Sasha Zhoya : “Les Jeux Olympiques sont une obsession permanente.”

Au croisement d’une maîtrise ultime de la vitesse, de la puissance et de la technique, la symphonie du 110 mètres haies récompense les sprinteurs les plus complets de l’athlétisme.
Danseur, Sasha Zhoya perçoit son sport comme un art auquel il doit associer la symbiose d’un tempo parfait et d’une gestion mentale particulièrement exigeante. Sur la piste lavande d’un Stade de France crépusculaire, Sasha Zhoya s’élancera un soir d’août à la poursuite de la partition idéale vers ses rêves de gloire olympique.

Photo : Tony Raveloarison

De quoi est faite la vie de Sasha Zhoya ?

Je suis un athlète spécialisé dans le 110 m haies qui vise les Jeux Olympiques de Paris 2024. Le sport, c’est ce que j’aime le plus, ce qui me procure le plus de plaisir.

Comment t’es-tu projeté vers les Jeux Olympiques ?

Ça a bien occupé ma vie, ça c’est sûr. C’est les derniers quelques mois d’un projet olympique de 4 ans au total, alors là, c’est vraiment la dernière phase. Tout ne s’est pas déroulé exactement comme je le voulais. J’ai eu avec mon orteil, qui a traîné et pris du temps, m’empêchant parfois de faire les séances que je voulais exactement. Mais on est perfectionniste, on cherche toujours à être parfait.

À partir de quel moment ça commence à devenir une sorte d’obsession, les Jeux, si ça l’est, par rapport à comment tu vis ta vie au quotidien ?

Les Jeux Olympiques sont une obsession permanente. En tout cas pour moi, les Jeux Olympiques sont un grand rêve et une immense partie de ce qui me motive à faire mon sport. Depuis jeune, je voulais faire les Jeux. J’ai compris que c’était une obsession vers l’âge de 14 ans, quand j’ai compris que j’avais des qualités en athlétisme. C’est là où je me suis dit aussi que je n’avais pas trop envie de faire un travail de 9h à 17h. Ma seule option de sortir de ce monde-là, c’était de faire du sport.

Photo : Tony Raveloarison

C’est cet objectif qui entraîne l’obsession ?

Complètement, c’est là où je me suis dit que la seule façon de réussir dans ce que tu veux faire, c’est d’avoir ce côté obsessionnel de ça. J’aimais déjà le sport, mais ce n’est pas suffisant pour arriver au niveau que je voulais atteindre. Du coup si je voulais obtenir ce que je voulais, j’avais besoin de kiffer un max, mais d’être obsédé par ce truc.

Initialement, j’adorais le sport et j’adorais bouger. Et j’avais besoin de chercher exactement ce que j’adorais dans ce sport. Pour moi, c’était la technique et c’est comme ça que j’ai trouvé une obsession dans la technique qui pouvait m’amener au niveau que je voulais obtenir.

Qui s’exprime dans le 110 m, qu’on peut considérer comme la symbiose ultime entre la vitesse, la puissance et la technique ?

J’ai eu de la chance quand j’étais jeune, d’avoir ma mère qui a abordé la technique très tôt. Du coup, je n’avais pas trop de mauvaises habitudes que j’ai eu besoin d’enlever plus tard dans ma carrière. C’est vrai que les haies sont quelque chose de très précis. Tes foulées sont mesurées, parce que tu n’en as que 4 à faire avant chaque passage. La vitesse que tu peux avoir en grand championnat ou la vitesse que tu peux avoir dans un meeting plus petit, tout va être différent et dépend aussi de l’adrénaline que tu peux avoir.

Le 110 m haies un jeu mental. C’est pour ça que c’est plus qu’une course. Quand je parle de la technique et de cette obsession, c’est parce que c’est plus profond que juste course explosive qui se passe en 13 secondes. J’y trouve un côté artistique, qui nécessite de rester dans un tempo, dans un rythme. Tu as besoin de rester zen et de faire le maximum d’efforts en même temps. Alors, il y a plein de trucs qu’il faut mélanger. Je ne vais pas dire le, mais pour moi, c’est l’une des épreuves dans l’athlétisme qui est la plus technique. Limite, le plus technique.

Tu parlais de tempo et de rythme, qui me fait penser à Chloe Kim, snowboardeuse qui avait remporté l’or olympique en calquant son run sur Motorsport de Migos, avec des figures calquées sur le rythme de la musique. Est-ce que tu perçois tes 13 secondes de course comme une symphonie rendre parfaite ?

Oui. Déjà, elle a la chance en tant que snowboardeuse de pouvoir écouter de la musique en même temps. C’est dingue. Si nous, on pouvait faire ça, je vais faire le record du monde. Nous, on a un tempo. En tout cas, chaque hurdler a un tempo qu’il faut suivre. Ça joue tellement en course parce que si tu mets plus de vitesse et tu sors de ce tempo, tu sors de la course aussi.

Alors moi, mon tempo, c’est un, deux, trois (il mime le rythme de son tempo avec ses mains). Tout le temps, j’ai ce tempo dans ma tête. Alors, est-ce qu’il y a une musique qui va faire exactement comme le tempo ? Je ne l’ai pas encore trouvé. Mais, avant l’échauffement, jusqu’aux derniers moments où j’ai le droit d’avoir mes écouteurs, je suis toujours en train d’écouter de la musique parce que la musique me garde dans le tempo. Je vais m’échauffer en me calquant sur le rythme d’un son que j’aime bien.

J’ai des bases de danse, des entraînements de danse classique. Je suis mon propre tempo, et le tempo de mon cœur, mon BPM, va être aussi aligné avec la musique que j’écoute. À l’échauffement, je garde mon tempo assez bas, et juste avant la chambre d’appel, là, il a besoin d’augmenter. Mon rythme cardiaque va aussi augmenter. C’est ainsi qu’il est prêt pour courir. Et ça, c’est ça donne le tempo.

Comment arrive-t-on à identifier le tempo parfait ?

Ça vient de l’expérience. Personnellement, je sais exactement à quel moment j’ai sorti le tempo de ma course, qui me fait rater cette course. Je sais qu’il y a une foulé, où mon bassin n’était pas bien, ça m’a fait un petit choc et ça m’a sorti de ma course. Depuis que j’ai 12 ans, ma course est pareille. C’est le même rythme. J’étais en 7 appuis quand j’avais 12 ans. Aujourd’hui, je suis en 7 appuis. Il y a des athlètes qui ont changé de coach. Du coup, leur train de course change aussi. Je crois que je cours comme je courrais avant et que mon tempo est resté inchangé.

Photo : Tony Raveloarison

L’augmentation de la hauteur des haies au fil des catégories ne modifie pas ça ?

Non, ce n’est pas censé changer. Ça change, mais ton tempo sur le sol va rester pareil. Le temps de vol va changer. Mais normalement, l’impulsion et la réception restent pareils. Le temps en l’air changent mais ne modifie pas trop le tempo qui est rythmé par ce que tu fais au sol.

Est-ce que c’est amusant ? Est-ce que malgré la pression des JO, t’arrives à prendre du plaisir ?

Oui, et c’est pareil pour tous les athlètes. Si t’es en forme, tu kiffes. Si t’es pas en forme, tu ne vas pas kiffer. Normal, tu ne peux pas t’exprimer comme tu veux t’exprimer. Si t’es en forme, t’es à ton pic de carrière, tu t’éclates à chaque fois. Parce que tu sais que même si tu n’es pas numéro un mondial, t’es au meilleur de toi-même. Si j’ai toujours de l’énergie, ça me plaît. Le stress, ça va toujours te mettre un petit coup au mental, mais il faut pouvoir le gérer.

Des athlètes avec beaucoup d’expérience, ils vont battre tout le monde dans la gestion du stress. Ils me terminent en gestion du stress. Parce qu’ils ont cette expérience, ils ont déjà fait des grands championnats, ils ont déjà la base de se dire : “Ok, je l’ai déjà fait.” Moi, je vais être beaucoup plus stressé. Mais si je me sens plus en forme qu’eux, je vais être plus fort mentalement.

Photo : Tony Raveloarison

Comment ce stress s’exprime-t-il ? Que se passe-t-il à quelques instants d’une finale mondiale ?

Je suis stressé, oui ! Ouais, fort. Aux championnats du monde, je n’ai pas performé comme je voulais parce que j’étais trop stressé. J’avais une demi-finale qui était censée être LA demi-finale de ce championnat. Il y avait Grant Holloway, le numéro 1 mondial, le numéro 2 mondial et l’Espagnol (Enrique Llopis) qui m’a battu aux Europes.

Alors j’étais stressé. J’étais pas bien, mais je savais que j’étais en forme. La forme me boostait et cachait un peu le stress. Mais dans ma tête, je me suis dit, j’ai qu’une seule chance. J’ai besoin de faire ma meilleure course, maintenant, là. Parce que limite, je ne sais pas si je vais rentrer en finale à cause de la difficulté de cette course. Tu vois, ça, c’est déjà le mauvais mindset à avoir parce que tu te dis, bon, je vais miser tout sur une demi-finale. Et ça veut dire que si tu rentres en finale, tu n’as plus de jus pour la finale.

Photo : Tony Raveloarison

C’est exactement ça qui s’est passé. J’avais fait une bonne course. J’étais stressé, mais je savais que j’étais plus fort. J’ai tout mis sur cette course. Pam ! Et là, j’avais bu mes deux canettes de Red Bull, tous mes trucs sucrés pour avoir de l’énergie. Et lors de la deuxième course, je n’ai plus de jus. Quand je me rends compte que je n’ai plus de jus, ma forme baisse et le stress reprend le dessus.

Là, quand je fais ce départ, j’étais trop stressé, je pensais trop au départ. Je fais presque un faux départ. Je sors directement de la course. Parce qu’en fait, j’étais pas capable de, un, me convaincre que j’étais en forme, et de, deux, gérer ma compétition assez bien. J’avais tout misé sur une demi-finale. Et c’est pour ça que ça arrête.

Y-a-t-il une part de “mind games” avec les autres athlètes ?

Moi, je suis pas trop dans ça. Ça vient naturellement, sans faire exprès, parce que moi, je bouge et je vais chanter, je vais danser sur la piste. Ça peut déstabiliser les autres athlètes, mais ça n’est pas volontaire. Il y a des athlètes qui essayent de le faire. Mais si quelqu’un le fait, ça ne me dérange pas trop. Et ça arrive très, très souvent dans le sprint. Dans tous les événements de piste, il y a tout le temps des mind games.

Mais j’ai surtout des mind games avec moi-même. J’ai besoin de me convaincre dans ma tête, limite de me manipuler en me disant : « C’est toi le numéro un, c’est toi le plus fort ! ». Comme ça, je me mets dans ce mindset. En fait, c’est moi le plus chaud. Même si je ne le suis pas, si je commence à penser ainsi, ça me donne plus de chances à réussir.

Genre là, par exemple, à l’approche du prochain grand rendez-vous, où j’imagine que vous allez vous retrouver, tu vois un contre à côté de toi, tu te dis « Tu peux le taper, je peux le taper ».

Dans une période où le sport occupe entièrement ton esprit, arrives-tu à déconnecter à travers d’autres passions ?

J’ai d’autres passions et moi j’ai besoin d’avoir un truc sur le côté. Je ne peux pas faire de l’athlétisme tout le temps. Sport, sport, sport, sport, sport. Je ne suis pas comme ça. Je n’ai jamais été comme ça. J’adore le sport parce que je suis quelqu’un d’hyperactif. Alors j’ai besoin de bouger, mais j’ai autant d’euphorie quand je cours que quand je danse. C’est un mouvement de mon corps, je suis en train de faire un truc physique. Ça me donne les mêmes sensations. Et je ne pourrais pas faire seulement de la danse ou seulement de l’athlé, je ne peux pas faire qu’un truc. Je suis presque un décathlète dans ma tête. J’ai besoin de faire, de toucher dans plein de trucs. En dehors du sport, je fais de la musique, je mixe, je fais des prods, de l’art.

Dans ma vie, je veux toucher à tout pour pouvoir me dire que j’ai testé. Et quand j’ai une idée, j’aime aller au bout. Si j’ai envie de tirer à l’arc, je vais me débrouiller pour aller tirer à l’arc ce soir. Tu vois, j’ai toujours besoin de faire quelque chose. Et je pense que si je ne faisais que de l’athlétisme, je ferais un « burn out », une dépression.

Les Jeux Olympiques vont représenter une partie colossale de ta carrière. Est-ce que tu prépares à la gestion de l’après-JO ?

Je suis conscient que, même si je gagne la médaille d’or, je ne vais pas me dire que ma carrière est réussie. Même si une victoire aux Jeux est l’apothéose, je sais que je ne vais pas être en mode : « Écoute, je suis maintenant chill ». Par contre, je suis très conscient que les gens autour ne savent pas où j’en suis exactement dans ma carrière. Moi, si je fais une médaille aux Jeux, ça sera une dinguerie. Si je fais une médaille d’or, ça serait un miracle. Honnêtement, ça serait un miracle.

Je suis toujours un espoir. C’est ma troisième année avec des haies de 1,06m, normalement ce n’est pas censé se passer. Mon équipe et moi sommes au courant de ça. Le public français, le public international, ils ne sont pas au courant de tout ça. Et eux, ils attendent une médaille de tous les Français.

Maintenant, quand il y a beaucoup d’attente sur un athlète, comme il y a beaucoup d’attente sur moi pour aller chercher cette médaille, je ne sais pas quelles seront les critiques si je n’y arrive pas.

Je suis conscient que ça ne va pas être top. Je les lis quand même parce que ça me donne de la motivation. J’ai l’habitude de changer les trucs négatifs et de mettre ça en positif. Alors ça peut me booster. Mais après, si ça ne se passe extrêmement pas bien, là il y a du vrai, vrai backlash, je ne suis pas prêt pour ça. Et là c’est quelque chose qu’il faudrait se préparer.

Moi je ne veux pas me préparer pour ne pas réussir. Mais il faut quand même être prêt que si ça ne se passe pas bien, mais il faut quand même être prêt que ça peut partir dans les deux côtés. Il faut être conscient de ça.

Et tu l’es ?

Moi je suis conscient. Ça fait depuis 2020 que j’en suis conscient. Dès que je suis devenu un athlète français, tout le monde s’est réjoui quand je faisais des performances, mais s’il y a un petit peu moins de performance, ça tire. Mais là je me dis, si je fais une dinguerie et que ça ne se passe vraiment pas bien, c’est ça pour quoi je dois me préparer. Et j’imagine que je ne suis pas le seul athlète qui est en train de penser à ça.

En ne considérant pas Paris 2024 comme une fin en soit, tu te mets dans les dispositions de toujours avoir une motivation ?

J’aurais tout le temps cette motivation pour continuer. Ma carrière commence presque réellement l’année prochaine. Parce que je deviens senior. Là je suis toujours en catégorie U23. Au États-Unis, je suis normalement toujours en train de faire les championnats universitaires (NCAA).

Que considérera-tu comme une carrière réussie ?

Je pense que peu importe ce que je fais dans ma carrière, je vais en être content parce que c’est déjà plus que j’aurais pu imaginer. Quand j’étais jeune, je voulais être sur le circuit, je voulais aller au Jeux Olympiques. En faisant les JO, j’ai coché la base de mes objectifs. Alors je peux être content. Après, on veut toujours plus. Une médaille olympique pour tous les sportifs, c’est ce qu’il y a de mieux.

Alors si je peux obtenir une médaille olympique, je suis refait. Je peux en faire 5, 7 avec des records du monde aussi, je serai encore plus heureux. Mais tu vois, la médaille olympique pour moi c’est le truc dont j’ai vraiment besoin pour valider ma carrière.

Quant aux Jeux Olympiques, où tu représentera la France, est-ce que le fait qu’ils soient à Paris a influencé ton choix ?

Oui, une partie importante de mon choix est liée au fait d’avoir les Jeux en France, à Paris. Des JO à la maison, c’est quelque chose d’incroyable. Le public et tout ça, c’est une expérience incroyable.

Mais c’est aussi très fortement lié à ma mère. Même si elle a vécu en Australie, elle est très Française et j’étais très proche de ma famille française. Je savais que ça allait leur faire très plaisir. Tu vois, si le petit cousin ou le petit-fils allait courir pour le drapeau de la famille.