partir de 2017, lorsque les Jeux olympiques à Paris nous ont été attribués qu’il fallait préparer l’avenir. Mettre plus de moyens dans le sport et ça n’a pas vraiment été fait. Par contre, nous avons beaucoup de talents, de personnes qui s’accrochent et tentent de trouver des solutions pour gagner et performer. Mais tant que les autorités n’écouteront pas, on ne pourra pas plus évoluer. Quand on dit que la France n’est pas un pays de sport, ce n’est pas pour critiquer, mais pour aider les prochaines générations, pour avoir plus de champions.
Les règles instaurées pour le choix des porte-drapeaux ont beaucoup fait parler. Tu n’as pas pu candidater, car tu l’as déjà été en 2021 et tu as exprimé ta frustration sur les réseaux sociaux. Pourquoi c’était important pour toi de l’être une nouvelle fois ?
Je voulais qu’on me donne la possibilité de le faire parce qu’à Tokyo, il n’y avait pas de public, on était qu’entre nous. Ce qui était super, on s’était donné de la force entre athlètes, mais l’expérience était altérée, c’était une frustration et c’est pour cela que j’ai voulu me porter candidate. Je souhaitais pouvoir partager avec le public, voir leur sourire, leur visage. Ça aurait été magnifique.
Mais les règles sont très claires. Je ne voulais pas à tout prix être candidate, c’est très difficile et stressant d’être le porte-drapeau. Il y a beaucoup plus de médias à faire, souvent ceux qui ont été porte-drapeau perdent aux Jeux, donc fair enough ! Je vais pouvoir me concentrer (rires).
Après l’annonce de mesures permettant aux athlètes de s’occuper de leurs enfants lors des JO de Paris, la journaliste de la chaîne L’Équipe, France Pierron, a dénoncé « ce caprice » de sportifs. Estimant que les athlètes pouvaient se séparer de leur famille pour quelques semaines. Comment l’as-tu pris ?
Je n’ai pas apprécié son jugement, j’ai vraiment été choquée et outrée. Pourquoi les femmes se jettent systématiquement des bâtons dans les roues ? Si on demande un préparateur physique ou mental, c’est parce que l’on fait des caprices ? Non, on en a besoin. Si on souhaite avoir nos enfants près de nous, c’est pour se sentir bien dans notre tête et être performant, ce n’est pas un caprice, on essaie de faire avancer les choses.
Elle a le droit d’avoir son opinion, mais elle ne peut pas dire que les sportifs ne sont pas assez forts mentalement pour aller aux JO sans leurs enfants.
Quand on est une femme, on n’a pas le choix, on doit toujours prouver. Parce que dès qu’on a une rechute, on est bombardée.
Clarisse Agbegnenou
Cette polémique prouve que la France manque d’ouverture d’esprit sur la maternité dans le sport ?
Il y a un manque d’ouverture et un manque d’accompagnement pour les mamans sportives. Pour certains, quand tu deviens mère, tu n’es plus sportive, tu ne peux pas faire les deux en même temps. Pourquoi les athlètes mères de famille ne sont pas plus accompagnées pour pouvoir continuer leur carrière dans le sport ? Je trouve ça dommage.
Si je dois être un exemple et un porte-parole pour d’autres femmes je le serai. Afin de leur donner la possibilité de continuer leur carrière et de ne pas l’arrêter si elles désirent devenir mamans.
Ce que tu dis me rappelle une déclaration que tu as faite dans une interview après ton titre mondial : « Quand tu es une femme, plus tu as de médailles, plus tu as de chance d’être entendue. »
C’est réel ! Quand je suis revenue de ma pause, j’ai dû repartir à zéro et prouver que je pouvais encore gagner. Avant les championnats du monde, j’avais demandé certaines choses à la fédération pour pouvoir être bien accompagnée et on m’a répondu « on verra ».
Et lorsque j’ai été sacrée championne du monde, là, ils m’ont écouté, parce que j’avais performé.
Donc oui, quand on est une femme, on n’a pas le choix, on doit toujours prouver, parce que dès qu’on a une rechute, on est bombardée. C’est ce que j’ai vécu au championnat d’Europe en novembre dernier [Clarisse a été éliminée en quarts de finale.] On a dit que j’avais perdu à cause de l’allaitement, que j’étais finie. Mais on n’a pas le droit d’échouer ? C’est très français de devoir constamment convaincre. Et si tu n’arrives pas à montrer ta valeur, on ne te donne plus de chance.
Pourtant, quand on regarde ton parcours, on a l’impression que c’est facile pour toi d’être à ce haut niveau.
C’est vrai, mon petit frère, qui fait aussi du judo, me dit souvent ça. Mais on ne m’a jamais ouvert les portes, on m’a toujours dit que je n’allais pas y arriver. Dès mon plus jeune âge, à l’école, on me disait que je ne réussirais pas parce que j’étais trop turbulente. Alors, j’ai commencé le judo pour m’apaiser. On m’a dit que je n’allais pas y arriver parce que je n’avais pas de technique. J’ai continué et on m’a dit que je n’allais pas réussir parce qu’une autre était plus forte que moi. Les gens qui ont douté de moi m’ont poussé à tout donner pour être la meilleure.
On me disait que revenir après ma grossesse allait être impossible. Mais mon envie de maternité était beaucoup plus forte que celle d’avoir des médailles. Il me manquait quelque chose en tant que femme. Je me suis dit : j’ai eu tout ce que je voulais sportivement, soit je continue en devenant maman, soit je termine ma carrière. Si je n’étais pas tombée enceinte, je pense que j’aurais refait une dépression.
C’est pour cela que la présence de ta fille en compétition est devenue indispensable pour toi ?
Elle est ma force. Elle n’a peut-être pas besoin de moi, mais moi, j’ai besoin d’elle. J’ai besoin de faire ce parcours avec elle, j’ai besoin de me dire au quotidien que je fais ça pour elle. Elle m’apporte de la sérénité et de la sécurité. En plus on part beaucoup en stage et les premières années d’un enfant passent tellement vite, je ne me voyais pas faire mon bébé et souvent partir.
Tu as déjà marqué le sport français par ton parcours et tes titres. Peu de femmes et encore moins de femmes noires ont atteint ce niveau. As-tu conscience d’être un modèle pour certaines ?
Je n’en ai pas vraiment conscience, je le réalise quand je reçois des messages sur les réseaux sociaux ou que je croise des gens. Je sais que les petites filles noires me regardent avec inspiration. J’ai une nièce métisse qui a des cheveux crépus qu’elle veut toujours lisser. Lorsqu’elle me voit à la télé avec mes tresses ou mon afro, elle a les yeux qui brillent. C’est fou toutes les choses que les femmes noires ont enfoui en elles et qu’elles cachent à cause d’attaques racistes sur leur couleur de peau.
Quand j’étais plus jeune, j’ai moi aussi été victime de racisme, mais à l’époque, les attaques étaient moins dures, ça me passait au-dessus. Il n’y avait pas les réseaux sociaux, qui pour moi développent encore plus le racisme et l’animosité envers les autres. Il faut plus de représentation pour que les petites filles noires sachent qu’elles ont leur place.
Interview : Jessie Nganga
Photographie : Alexandre Mouchet
Post-production : Joshua Peronneau