Liesel Fritsch / Léa Esmaili

Theodora, emprunter au bouyon pour mieux l’exporter

Tiakola, Gazo ou Niska… Voici quelques exemples d’artistes dont les morceaux se classent derrière “KONGOLESE SOUS BBL”, le titre de Théodora, 9ᵉ au Top Spotify France. Du jamais vu pour un morceau de bouyon. Cette musique, purement caribéenne et née sur l’île de la Dominique, est très appréciée par les Guadeloupéens, qui y ont apporté leur propre touche. Elle n’est cependant pas nouvelle. Alors que les Caribéens et les Antillais produisent du bouyon depuis des années sans éveiller beaucoup d’intérêt en France, le morceau de Theodora, lui, cartonne, suscitant la colère de certains.

C’est notamment du côté du public plus connaisseur de bouyon, souvent antillais, que vient cette colère. Et comment lui en vouloir ? Alors que “KONGOLESE SOUS BBL” a fait son entrée en playlist sur Skyrock récemment, les artistes guadeloupéens et martiniquais dont les morceaux tournent dans les soirées parisiennes, sont très peu identifiés en France. À titre d’exemple, on peut citer les HollyG, trio de Guadeloupéennes nommé dans la catégorie “Best new International Artist” au BET Awards en 2024. Leurs deux plus gros morceaux,  “Bandit” et “Je l’ai vu”, cumulent respectivement 10 et 11 millions de vues sur YouTube. 

Que ce soit dans le bouyon, le shatta, le zouk ou les autres musiques caribéennes, la liste des artistes antillais qui ont offert des hits à leur public sans exposition médiatique en France est longue ; de Kassav à l’époque à Gamma dernièrement avec le morceau “Santorini”. Cette ignorance traduit le mépris teinté de racisme d’une France qui peine à reconnaître les artistes de Guadeloupe ou de Martinique comme étant français.

Sur ces îles, en plus de l’ignorance de l’hexagone, on subit aussi le manque de moyens et d’infrastructures pour diffuser sa musique. Il a fallu attendre 2021, sous l’impulsion de Kalash notamment, pour enfin avoir accès à des plateformes de streaming telles que Spotify, essentielles au rayonnement et à la rémunération des artistes. Légitime, c’est pourtant vers la mauvaise personne que se tourne la colère des Antillais : loin de s’approprier le bouyon et les musiques caribéennes, c’est plutôt un hommage qu’a voulu leur rendre Théodora. 

“J’ai fait un son bouyon parce que j’aime les musiques afro-caribéennes, à aucun moment je n’ai eu la prétention de dire que j’ai créé quelque chose d’inexistant. (…) La problématique, elle vient (…) des radios, des médias, des plateformes auxquelles les Caribéens n’ont pas accès. (…) Cette inaccessibilité, elle résulte aussi d’un racisme envers les gens d’Outre-Mer. Merci aux Dominiquais pour la création du bouyon, merci aux Caraïbes et aux DROM-COM pour me l’avoir fait découvrir et grosse force à tout le monde.”

Théodora via X

Comme les rappeurs français reprennent la drill UK, comme Aya Nakamura reprend le zouk, les artistes affiliés au rap ou à la pop urbaine reprennent aussi les codes du bouyon (ou du shatta) pour créer un son nouveau. Le résultat, c’est une musique hybride dans laquelle les codes du rap rendent le bouyon accessible au public hexagonal. 

“LE TERRAIN” et ses accords planants chez TH, l’EP “#newbouyon” de Ricky Bishop aux allures “playboi cartiesques”, ou encore le single “Chanel Coco” d’Héloïm… Comme Theodora, de nouveaux artistes affiliés au milieu du rap, non-antillais ou issus de la diaspora antillaise mais peu identifiés sur les scènes locales en Martinique et en Guadeloupe, s’essaient au bouyon.

“Aujourd’hui, je mixe en France dans des soirées shatta ou bouyon. Il y a 10 ans, on me demandait de ne jouer que du hip-hop et pas mes morceaux de “timals”. Qu’on aime ou pas, ces artistes-là ont les couilles de se challenger sur nos musiques, ça contribue à habituer le public à notre son et à nous ouvrir des portes. Par contre, quand ils font nos musiques, il faut rendre à César ce qui lui appartient et nous appeler, à l’image de ce que Damso a fait sur “Alpha” en invitant Kalash et Mikado à la prod.”

Dj KilleZ, DJ officiel de Kalash et producteur martiniquais

Et Damso n’est pas le seul. Sur Bad Boy Love Story, mixtape dont est extrait le titre “KONGOLESE SOUS BBL”, Theodora fait preuve d’un éclectisme presque déroutant en allant chercher des sonorités variées, de l’amapiano à la variété française. Mais la chanteuse semble aussi être très inspirée par les Caraïbes puisqu’en plus du bouyon, on retrouve du zouk (“#IL”) et du shatta (“BIG BOSS LADY”) sur son projet. Et pour l’accompagner sur les basses grésillantes de “BIG BOSS LADY”, c’est Jahlys, chanteuse de shatta martiniquaise, que la Boss Lady a choisie pour l’accompagner. Une preuve supplémentaire du respect que porte la jeune artiste à la communauté et aux artistes des Antilles.

À l’image de “KONGOLESE SOUS BBL” ou du titre “Alpha” de Kalash et Damso (6ème au Top 50 France de Spotify), le shatta, le bouyon et les autres musiques caribéennes commencent doucement à prendre de l’ampleur et récolter le succès qu’ils méritent auprès du public de France Hexagonale. Et les artistes comme Théodora, loin de les desservir, contribuent à leur expansion à leur façon.